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SIDIC Periodical I - 1968/2
Israël: le peuple et la terre (Pages 08 - 10)

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Un héritage éternel
Pr R. J. Zwi Werblowsky

 

Les extraits suivants sont tirés d'un article par le Pr R. J. Zwi Werblowsky de la Hebrew University, Jérusalem, écrit en juillet 1967 sous le titre: « Israël: le peuple et la terre ». Avec l'autorisaton de l'auteur nous les reproduisons ici à cause de ce qu'ils apportent au sujet étudie dans ce numéro.

Le lien entre le peuple juif et la minuscule bande de terre qui borde la Méditerranée, connue sous le nom de Palestine, est un problème. Les esprits plus théologiques l'appelleraient même un mystère. C'est un lien qui a trouvé de tous temps son expression dans certains faits, et ce lien et ces faits (y compris de traditions, croyances, attitudes et actions) ont engendré des droits qui, à leur tour, ont donné lieu à des faits historiques nouveaux. Ils font partie de l'histoire juive, et il est indispensable de les comprendre pour comprendre l'histoire juive — soit qu'il s'agisse pour le juif de se comprendre dans son existence historique, soit pour le gentil de comprendre (dans la neutralité, la sympathie ou l'hostilité) ce phénomène étrange, anormal et, par conséquent, aussi irritant. Le fait même que, pour beaucoup de juifs, ce lien et les droits qu'il implique allaient tellement de soi qu'ils ne semblaient avoir besoin d'aucune justification est un élément de ce phénomène global qu'il faut comprendre.

... La conscience historique du juif s'enracine dans l'expérience originale de son élection, c'est-à-dire qu'il se sait un peuple à part, différent des autres peuples (les « gentils »). Quelles que soient les déviations que la doctrine de l'élection peut amener (et certaines parmi elles sont sûrement juives, comme d'autres sont la projection sur le juif, déviations inconscientes de la part des non-juifs), c'est primitivement en termes de différence plutôt qu'en termes de supériorité que la notion de l'élection doit être comprise. En fait, c'est l'expression classique, dans la langue de la religion biblique, de ce que les socio-psychologues appeleraient aujourd'hui le sens de l'identité.

Cette conscience de soi historique a toujours comporté, comme élément essentiel, un lien à une terre. Il y avait en corrélation avec le peuple élu une terre choisie, c'est-à-dire promise. Si les juifs ne constituent pas simplement un ensemble de personnes, partageant les mêmes croyances théologiques, mais sont un peuple qui a une identité historique spécifique — et c'est ainsi qu'ils se sont considérés — alors le lien avec la terre choisie faisait partie de leur conscience, de leur identité nationale et religieuse...

Dans l'expérience juive, leur rapport avec la terre a, en réalité, précédé leur existence en tant que peuple. Cela peut sembler peu logique, mais le Seigneur avait dit à Abraham: « Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père pour le pays que je t'indiquerai » (Gen. 12,1). Cette promesse devint une alliance éternelle, aussi permanente que les lois de la nature (Jér. 31,34-35; 33,20-21,25-26), et les juifs ont toujours su, au plus profond de leur coeur et au milieu de la plus abjecte humiliation, de la persécution et du massacre, que Dieu ne se souviendrait pas seulement de son alliance avec Abraham, Isaac et Jacob, mais qu'il se « souviendrait également de la terre » (Lév. 26,42). La notion d'un retour devint ainsi un élément essentiel de la conscience juive et du sens de leur existence en exil. Folie pour les Grecs et les libéraux, et scandale pour les chrétiens, les juifs obstinés persistèrent dans leur détermination à considérer tous les pays, sauf cette unique petite bande côtière, comme pays de Diaspora. Et quand — plus grande folie encore, et pire scandale — ils fondèrent l'Etat d'Israël, ils vécurent cet événement historique comme un retour. Ce n'est sans doute pas s'avancer trop de supposer que ce retour ne fut possible qùe parce que, dans la conscience historique des juifs, le lien avec leur terre était formulé en termes d'avenir. La terre d'Israël n'est ni une patrieni une métropole; c'est la terre dont Dieu a dit qu'il la montrerait à Abraham et la donnerait à sa descendance, comme un héritage éternel. En termes moins bibliques, nous pourrions dire que le mythe liant le peuple à la terre est fondé sur l'avenir et non sur le passé. Sans doute cette orientation du mythe vers l'avenir explique en grande partie pourquoi les plus longues séparations ne purent briser ce lien. Le point décisif ici ne réside pas dans le fait que les tribus israélites, à une certaine période primitive de leur histoire, aient conçu l'idée d'une terre promise, mais que ce lien, une fois établi, ait tenu, même après presque deux mille ans d'exil, avec une vitalité suffisante pour devenir un facteur historique constructif et dynamique...

Il est curieux que, dans notre monde d'aujourd'hui si laïcisé, les penseurs et idéologistes juifs aient recours à un langage religieux lorsqu'ils essaient de s'expliquer, et d'expliquer aux autres, le sens du lien unique qui existe entre leur peuple et sa terre. Certains juifs « Barthiens » peuvent refuser ce langage, y voyant un abus déloyal d'un vocabulaire religieux dont on ne peut user légitimement que dans un contexte théologique précis; d'autres peuvent le désapprouver au nom d'un rationalisme ou d'un marxisme radical. Mais dans l'ensemble, ce langage religieux se retrouve chaque fois que les juifs essaient de justifier la signification qu'ont pour eux leur histoire et la terre d'Israël.

Parmi ces expressions symboliques et ces impondérables irrationnels, il y en a un sur lequel Martin Buber a attiré l'attention: le fait qu'à la renaissance nationale du peuple juif ait été donné le nom d'un lieu, et non, comme dans les cas semblables, celui d'un peuple. Le mot Sionisme montre « qu'il ne s'agit pas tant d'un peuple en tant que tel, mais de son lien à une terre ». Pour être pleinement comprise, la thèse de Buber devrait être creusée davantage. A cette renaissance nationale du peuple juif fut donné non pas le nom d'un pays, mais celui d'une ville — Sion, qui depuis les temps bibliques est synonyme de Jérusalem, et qui sert de symbole au pays en général. Le pays est un prolongement de tout ce que signifie Sion, affectivement et symboliquement. L'hymne du mouvement sioniste, qui devint, en 1948, l'hymne national d'Israël, parle « du regard tourné vers Sion » et de l'espoir millénaire d'un retour à « la terre de Sion et de Jérusalem ». L'hymne, connu sous le nom de Ha-Tiqvah (l'Espoir) est très pauvre du point de vue lyrique, mais dans toute sa maladresse et sa sentimentalité, il rend ce qu'il y a d'essentiel — ou d'existentiel — dans la conscience qu'a le juif qu'en son centre se trouve un lien indissoluble à la terre, et qu'au centre de ce centre se trouve Sion, la cité de David. Jérusalem et Sion sont des noms géographiques dépassant la simple géographie. Ils sont « le lieu d'habitation et le nom » servant à exprimer l'existence juive et sa continuité, depuis le temps où Dieu parla d'un lieu qu'il choisirait, jusqu'au jour du retour: retour qui — si peu probable qu'il pût paraître -- ne fut jamais mis en doute par le juif.

Hélas, comprendre un problème, ce n'est pas le résoudre. Comprendre la nature de l'existence historique juive n'est pas en soi une réponse aux conflits et difficultés qu'elle soulève et évoque. Aux droits légaux et politiques peuvent être opposés des arguments légaux et politiques. Des droits historiques et existentiels peuvent se trouver confrontés à des arguments historiques et existentiels. La situation devient difficile quand des droits existentiels et historiques sont invoqués au mépris des droits d'un ordre moins élevé mais d'autant plus concret. En attendant, l'espérance millénaire juive et la foi juive indéracinable en un retour ont cessé d'être une simple espérance et une simple croyance, et sont devenues réalité concrète.

 

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