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SIDIC Periodical XXI - 1988/3
La Typologie et ses problèmes (Pages 12 - 18)

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L'Ancienne et la Nouvelle Alliance - Comment mettre en rapport les deux Testamentes
Carmine Di Sante

 

Pour le dialogue entre juifs et chrétiens, qui a commencé avec la Déclaration conciliaire Nostra Aetate et a été stimulé ensuite par d'autres documents importants du Saint Siège,' il y a une question très délicate du point de vue théologique et pastoral: celle de la relation entre l'Ancienne et la Nouvelle Alliance.

Les Notes pour une correcte présentation des juifs et du judaïsme dans la catéchèse et la prédication, publiées le 24 juin 1985 par la Commission vaticane pour les relations religieuses avec le judaïsme, consacrent à ce problème un chapitre entier, de 11 paragraphes. Ce chapitre (N. 2) propose de nouveau, entre autres, la lecture typologique comme mode d'interprétation des rapports entre l'Ancien et le Nouveau Testament. Il est significatif que ce soit justement le fait de reproposer cette méthode qui ait suscité, chez la plupart des juifs et chez certains chrétiens, de fortes réactions et quelque perplexité: Ces réactions étaient d'ailleurs prévues par les auteurs mêmes du texte qui font remarquer, non sans lucidité, que « la typologie suscite chez beaucoup de gens un malaise » et que « c'est là peut-être l'indice d'un problème non résolu ».

Une articulation difficile

Il est certes difficile et délicat d'articuler entre eux l'Ancien et le Nouveau Testament: difficile pour des motifs historiques, l'Eglise ayant derrière elle presque deux mille ans de préjugés antisémites; délicat, pour des motifs idéologiques surtout, parce que les deux canons, au-delà d'une ligne de profonde unité, sont toujours l'expression et la définition d'une différence, et cette dernière, comme toute différence, si elle exige d'une part respect et courage pour être reconnue et accueillie, ne peut pas d'autre part ne pas conduire à des confrontations et à des polémiques. Toute différence d'opinion conduit inévitablement à une forme d'opposition, qui n'est pas en elle-même négative, mais au contraire féconde. C'est grâce au contraste et à la confrontation des expériences et des idées, en effet, que la vérité se fraie un chemin et que les systèmes de symboles se diversifient et s'affinent.

Une situation de conflit est négative quand elle tend à mystifier l'interlocuteur, et surtout quand, du plan des idées, elle passe à celui de la personne qui exprime telle ou telle idée. La perversité de l'antijudaïsme chrétien ne consiste pas dans le fait que les chrétiens aient revendiqué leur différence face au judaïsme (univers d'ailleurs pluraliste par nature), mais dans le fait que, revendiquant une telle différence, ils aient caricaturé et déformé les « idées » juives et, ce qui est plus grave, ils aient transformé la confrontation et la polémique sur des idées en un élimination aussi bien symbolique que physique du patrimoine juif, et des juifs eux-mêmes.

Dans le climat de dialogue qui commence à s'instaurer de nos jours, depuis le tournant pris par le Concile, il est nécessaire de repenser théologiquement les rapports entre l'Ancien et le Nouveau Testament, en dehors de tout préjugé antijuif et dans le respect de la spécificité propre du christianisme. Historiquement, on peut reconnaître trois modèles, ou manières dont la communauté chrétienne a vécu sa relation à l'Ancien Testament. Nous voudrions, en ces quelques pages dont la teneur est plutôt théorique et herméneutique, tenter d'en présenter les lignes de fond afin de dégager ensuite un quatrième modèle, dont nous donnerons ici les traits généraux. Quand nous parlons de modèles, nous faisons référence à des schémas mentaux et à des grilles herméneutiques qui, même s'ils dérivent de l'observation historique, ne s'identifient pas aux données de l'histoire, dont ils se différencient et qu'ils transcendent toujours. Il s'agit en outre de la tradition chrétienne prise dans son ensemble, en faisant abstraction de périodes ou d'aspects particuliers. Nous ne nous demanderons pas comment Saint Paul conçoit le rapport à l'Ancien Testament, ni ce que disent à ce sujet les Pères de l'Eglise, ou un auteur particulier, ou une époque historique déterminée, mais nous ébaucherons quelques représentations « idéales » qui, parce qu'elles soustendent la tradition chrétienne, réapparaissent avec une certaine persistance.

LE MODELE DUALISTE: L'ELIMINATION DE L'ANCIEN TESTAMENT

Selon ce modèle, la question du rapport entre l'Ancien et le Nouveau Testament est résolue par l'élimination de l'un des deux pôles: le premier de la part des chrétiens, le second de la part des juifs.

Dans le monde chrétien, le modèle éliminant l'Ancien Testament a un nom précis, celui de l'hérétique .Marcion (85-160 apr.J.C.), théologien qui a probablement subi des influences gnostiques, surtout en ce qui concerne l'existence d'une double Divinité, celle de la bonté et de la miséricorde, et celle de la colère et de la malveillance. Selon Marcion (dont la pensée nous est parvenue grâce aux écrits des Pères, tels ceux de Tertullien, auteur de cinq livres Adversus Marcionem), l'Ancien Testament est l'expression d'un Dieu mauvais et d'un monde, également mauvais, sorti de ses mains; tandis que le Nouveau Testament est la révélation d'un Dieu bon à qui l'on peut se confier, à la différence de l'autre. Partant de ce principe, Marcion proposait non seulement d'éliminer de la lecture liturgique et des textes ecclésiastiques les écrits de l'A. T., mais aussi de « purifier » certains passages du Ni, qui, de par leur contenu et leur language, étaient trop dépendants de EA.T. Le passage utilisé comme cheval de bataille était celui de Luc 5,36-39: « Personne ne déchire une pièce d'un vêtement neuf pour la rajouter à un vieux vêtement... Personne ne met du vin nouveau dans de vieilles outres...» Marcion voyait la nouveauté des Ecritures chrétiennes comme éliminant la « vétusté » des Ecritures juives.

Bien que la théorie de Marcion ait été condamnée et officiellement rejetée, elle a laissé des marques profondes, et nombre de ses affirmations ont pénétré l'inconscient chrétien et son langage, tant catéchétique que théologique. Nous pourrions en donner de nombreux exemples...

Mais outre la catéchèse et la spiritualité, les stéréotypes de Marcion ont envahi aussi le domaine de la théologie, de la dogmatique et de l'exégèse. Dans son livre: Jésus et Israël (de 1948),2 l'historien juif Jules Isaac fait une récolte minutieuse et impressionnante de « marcionismes » dans les oeuvres de théologiens connus de ces derniers siècles. Les thèmes qu'on retrouve le plus fréquemment sont ceux du « vieux vêtement » et des « vieilles outres », thème essentiels à la théorie de Marcion: « On ne verse pas le vin généreux de l'Evangile dans les outres vieillies du judaïsme 3 «l'esprit de l'Evangile ne s'accommode pas à la longue des formes de la Loi, il la brisera nécessairement ».4

Des jugements stéréotypés de ce genre, de la part de théologiens célèbres surprennent encore davantage si on les compare à ce que pensait Nietzsche du grand texte culturel qu'est la Bible: « Dans l'Ancien Testament juif, le livre de la justice divine, il y a des hommes, des choses et des discours d'un si grand style que les littératures grecque et hindoue n'ont rien à leur opposer... Le goût pour l'A.T. est une pierre de touche pour connaître ce qui est grand et petit »5

LE MODELE ALLEGORIQUE: LA SPIRITUALISATION DE L'ANCIEN TESTAMENT

Ce n'est cependant pas le modèle « marcioniste » de l'élimination qui s'est affirmé dans l'Eglise (même s'il y est demeuré souterrain et, comme tous les courants souterrains, fécond), mais c'est celui de l'allégorisation, une méthode qui est née et s'est perfectionnée dans l'Ecole alexandrine, autour de théologiens tels que Clément et, surtout, Origène. Selon cette ligne d'interprétation, l'A.T. est reçu dans son intégralité, mais il doit être lu par les chrétiens de manière allégorique, ce qui y est noté au plan géographique, historique, institutionnel ou culturel veut signifier autre chose H allégorie » vient de allegoreuem qui signifie « aliud dicere«, dire autre chose). Cette « autre » réalité qu'évoquent les réalités matérielles de l'A.T., et à laquelle celles-ci renvoient par-delà l'intentionnalité môme des auteurs sacrés, est la réalité « spirituelle », plus élevée et plus noble que ne le sont les réalités matérielles. Ainsi, quand l'A.T. parle de la « terre», il ne s'agit pas de celle qui donne de riches moissons, mais de l'image de ce lieu céleste où Dieu comblera ses enfants de toutes sortes de biens: et si on ajoute qu'il s'agit d'une terre « promise », voilà celle-ci soustraite aux données temporelles et spatiales, et située au-delà de l'histoire. Ainsi, par exemple, quand il est question dans l'A.T. de la manne, cette nourriture dont Dieu rassasie gratuitement son peuple, on doit entendre cela non dans le sens d'un pain concret et d'une nourriture matérielle, mais comme une anticipation de la nourriture eucharistique...

C'est ce modèle allégorisant que suit généralement la méthode appelée communément, de nos jours, la « typologie ». Il est vrai que cette dernière, à la différence de la méthode allégorique, met en relief la valeur positive, « inchoative» des réalités vétérotestamentaires. Ce n'est pas la même chose, en effet, de dire que l'A.T. contient déjà en germe ce que le N.T. renfermera en plénitude que de dire du premier qu'il est une « ombre » du Nouveau. Mais, nonobstant cette différence importante, la logique de fond reste la même: serait limité et partiel par rapport au Nouveau, et peu importe pour notre propos s'il l'est en tant qu'ombre ou début de réalisation.

Les limites du modèle allégorique/typologique peuvent âtre ramenées à trois: Celui-ci, tout d'abord, encore que de manière plus subtile, procède à la même élimination que le modèle dualiste. De manière plus subtile, car l'élimination de l'A.T. se fait en ce cas en le vidant de l'intérieur, en le privant de son intentionnalité et en lui en substituant une autre; comme si un mot, dépouillé de son sens original, était utilisé pour signifier autre chose, la forme restant la même, mais la substance étant modifiée. En ce qui concerne l'A.T., l'allégorie opère un appauvrissement identique à celui du modèle dualiste, en admettant Ms réalités historico-géographiques dans leur littéralité, mais en les privant de leur intentionnalité originelle.

Le modèle allégorique est, de plus, trop conditionné par le dualisme gréco-hellénistique; ici aussi, peu importe à notre propos qu'il s'agisse du dualisme platonicien négatif ou de celui, plus nuancé et positif, de la participation à l'Etre. Aujourd'hui. plus qu'autrefois peut-être, on se rend compte de la puissance de persuasion et de diffusion d'une telle « pré-compréhension » philosophique, mais en même temps de ses limites; aussi est-ce un devoir inéluctable d'entreprendre de dégager la foi chrétienne du modèle hellénistique, dans lequel elle s'est inculturée et selon lequel elle a été interprétée.6

Enfin le modèle allégorique, en spiritualisant les réalités historico-matérielles, court le risque de situer la foi chrétienne en dehors de l'histoire, l'enfermant dans un univers privilégié, et abandonnant Ms réalités du monde à elles-mêmes: « C'est là l'origine lointaine de ce spiritualisme toujours prédominant qui a permis aux chrétiens de cohabiter avec les réalités politiques les plus atroces. tel le nazisme, La doctrine luthérienne des deux Règnes a été, en quelque sorte, l'expression formelle de la résignation des croyants devant la fatalité de l'histoire, une histoire où prédomine la loi de la violence».7

LE MODELE ANTHOLOGIQUE: L'INSTRUMENTALISATION DE L'A.T.

Il s'agit d'un modèle encore peu élaboré, mais qui se manifeste dans la pratique, avec l'intention d'éviter Ms risques des deux modèles antérieurs. Il peut consister en un usage sélectif de l'A T.. qui privilégie certaines pages considérées comme plus universellement valides, ou plus faciles à interpréter dans la ligne ch ristologique, et qui laisse de côté les pages plus complexes, plus problématiques, ou répondant moins à des requêtes actuelles. Ainsi la coutume qui s'est établie, depuis la réforme liturgique de Vatican IL d'omettre dans le prière certains versets imprécatoires des Psaumes obéit-elle à ce critère: l'A.T. est ici considéré comme une sorte d'anthologie d'où l'on extrait les passages qui semblent les plus adaptés.

Mais, dans un tel modèle, il reste encore le danger de vider ou de réduire le texte. Faire une sélection est, en effet, une forme d'élimination, sinon totale (comme dans le cas du « marcionisme») ou de l'intérieur (comme dans celui de l'allégorisation), mais du moins partielle. Un tel risque existe surtout à propos de certaines lectures, ainsi par exemple les lectures prophétiques du temps de l'Avent où une longue tradition chrétienne, solidement ancrée dans l'inconscient collectif, a vu comme une description « ante litteram » de ce que Jésus allait dire ou opérer." Il est juste,--certes, d'appliquer un texte prophétique à Jésus, mais à condition qu'on ne vide pas par là le texte de son intention première et fondamentale, qui n'est pas de prévoir la naissance et la vie de Jésus-Messie, mais plutôt d'annoncer un monde juste, conforme au dessein du Créateur. Si la communauté chrétienne rapporte au Christ certains textes prophétiques, c'est parce que, à ses yeux, ce monde de justice a commencé en lui à se réaliser.

De nos jours, à la suite des grands progrès réalisés dans le domaine des études bibliques, le respect de l'intentionnalité du texte doit demeurer pour tous un point acquis sans retour, et une réflexion qui se fonde théologiquement sur la relation entre les deux Testaments ne peut pas ne pas partir de ce principe.

LE MODELE DE L'INCARNATION: L'ANCIEN TESTAMENT COMME STRUCTURE

A travers les textes vétérotestamentaires, se fait jour peu à peu une concepion précise de la réalité (réalité vue comme alliance), à Fin-teneur de laquelle le Nou veau Testament vient s'insérer et cherche à comprendre Jésus de Nazareth, qui e vécu d'elle et pour elle jusqu'à la mort. En tant que manière de concevoir la réalité, l'A.T. se présente comme une « structure » et, de ce fait, comma une valeur permanente, au delà de l'élimination, de la spiritualisation et de I'« instrumentalisation ». Nous présenterons ici les lignes essentielles de cette structure, et nous en tirerons ensuite les conséquences pour Ms relations entre les deux Testaments.

L'affirmation du monde comme bénédiction

Le texte vétérotestamentaire présente le monde comme essentiellement positif, sortant heureux et rayonnant des mains de Dieu. Une telle conception se fonde sur les deux récits de le création. Dans le premier (celui de Genèse 1), l'auteur fait suivre la création de chacun des éléments du cosmos de la remarque: « Dieu vit que cela était bon » pov). Au regard de Dieu, regard créateur et non de simple constatation, le monde tout entier est bon: il l'est à trois niveaux: parce qu'il répond aux besoins de l'humanité (dimension fonctionnelle), parce qu'il représente en soi une image belle et achevée (dimension esthétique) et surtout parce qu'il est voulu de Dieu, signe concret de sa bienveillance.

Dans le second récit. le récit édénique de Genèse 2, nous retrouvons la même affirmation: le monde dans lequel Dieu a placé l'homme est un monde où transparait l'harmonie dans les rapports qu'il a avec lui-même (le symbole de la nudité avant la faute), avec la femme tu chair de ma chair et os de mes os »), avec la nature (« un jardin d'Eden ») et avec Dieu (qui « se promenait dans le jardin »: Gn 3,8). Ces symboles ne sont pas des images infantiles ou les productions du désir: ils sont une affirmation de la bonté ontologique du monde, s'exprimant sous forme de récit. Ils ne décrivent pas le monde tel qu'il est en fait, ni tel que le désirerait l'imagination humaine, mais tel qu'il est sorti des mains de Dieu, c'est-à-dire tel qu'il e été conçu par sa volonté créatrice. Ils présentent ainsi le monde comme le lieu du Sens, où l'on peut vivre en plénitude, où l'existence et l'essence, le réel et l'idéal se trouvent réconciliés.

Le principe de l'alliance

Ce monde resplendissant de sens ne s'offre cependant pas de manière naturelle à l'homme; il est remis à sa liberté dans l'obéissance. Le monde demeure objectivement bon lorsqu'il est accueilli et vécu selon le dessein créateur; sinon, de lieu de bénédiction il se transforme en lieu de malédiction, et de paradis en enfer. Le texte de Deutéronome 30,15-20, un des plus souvent repris et des plus paradoxaux de tout l'A.T., établit ainsi le principe d'un lien indissoluble entre l'obéissance et la bénédiction d'une part, la désobéissance et la mort de l'autre:

« Vois, je te propose aujourd'hui vie et bon-heur, mort et malheur (y. 15)... Je te prescris aujourd'hui... pour que tu vives et que tu te multiplies... (v. 16). Mais si ton coeur se dévoie et si tu n'écoutes point... (y. 17), je vous déclare aujourd'hui que vous périrez certainement... (v. 18) Je te propose la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Choisis donc la vie pour que toi et ta postérité vous viviez (v.. 19) ».

Ces versets interprètent sous forme de loi et de principe ce que le mythe de la création et de la chute exprime sous forme narrative. Les versets 15,16 et 19 reprennent et précisent la logique de Genèse 2: Le paradis demeure ce qu'il est grâce à « l'arbre de la connaissance du bien et du mal », c'est-à-dire dans les limites de l'obéissance acceptée, Le verset 17, au contraire, est l'explicitation de Genèse 3, où la transformation du paradis en enfer est présentées comme la conséquence immédiate de la désobéissance d'Adam.

Affirmer que la bonté de ce monde est suspendue à la responsabilité humaine, c'est affirmer qu'elle n'est pas un donné de fait (nécessaire ou accidentel), ni un songe illusoire (fruit de l'utopie), mais une possibilité objective, dont la concrétisation dépend de la liberté personnelle. C'est là le sens profond de la catégorie de l'alliance, à la lumière de laquelle Israël relit et bâtit son histoire, et par laquelle Dieu associe celui-ci à son projet créateur, lui garantissant en retour l'abondance des récoltes. L'Exode est, dans cette ligne, le livre le plus caractéristique, où est développée sous for-me narrative une telle logique; un livre qui, au delà des trois étapes principales (Egypte, Sinaï, Terre promise) autour desquelles il est judicieusement organisé, manifeste bien la structure rigoureuse, bilatérale et conditionnelle de l'alliance:
1) Dieu appelle Israël à obéir à la Torah (révélation du Sinaï); 2) Si Israel obéit à la Loi divine, il entrera dans la Terre promise, sinon il n'y entrera pas ou en sera dépossédé.

Cela signifie que l'alliance, plutôt que d'être un moment à l'intérieur de la création, est la condition même de cette création; et cela est conforme à l'enseignement des rabbins qui considèrent l'homme comme aussi nécessaire que Dieu au bon fonctionnement du monde: « Le judaïsme nous enseigne que, tout comme l'homme e besoin de Dieu, Dieu e besoin de l'homme pour mener à terme son projet divin... Selon les rabbins, Dieu a créé l'univers à l'état de germe, laissant à l'homme le soin de poursuivre, de prolonger cette création. Dieu a besoin de l'homme en tant que collaborateur pour établir son Règne sur la terre ».9

Mais cette affirmation de principe — que la bonté du monde dépend de celle de la subjectivité — est présentée dans le texte vétérotestamentaire comme continuellement et inéluctablement démentie. Celui-ci affirme que la subjectivité bonne n'a jamais existé et que le monde, en réalité, se trouve marqué d'un caractère négatif du fait de la désobéissance d'Adam. Dissociant son vouloir du vouloir divin, ce dernier s'aperçut qu'a il était nu », c'est-à-dire qu'il avait perdu son innocence et qu'il était devenu, dans l'histoire, un principe de mal.

L'attitude d'Israël face à la réalité peut donc se résumer dans ces trois affirmations fondamentales:
1) celle d'un monde ontologiquement bon ;
2) celle de la responsabilité personnelle;
3) et la constatation qu'il n'existe pas, dans la réalité, de subjectivité radicalement bonne, capable de vivre selon le dessein créateur.

Jésus et la structure de l'alliance

Que tait le Nouveau Testament face à cette structure de la réalité? Il l'assume intégralement, affirmant qu'un homme, Jésus de Nazareth, a vécu selon la logique de l'alliance et a, de cette manière, permis que s'instaure dans l'histoire un monde de bonté, conforme au dessein créateur, se manifestant ainsi lui-même comme l'Adam obéissant, le Messie, le u nouvel » Adam: « nouveau » en ce sens qu'il a su réaliser ce en quoi l'autre avait échoué.

Si le Nouveau Testament assume intégralement la structure de la réalité qui est celle de l'Ancien Testament, on doit parler à ce sujet, non pas d'élimination (cf. le premier modèle), ni de spiritualisation (cf. le second), ou d'instrumentalisation (cf. le troisième), mais de réelle continuité. La spécificité du N.T. doit alors être cherchée ailleurs: non dans le fait de modifier une telle structure, en lui donnant une autre dimer sion ou en la perfectionnant, mais dans le fait de vivre d'elle, en l'incarnant. Selon l'expression, si riche, de St Paul. Jésus est le « Oui » à l'Ancien Testament; il est celui qui dit « Oui » à la volonté du Père, à cette perception de la réalité qui s'exprime dans le texte vétérotestamentaire; « Toutes les promesses de Dieu ont leur Oui en lui » (2 Co 120). Et c'est à travers son « Oui » que l'humanité entière peut de nouveau dire « Oui », elle aussi: « Aussi bien est-ce par lui que nous disons l'Amen à Dieu pour sa gloire » (v. 20).

Strictement parlant donc, le Nouveau Testament n'ajoute rien à l'Ancien; il ne le modifie pas, mais l'incarne. Quand on parle d'incarnation, cependant, il faut comprendre que celle-ci ne se juxtapose pas simplement à la réalité assumée mais que, en l'assumant, elle en acquiert une meilleure connaissance. Si, en effet, dire Oui à l'amour signifie simplement l'u accueillir » en vivant de lui (et il serait absurde de parler là d'élimination ou de dépassement), c'est d'autre part seulement en l'accueillant qu'on le saisit dans toute sa vérité.

Cela revient à dire qu'entre l'A.T. et le N.T. il s'établit une nécessaire réciprocité, l'un éclairant l'autre et se laissant à son tour éclairer par lui. Vivant selon la logique de l'alliance vétérotestamentaire, le NT., tout en en vivant, contribue à la redéfinir, en en retrouvant l'intentionnalité fondamentale, au-delà des inévitables conditionnements culturels. On sait bien que la parole de Dieu nous rejoint toujours à travers les paroles humaines. Cela est vrai aussi pour cette vision de la réalité que nous transmettent les textes vétérotestamentaires: elle nous parvient à travers des modèles déterminés qui, tout en la véhiculant, ne peuvent que la limiter. De ce point de vue, le N.T. joue par rapport à l'A.T. un rôle herméneutique et, de même qu'il ne le vide pas de son sens, il ne l'interprète pas non plus littéralement mais en recherche le sens permanent. Ce principe est valable non seulement pour l'A.T, par rapport au Nouveau, mais aussi pour le N.T. par rapport aux autresgrands textes de l'humanité (religieux ou non) et, de manière générale, pour tout texte que l'on confronte à d'autres. Il existe entre l'A.T. et le N.T. et d'autres grands textes culturels un jeu pratiquement infini d'ouverture et d'illumination réciproques, qu'il n'est pas possible a priori de déterminer ou de restreindre. Que l'on songe, à titre d'exemple, combien les découvertes scientifiques ont contribué à renouveler notre compréhension des récits bibliques de la création, ou comment certaines émancipations sociales ont permis de mettre en question le phénomène de l'esclavage, ou combien des événements tragiques comme ceux d'Auschwitz ou de Hiroshima ont contribué à faire mieux percevoir, de nos purs, ces structures de violence a l'intérieur desquelles nous a été transmise la notion même du Shalom biblique»

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On peut résumer le rapport entre Ancien et Nouveau Testament dans les deux affirmations essentielles que voici:

1) L'Ancien Testament nous offre un sens, ou une conception de la réalité selon laquelle tout peut tenir ou s'écrouler en fonction de la responsabilité personnelle de l'homme, appelé à vouloir le même bien que celui voulu par Dieu. Pour le Nouveau Testament, Jésus est la subjectivité radicalement bonne qui a vécu de ce sens et selon ce sens et qui, par là, a offert la môme possibilité à l'ensemble de l'histoire humaine. Sous cet aspect, l'A.T. n'est ni éliminé, ni vidé de son sens; il est seulement « vécu », « incarné ». Jésus ne surpasse pas l'A.T., mais il le fait sien en l'actualisant.

2) Dans la mesure où l'Ancien Testament, en tant que pourvoyeur de sens, est livré à un ensemble de textes, il est soumis, comme toute expression textuelle, à certains conditionnements historico-culturels qui, tout en transmettant ce sens (qu'ils ne peuvent pas ne pas transmettre), le limitent en même temps (et ne peuvent pas ne pas limiter). Sur ce plan, l'A.T. présente une situation plus complexe et composite (et on peut en dire autant du N.T. au niveau de ses objectivations concrètes), certaines réalités ayant été dépassées, d'autres intégrées, d'autres relativisées. Mais il doit rester clair qu'il ne s'agit pas de l'intentionnalité de l'A.T., mais des données historico-culturelles qui la véhiculent et qui, tout en la véhiculant, l'occultent.

On peut, de ce point de vue, parler du rôle critique du Nouveau Testament par rapport à l'Ancien, qui n'est ni un refus en bloc (Marcion), ni une acceptation totale (fondamentalisme), mais l'intus-legere en profondeur (herméneutique), grâce auquel certains textes prennent leurs justes dimensions (par ex. les lois de pureté), d'autres sont ramenés à leur indiscutable priorité (par ex. l'amour envers M prochain), d'autres encore relativisés (dans le sens étymologique de a mis en rapport avec »), comme certaines normes concernant l'observance du shabbat.11

Avoir une attitude critique vis-à-vis d'un texte particulier ne signifie cependant pas que l'on refuse ou critique son intentionnalité, mais bien au contraire: c'est libérer cette dernière des limites historiques et culturelles qui la contraignent, afin qu'elle puisse briller de toute sa splendeur. Cela signifie que l'A.T. n'a pas seulement une valeur « permanente» (comme l'affirment les Notes de 1985), qu'il n'est pas seulement un patrimoine de sens à la disposition de toutes les générations, mais qu'il est une réalité toujours vivante et toujours nouvelle pour les cultures qui, au fur et à mesure, entrent en contact avec lui.

En Jérémie 23,29, le prophète compare la parole de Dieu au feu et au marteau qui s'attaquent à la roche: « Ma parole ne brûle-telle pas comme le feu, oracle du Seigneur? N'est-elle pas comme un marteau qui pilonne le rocher?» La tradition rabbinique aime à faire le lien entre ces deux images, et parler de la parole de Dieu comme d'un marteau qui, pilonnant la roche de l'histoire humaine, en fait jaillir chaque fois des étincelles nouvelles. Celles-ci sont les interprétations diverses de la Torah, aussi nombreuses que les générations humaines.

L'Ancien et le Nouveau Testament, comme tous les grands textes religieux dépositaires du Sens, sont des étincelles de l'unique Parole de Dieu, toujours au-delà et bien diverse de ce que sont nos nécessaires, mais fragiles, paroles humaines.



Théologien et liturgiste, auteur de plusieurs ouvrages (notamment La preghiera d'Israele et L'Eucaristia, terra di benedizione), Carmine Di Sante est membre de l'Equipe du Centre SIDIC.
Cet article est traduit de l'italien. Il a paru aussi dans sa langue originale in Rassegna di teologia, anno XXIX - 1988, p. 419-430.

1. On trouvera les plus importants de ces documents dans M. Th. Hoch et B. Dupuy: Les Eglise devant le judaïsme; documents officiels 1918-1978, éd. du Cerf, Paris 1980, ou dans L. Sestieri et G. Cereti: Le chiese cristiane e l'ebraismo 1947-1983, éd. Marietti, Casale Monferrato 1983. Pour les documents qui ont suivi, après 1983, voir la revue SIDIC publiée par le Service de Documentation Judéo-Chrétienne de Rome.
2. Jules Isaac: Jésus e Fasquelle, Paris
1959, p. 123 (ou Gesù e Israele. Nardmi, Firenze 1984
3. lb.
4. lb.
5. Nietzsche Par delà le bien et le mal, III, 52; cf. ib. p. 25.
6. Cf. Armido Rizzi: Omo In cerce delluomo. Pilate la spaitualità, éd. Paoline, Milano 1983, surtout p. 2431; 32-51.
7. Ernesto Balducci: « La Bible et le passage d'une culture de guerre à une culture de paix » in SIDIC vol. XXI. N. 1-1988, p- 8 fou in Testunomanze XXX (1987) p. 13-14, texte ital
8. Cf. J. Rawlikowski: « Présentation du judaïsme dans les prédications du temps de l'Avent». in SIDIC, vol. MX. N. 2-1986. Notes pour les catéchistes et prédicateurs, p. 59-56.
9. D W.B. Sbverman, in S. Greenberg, éd., A Modern Treasury of Jennsh thoughts. Th. Yoseloll, New York 1968. p. 74
10. Cf. E. Balducci, cit p 8.9.
11. Cf. G. Segalla: « L'usa dell'Antico Testamento net Nuovo: possibile base per une nuova teologia biblica », in Rivista Biblica XXXII (1984). p. 161-174. L'auteur distingue au moins 6 modèles d'interprétation de l'A.T. différentes (surtout p. 171-173).

 

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