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SIDIC Periodical XXIII - 1990/3
25 ans de Nostra Aetate: Peuples de l’Alliance (Pages 18 - 23)

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L'alliance juive garde sa validité: une perspective chrétienne
John McDade

 

Lors de sa rencontre avec la communauté juive à Mayence, le Pape Jean-Paul Il a parlé du "peuple de Dieu de l'Ancienne Alliance qui n'a jamais été révoquée". Par ces paroles, la plus haute autorité catholique reconnaissait simplement que Dieu ne cesse d'accorder son amour au peuple juif et que ce dernier, par suite de sa fidélité, se trouve sur une voie de salut, "car les dons et l'appel de Dieu sont irrévocables" (Rm 11, 29).

L'affirmation du Pape n'est accompagnée d'aucune de ces réserves dont s'assortit si souvent la définition chrétienne de l'identité religieuse des juifs. Elle ne suggère nullement l'idée que le judàisme serait, pour le christianisme, comme une "préhistoire" à laquelle se serait substituée la plénitude chrétienne; nulle fausse opposition entre l'alliance du Sinaï et l'alliance établie dans la mort de Jésus: selon le christianisme, il n'y a pas dans la mort du Christ une substitution de l'alliance du Sinaï, mais son extension aux Gentils; nulle tentative non plus de démontrer, en reprenant l'idée paulinienne de deux "revendications concurrentes", que la pratique de la loi ne peut justifier le juif fidèle. Les mots du Saint Père sont prononcés non en esprit de compétition, mais dans une humble reconnaissance qu'il existe une réciprocité entre juifs et chrétiens dans l'accueil fait à l'amour de Dieu. La théologie chrétienne peut-elle donner tout son poids à cette réciprocité sans saper à la base les affirmations qui lui sont traditionnelles? Peut-elle reconnaître que le judaïsme est encore actuellement un foyer de révélation divine voulu par Dieu, qui n'a pas perdu sa validité du fait de la venue de Jésus, et qui ne peut intégralement être absorbé dans la réalité chrétienne? A cette question, les paroles du Pape Jean-Paul nous invitent à répondre de manière positive.

Un problème pour la théologie chrétienne

Il ne s'agit pas d'une chose facile: Pheme Perkins écrit: "Même si les exégètes et l'enseignement officiel de l'Eglise ont souvent reconnu la nécessité d'une compréhension du judaïsme renouvelée, positive, l'ampleur de cette tâche n'a été qu'a peine reconnue" 1. P. PerNns attire l'attention sur le conflit qui pourrait surgir entre une théologie chrétienne d'une part qui, par-delà les polémiques, serait revenue à une appréciation positive du judaïsme en tant que voie de salut voulue de Dieu et, d'autre part, les courants de la tradition chrétienne qui présentent la mort du Christ comme l'unique médiation du salut divin. Cette dernière tendance est déjà inscrite dans le Nouveau Testament:

Les conséquences ecclésiales de la théorie d'un rachat cosmique parla croix, telle qu'elle estprésentée en Colossiens et Ephésiens, rend difficile d'imaginer une histoire du salut qui ne finisse pas avec la mort et l'exaltation de Jésus dans les cieux. Pour Colossiens et Ephésiens, le règne du Christ glorifié se manifeste à travers l'Eglise. Selon une telle ecclésiologie, il n'existe aucune initiative authentique de salut autre que celle offerte par la médiation de I' Eglise. Si les chrétiens entrent en dialogue avec le judaïsme avec une telle vue des choses, il est à présumer que la place du judaïsme sera déterminée du point de vue chrétien: on ne laissera pas aux juifs la possibilité de nous parler de la puissance salviftque de leur élection messianique dans la souffrance; on ne leur laissera pas nous dire que nous avons été de mauvais tenanciers de la vigne, brûlant du désir de supprimer les enfants chéris de Dieu" 2.

P. Perkins a raison d'attirer l'attention sur cette vision des choses selon laquelle la victoire salvitique du Christ aboutit à une présentation du salut totalement centrée sur Eglise; une perspective sotériologique et ecclésiale aussi rigide n'exige en effet nullement que les chrétiens s'intéressent à ce que signifie la permanence de la toi juive 3. Une telle vision présuppose l'idée que la relation de Dieu au monde créé est maintenant illuminée par l'expérience qu'a fait l'Eglise du salut de Dieu à travers le Christ et que, par conséquent, une foi juive qui ne reconnaft pas la signification de Jésus est radicalement incapable de porter un témoignage fidèle à l'amour de Dieu. Si l'Eglise est maintenant le signe d'une vie rachetée, le foyer permettant à l'humanité d'entrer dans une vie toute imprégnée de la grâce divine, quelle nécessité avons-nous de nous demander si une quelconque médiation, autre que la médiation chrétienne, peut être valide aux yeux de Dieu? En ce cas, le particularisme de l'élection d'Israël a fait place à un autre particularisme, celui de l'Eglise et de sa mission, et l'Israël fidèle a été substitué.

Hors de l'Eglise, un salut?

Cette perspective ecclésio-centrique a cependant toujours été soumise à des règles qui sont toutes trop fréquemment et commodément oubliées. La tentative la plus connue, de la part de certains chrétiens, de restreindre la portée du salut divin à la seule Eglise se résume dans la formule: Extra ecclesiam nulla salus ("Hors de l'Eglise, pas de salut"), une formule considérée à certaines époques comme le véritable enseignement catholique, 4 et excluant délibérément la possibilité d'une authentique initiative de salut en dehors des truites de l'Eglise chrétienne (et peut-être même catholique 8. Cette formule a cependant été adoptée avec certaines réserves: si les chrétiens peuvent affirmer positivement qu'ils savent, dans la foi, que M salut est offert dans l'Eglise, ils ne sont pas en mesure d'affirmer négativement par contre que la communauté ecclésiale est le seul lieu où s'exerce l'action salvifique de Dieu. La miséricorde de Dieu ne peutétre restreinte par un diktatecclésiastique5, et il est hors de portée de notre intellect de pouvoir dire positivement qu'une voie de salut, suivie avec une conscience intègre et responsable, n'est pas sous la mouvance de Dieu. Une théologie perdant le sens du mystère de Dieu et se croyant capable de contrôler ce que Dieu peut ou ne peut faire, aurait perdu aussi le sens que nous avons à respecter et non à imposer le mode d'action divin.

L'exclusivisme de l'Eglise en matière de salut tendra toujours à être modifié par l'attention que celle-ci porte à la sphère plus large de la grâce qui s'étend à toute l'humanité. Il s'agit là, pour la théologie chrétienne, d'un principe applicable à tous ceux qui sont en dehors de la communauté chrétienne, mais les chrétiens ont de bonnes raisons de l'affirmer encore plus fortement en ce qui concerne la foi et la vie juives en tant que voie effective de salut, tenant une place unique dans le projet divin. Il me semble que ce serait un enrichissement pour la théologie chrétienne, et qui ne léserait en rien ses droits propres, de reconnatre que la foi juive est un toyerdistinct d'action divine qui, dans l'état actuel de notre histoire, ne peut être simplement intégré dans l'identité chrétienne (Am 11, 28). L'idée que "après le Christ, plus rien ne reste à un judaïsme impénitent" est une dangereuse restriction de l'action de Dieu; c'est aussi un jugement injuste, qui ignore le refus onuloureux de Paul d'écarter le "mystère" de la foi d'Israël, de sa réflexion chrétienne sur la dialectique de l'histoire.

Mais peut-on affirmer que l'expérience juive représente "un foyer distinct et une source de la révélation" sans entrer en conflit avec l'enseignement traditionnel de l'Eglise sur le rôle salvifique et la place unique de Jésus? Une théologie chrétienne du genre de celle décrite par P. Perkins, dont l'idée dominante est celle du salut obtenu grâce à la mort de Jésus et à l'entrée dans la communauté chrétienne, trouverait certainement là des difficultés: une perspective aussi étroite fait dépendre le salut du monde de la foi en l'efficacité salvifique de la mort de Jésus, et ne laisse nulle place à d'autres médiations de grâce et de salut; mais le fait que les chrétiens croient que, en la personne de Jésus, la révélation de l'amour de Dieu pour sa création a atteint son point culminant n'exclut nullement la possibilité d'autres médiations de l'amour divin dans l'histoire. La théologie chrétienne reconnaît que M Dieu "sauveur' est aussi le Dieu "créateur': le Dieu dont l'amour nous est connu en Jésus exerce son action dans toutes les dimensions de l'existence créée (depuis la Genèse jusqu'à l'Apocalypse). Au long de cette histoire, il y a des moments particuliers où la nature de cet amour divin devient plus intense, plus lumineuse. En reconnaissant la sainteté des Ecritures juives, les chrétiens reconnaissent que l'histoire passée, présente et future des relatons d'Israël avec Dieu doit être considérée comme un tel moment.

Ecritures juives et foi chrétienne

L'une des décisions les plus simples, mais aussi les plus significatives, de l'Eglise primitive a été de conserver les Ecritures juives en tant qu'Ecritures susceptibles de parler encore à une Eglise constituée en grande partie de Gentils. C'était reconnatre que la foi et l'expérience juives inscrites dans ces Ecritures avaient valeur d'inspiration pourdes communautés maintenant séparées de la vie juive. Le refus marcioniste de reconnatre un sens à la foi juive—refus qui tend à se manifester périodiquementdans l'histoire chrétienne—a été condamnépar l'Eglise primitive, qui a reconnu dans les Ecritures juives une source de révélation qui n'est pas "co-extensive" à l'expérience chrétienne.

Prendre position contre Marcion, c'était reconnaître que la révélation passe dans des expériences qui, non seulement ne proviennent pas de la communauté chrétienne, mais qui de plus contribuent à nourrir et à instruire l'Eglise chrétienne. L'une des représentations les plus intéressantes de celle identité de l'Eglise, et qui donne à cette réalité toute son importance, se trouve dans l'église de Sainte Sabine, à Rome: une mosaique du cinquième siècle y représente deux femmes d'âge mûr, l'une étant Vecclesia ex circumcisione, et l'autre recalesia ex gentibus (représentation qu'on peut mettre en contraste avec certaines oeuvres médiévales opposant "Daine Eglise" à une "aveugle Synagogue"). Lorsque l'Eglise des nations prit de l'extension, on ressentit, et l'on ressent encore, le besoin de reconnaltre que l'expérience de foi du judaïsme nourrit l'Eglise, tandis que l'on ne peut par contre reconnare, du côté juif, une dépendance similaire de l'expérience chrétienne.

Action salvifique de Dieu en ce "temps de l'Eglise et de la Synagogue"

Même s'il ne faut pas minimiser l'action salvifique de Dieu dans l'économie chrétienne, celle-ci est liée à un foyer distinct de l'action divine, qui a pour centre la vie et la foi juives dont la sève irrigue l'Eglise: c'est une relation asymétrique, comme le suggère l'image paulinienne d'une greffe pratiquée sur l'olivier. Ce foyer est toujours la source d'une vie qui est sous la mouvance de Dieu, car Celui-ci ne reprend jamais ses dons, et Il a choisi ce peuple pour continuer d'accomplir son dessein en "ce temps de l'Eglise et de la Synagogue.

La théologie chrétienne doit reconnaître que Dieu désire la continuité de la foi juive pour l'accomplissement de ses desseins, cela même en ces temps que nous désignons, non sans suffisance, comme "les siècles chrétiens". Le temps de l'Eglise est aussi "le temps de la Synagogue', dans lequel la fidélité des juifs à leur Dieu persiste en même temps qu'appartit la communauté chrétienne et, bien souvent, face au péché et d'Infidélité des chrétiens. Ceux qui rendent alors témoignage à Dieu ne sont pas ceux dont les violences anti-juives ne cessent de se répéter, mais bien plutôt ceux dont la fidélité attire la haine des antisémites. Les chrétiens n'ont pas, et ne peuvent avoir, le monopole de la rectitude de jugement et d'action, ni non plus le monopole de l'assistance divine en cette période qui nous est commune, celle "de l'Eglise et de la Synagogue".

L'Eglise est appelée à reconnaître —et cela exige qu'elle ait l'humilité de le faire—que l'élection de ce peuple par Dieu n'est pas révolue: le sens de l'expérience juive ne peut être limité, tel un fossile, à celui de "préhistoire chrétienne". Le fait que les Ecritures juives continuent à être lues au cours des célébrations liturgiques chrétiennes est bien l'affirmation de ce qu'elles sont destinées par Dieu à être source de foi pour la communauté chrétienne; et bien plus, les Ecritures juives invitent aussi la communauté chrétienne à reconnaître que la foi et l'expérience juives traditionnelles ne sont pas une réalité révolue, mais qu'il s'agit là d'une religion toujours voulue de Dieu et ne cessant d'être sous sa mouvance.

Bénédiction divine sur le monde

La théologie chrétienne atoujours reconnu, même si elle a eu de la peine à donner à ce fait toute son importance, qu'il existe une bénédiction divine dans les rapports de Dieu avec l'ensemble de l'ordre créé, bénédiction non moins importante que celles qui nous sont acquises en Jésus. Les apologistes chrétiens du deuxième siècle, par exemple, ont utilisé la notion stotienne de "logos" pour mettre la philosophie grecque en relation avec la vérité chrétienne et pour lier l'ordre de la création à celui du salut. Il est intéressant de remarquer que leur vision optimiste de la sagesse païenne s'accompagnait d'une appréciation négativede la religion juive: il leur était idéo logiquement plus facile de reconnaître l'inspiration de Dieu dans la philosophie grecque que de considérer la persistance de la foi juive comme sous la mouvance de Dieu.

Dans l'une des réflexions les plus récentes sur le thème de la présence de Dieu à sa création, Karl Rahner parle de deux modes inséparables de communication divine: la présence "transcendantale" de Dieu, en tant que "mystère sacré", au monde entier, et l'événement "catégoriel" (categoncaô de l'amour divin en la personne de Jésus 6. Le premier est un mode concomitant et inséparable de l'action divine ("l'Esprit") qui s'étend au-delà du caractère particulier de Jésus de Nazareth, incorporant dans l'amour de Dieu tout l'ordre du créé. Il s'agit d'une présence dynamique de Dieu qui façonne, conditionne le monde, et qui l'attire à Lui. Pour les chrétiens, l'action de Dieu en Jésus se trouve liée à une présence plus "universelle": De cette manière, la tendance à tout concentreren Jésus—christocentrisme à mettre en rapport avec ce que j'ai appelé une présentation du salut centrée sur l'Eglise—est contrebalancée par une autre notion, celle de la présence de l'Esprit de Dieu, qui est créatrice et soutient l'univers.

Nous pouvons alors dire que, dans le contexte de l'action de l'Esprit sur la création, et en tant qu'échantillon particulier de l'oeuvre de l'Esprit, le peuple d'Israël a un statut unique comme peuple choisi, car dans son expérience de foi se trouve incarnée "aux yeux de toutes les nations" la marque de l'amour divin. Les chrétiens peuvent donc reconnaître que ce qui se vit dans la religion juive est une réponse, voulue et permise par Dieu, le Dieu de la révélation. Il serait ainsi possible de reconnaître que la religion juive a gardé toute sa signification, non en tant qu'expression (articulation) incomplète de la révélation divine, mais comme foyer distinct par où l'amour de Dieu se fait connaître.

Au cours d'un interview, en 1974, Rahner était interrogé sur ce qui est "le concept fondamental et essentiel" de la théologie chrétienne. Fait significatif, sa réponse ne fut ni l'Incarnation ni la sotériologie (ni le "christocentrisme", ni la rédemption par la mort de Jésus), mais "la divinisation du monde par l'Esprit de Dieu", dont l'incarnation et la rédemption se présentent comme des "moments internes".7 Cette réponse, qui fait de la doctrine de la création la clé de voûte de la théologie chrétienne, permet aux chrétiens de reconnaître des cas de révélation divine se manifestant en dehors de l'économie particulière qu'est la vie ecclésiale. Il me semble que l'alliance du Sina", le don de la Torah et les pratiques de la religion juive devraient être reconnus de bon coeur par les chrétiens comme l'un de ces "moments internes" intensifiant, au cours de l'histoire du monde, l'action de l'Esprit divin. A mon avis, rien dans l'enseignement de Jésus ne s'oppose à une telle conception, maison peul remarquer que le Nouveau Testament—particulièrement si l'on pense aux deux pôles que représentent, d'une part l'Evangile de Matthieu et, d'autre part, l'Epitre aux Hébreux—a de la peine à donner une image exacte de ce que turent les relations de Jésus avec le milieu religieux dans lequel il a exercé sa mission.

Judaïsme et Christianisme: continuité et discontinuité

Les manières diverses dont on présente Jésus et la Torah dans les textes du Nouveau Testament sont déjà le signe de la difficulté qu'auront toutes les générations suivantes à maintenir cette dialectique de continuité et de discontinuité entre christianisme et judaïsme. La variété des formules employées souvent pour décrire la relation de Jésus à la religion juive ("accomplissement", "transformation", "nouvelle vision", "mutation décisive", "intensification","discontinuité radicale", "rénovation prophétique") prouve bien qu'il n'existe aucune formule exhaustive, tenant compte de tous les aspects. Je préfère la manière dialectique dont John Barton décrit la relation de Jésus à la religion de son peuple: il parle d'une "réaffirmation transformant ce qu'elle réaffirme, d'une transformation qui respecte ce qui est transformé" 8. Par cette formule, il décrit la difficulté plus qu'il ne résout la question des relations entre ces moments essentiels de l'action divine.

Dieu engage toujours les êtres humains avec toute leur liberté et dans les limites de leur contexte historique, et les réponses qu'il reçoit sont complexes et variées: il en résulte diverses interprétations du mystère divin, avec une variété de croyances et de pratiques qu'il n'est guère facile d'harmoniser. Mais ces moments essentiels que Rahner appelle les "moments internes" de l'action de Dieu se trouvent séparés et en état de conflit lorsqu'ils sont rétractés dans l'histoire humaine. La communauté juive et l'Eglise chrétienne naissante ont donné une interprétation fondamentale de la relation qui existe entre ces deux moments, une certaine manière de la comprendre. Ce taisant, les communautés définissaient leurs principes religieux en fonction de latradition ancestrale et aussi de la situation nouvelle où elles se trouvaient. Ces deux communautés s'étant rapidement consolidées, certaines oppositions normatives furent reconnues qui les figèrent toutes deux dans la méfiance mutuelle. De cette époque datent deux attitudes caractéristiques: celle du judaïsme se définissant en opposition ace qu'il considère comme un "révisionnisme" chrétien, et celle du christianisme ne reconnaissant au judaïsme qu'un rôle préparatoire, celui d'une "pré-histoire" chrétienne.

Nous ne pouvons développer ce point ici, mais il faut reconnaître que les explications données aux deux parties opposées ne sont jamais pures, jamais de simples questions de "vérité théologique": elles sont toujours soumises à des contraintes sociales et culturelles, et elles manifestent ce que Wayne Meeks appelle le "renforcement harmonique" entre l'expérience sociale et l'affirmation théologique9. Paul Ricoeur faisait remarquer qu'il est impossible d'identifier de manière absolue ce que l'on peut considérer comme le "mal" dans le monde, tant ce dernier est imprégné de méchanceté humaine. II est, de même impossible de dégager l'antagonisme entre juifs et chrétiens né de prises de positions théologiques, de l'amertume des conflits qui ont marqué leur époque. Ce qui est tragique, c'est que les deux communautés, dans leurs divergences et leur soufi de se définir elles-mêmes, avaient plus tendance à se considérer comme des concurrentes, héritières d'une même histoire, que comme engagées ensemble par la révélation divine, chacune persistait à y jouer son rôle.

Mais même marquée perdes conflits, notre histoire commune ne se déroule pas hors de la présence de Dieu. L'action de l'Esprit, suscitant au coeur de l'humanité une réponse (divinement inspirée) à l'amour de Dieu, accompagne le monde dans la complexité et la dialectique de son histoire: "Nous le savons, toute la création jusqu'à ce jour gémit en travail d'enfantement. L'Esprit lui-même intercède pour nous en des gémissements ineffables" (Rm 8, 22-26). Dans le cadre de l'histoire particulière de l'action de Dieu s'exerçant par l'entremise d'Israël, le caractère dialectique de l'action divine n'est nulle part plus mystérieux que dans ce que Paul appelle "l'endurcissement" d'une partie d'Israël (Rm 11, 25). Il est permis aux chrétiens de penser que, au long de cette histoire dialectique et de ce cheminement douloureux, l'Esprit de Dieu est à l'oeuvre en chacune de nos communautés, juive et chrétienne, jusqu'au moment où nous serons tous accueillis dans la plénitude de la miséricorde divine (Rm 11, 32).

Respecter l'action de Dieu

Reconnaître la religion juive comme une voie de salut ne signifie nullement que l'on minimise le rôle de Jésus: c'est au contraire, pour la théologie chrétienne, une manière de discemer les traits spécifiques de l'action divine qu'il lui faut respecter. Pour parler en termes de théologie chrétienne trinitaire, disons que l'oeuvre de l'Esprit n'est pas moins importante que celle du Fils—elle est simplement plus facile à oublier. La tentation existe, dans certains systèmes de pensée religieux, de vouloir tronquer ou restreindre la portée de l'action divine.

Dans le meilleur des cas, (il s'agit là d'une restriction importante) l'attitude distinctive d'un christianisme catholique sera de se réjouir de la complexité et de la plénitude qu'il contemple dans la révélation de Dieu, et de résister à la tentation de limiter ou de rétrécir la portée du salut divin. Dans cet esprit, il tentera toujours de maintenir plous les éléments constitutifs de la révélation et se gardera de réduire celle-ci à un modèle simplifié, car la diversité des aspects, dans leur unité, est voulue par Dieu en vue de son dessein.

Cette "unité" voulue par Dieu (ces diverses manières dont Dieu prodigue son amour, avec des foyers de lumière distincts) est très différente d'une unité conçue par des systèmes de pensée tout humains, tentant de situer ou de "contenir le mystère dans un cadre d'ensemble. Dans le meilleur des cas, la théologie chrétienne respecte les diverses dimensions du mystère, qu'elle peut contempler, mais non point maff riser. Elle tente de révérer le mystère de l'amour de Dieu, avec la conviction que tous les aspects historiques sous lequel il se présente, quelque divergents qu'ils puissent paraître à certaines époques, ne peuvent être mis en opposition, comme s'ils s'excluaient mutuellement.

Aussi, la théologie chrétienne doit-elle approfondir cette conviction que, si l'action de Dieu est évidente dans la vie de l'Eglise, il existe un autre foyer de celle action dans la réalité juive qui a gardé, jusqu'à nos jours, ses traits et son autonomie propres. La manière actuelle dont nous comprenons la révélation, en ce "temps de l'Eglise et de la Synagogue, exige des chrétiens qu'ils reconnaissent un foyer et une source distincts de la révélation dans la religion juive, qui demeure une composante indispensable à l'action divine, mais dont la relation finale à la vie chrétienne reste cachée à nos yeux (Rm 11, 12).

Le catholicisme, lorsqu'il manifeste envers l'action divine le respect qui lui est dü, choisit toujours ce que Aloys Grillmeier appelle la lectio difficiliorlo, l'interprétation de la vérité divine qui est plus difficile, car c'est seulement ainsi que le mystère de la révélation divine peut être respecté et que l'on évite les systèmes simplificateurs. On pourrait citer ici les paroles de John Henry Newman:

Tout ce qui est grand refuse de se laisser réduire à des lois humaines et d'être rendu consistant avec soi-même sous tous ses aspects. Oui saura réconcilier entre eux les divers attributs du Dieu infini? et, tel est Dieu, telles sont aussi Ses oeuvres dans leurs ordres divers"11.

D'un point de vue chrétien, je pourrais considérer la double trajectoire de l'action divine, dans l'expérience de foi des juifs et dans celle des chrétiens, comme des "oeuvres de Dieu", aspects constitutifs essentiels de la révélation du Dieu vivant. La liste de privilèges des juifs énumérés par Paul: "A eux appartiennent l'adoption filiale, la gloire, les alliances, le don de la Loi, le culte, les promesses" (Rm 9, 4) n'est pas périmée, et ces privilèges devraient être reconnus de bon coeur par les chrétiens.

Progressivement, les consciences chrétiennes sont davantage portées à reconnaître dans la religion juive actuelle (qui tient sa validité de l'alliance du Sinai et du don de la Torah) un foyer de l'action divine. La pensée chrétienne devra cependant encore approfondir ce qu'impliquent les paroles de Franz Mussner:"Même après le Christ, Israël a une fonction de salut importante et universelle dans le monde" 12. Les paroles prononcées par Jean-Paul Il à Mayence et reprises dans les Notes vaticanes de 1985 invitent les chrétiens à reconnaître la religion juive comme une particularité constitutive de l'action divine dans notre monde, autre et cependant familière, ayant une signification différente pour les chrétiens et pour le reste de l'humanité; elles sont aussi une invitation à reconnaître en celle-ci un foyer important pour l'orientation du monde et le salut qui vient de Dieu.



* John McDade est un Jésuite enseignant la Théologie à Heythrop Collage (Université de Londres). Il est aussi l'Editeur de la revue The Month.
Cet article est traduit de l'anglais.

1 Pheme Perkins: "Scripture in theology", in Faithful Witness: Foundations of theology for today's Church, ed. Leo J. Donovan and T. Howland Sanks (Geoffrey Chapman, 1989) p. 129.
2 Op. cit., p: 129-30.
3 Pour une étude détaillée de l'antagonisme des chrétiens envers l'identité juive telle que ceux-ci la définissent, voir M.Simon: Verus Israel; Etudes sur
les relations entre chrétiens et juifs dans l'Empire romain (135-425), ed. de Boccard, Paris, 1964.
4 Un jésuite américain, le P. Feeney, qui récemment (en 1950) a repris et propagé une telle doctrine, a été excommunié. Dans sa forme stricte, ce n'est pas là un enseignement catholique conforme à l'orthodoxie.
5 Nous trouvons dans le Purgatoire de Dante une vision à la fois instructive et dramatique de ce mystère du salut: la première âme rencontrée par Dante dans le Pré-purgatoire est celle de Manfredi, le roi de Sicile, mort excommunié et dont le corps, après la mort, a été déterré et jeté hors de la terre chrétienne sur l'ordre du Pape. Malgré les mesures prises contre lui, il n'est pas condamné par Dieu car, dit-il à Dante:
"Mes péchés sont horribles,
mais la bonté infinie a les bras large ouverts pour recevoir quiconque retourne à elle".
Des paroles comme celles-là manifestent combien le poète avait le sens que la miséricorde divine dépasse nos limites humaines: l'Eglise peut condamner, déclarer qu'une personne n'est plus dans la barque de Pierre, mais la miséricorde de Dieu n'est pas liée par de telles décisions (Ex 33, 19). Dante nous donne un exemple contraire dans l'Interna. la première âme qu'il reconnaît comme condamnée à l'Enfer est celle du Pape-ermite, Célestin V, révéré comme un saint et même canonisé !
6 Le thème est présent dans toute l'oeuvre de Rahner. On trouve un résumé de sa pensée dans Karl Rahner: an introduction to his theology, Karl-Heinz Weger (Burns and Oates, 1980), p. 128 et suivantes.
7 P. Imhof & H. Biallowons (ed). Karl Rahner in Dialogue: Conversations and interviews 1965-1982 (Crossroad, 1986), p. 126.
8 John Berton: "Preparation in History for Christ" in The Religion of the Incarnation: Anglican Essays in Commemoration of Lux Mundi, ed. R. Morgan (Bristol Classical Press, 1989), p. 70.
9 W. Meeks: "The Man from Heaven in Johannine Sectarianism", Journal of Biblical Literature 91 (1972), p. 44-72.
10 A. Grillmeier: Christ in Christian Tradition (Mowbrays, 1975, 2 éd.), p. 555-6. La remarque de Grillmeier concerne les formulations christologiques de l'époque patristique; je vois là un trait qui devrait caractériser la théologie chrétienne.
11 J.H. Newman: Préface à la Sème édition de la Via Media (Londres 1877), p. XCIV.
12 Franz Mussner: Traité sur les Juifs, éd. du Cerf 1981, p. 91.

 

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