Other articles from this issue | Version in English | Version in French
Implications d’éthique médicale
Etienne Lepicard
D’un point de vue médical, le mot d’Auschwitz recouvre tout ce qui s’est passé dans la médecine allemande sous le régime hitlérien. Auschwitz est la fin de plusieurs pratiques médicales commencées dès 1933; en effet, sans un «savoir-faire» médical, il eût été impossible de tuer de façon délibérée des millions de personnes. Ce qui a été perpétré à Auschwitz a été précédé en 1933 par la loi de Nuremberg sur la stérilisation forcée en cas de maladies héréditaires (1)
, par la loi contre la criminalité compulsive (nov. 1933) autorisant la détention préventive et la castration de sujets supposés criminels (2). Enfin, un vaste programme d’euthanasie de malades mentaux a été exécuté entre 1939 et 1941 (3)
La réflexion sur Auschwitz d’un point de vue d’éthique médicale date des procès de médecins nazis à Nuremberg, entre 1946 et 1947. Pour Etienne Lepicard, l’acte symbolique posé par la Cour en publiant dans la sentence rendue un code d’éthique médicale, connu sous le nom de Code de Nuremberg, est une clé de référence pour une réflexion future. Nous publions ici la dernière partie de sa conférence.
(...)
Ce qui s’est dégagé du procès médical de Nuremberg peut-il nous être de quelque utilité pour comprendre ce qui s’est passé dans la médecine pendant la période nazie et les rapports entre ces faits et la médecine d’aujourd’hui ? Le seul point que je tiens à souligner ici à propos du procès médical de Nuremberg, c’est que le 20 août 1947, lorsque le tribunal a rendu son arrêt, il a décidé d’y inclure dix principes d’éthique médicale, actuellement mieux connus sous le nom de Code d’éthique médicale de Nuremberg. Il n’était nullement tenu de le faire. Ces dix principes procédaient en quelque sorte d’une interprétation erronée de la déontologie médicale; par leur décision, cependant, les juges les avaient introduits dans le droit international (...)
L’élément essentiel du Code - le principe du consentement éclairé - est formulé dans le premier principe. (...)
Le consentement volontaire du sujet humain est absolument essentiel. Cela veut dire que l’intéressé doit jouir d’une capacité légale totale pour consentir, qu’il doit être laissé libre de décider, sans intervention de quelque élément de force, de fraude, de contrainte, de supercherie, de duperie ou d’autre forme de contrainte ou de coercition. Il faut aussi qu’il soit suffisamment renseigné et connaisse toute la portée de l’expérience pratiquée sur lui, afin d’être capable de mesurer l’effet de sa décision.
Au cas ou cela n’aurait pas suffi, le neuvième principe renchérissait en ces termes:
Le sujet humain doit être libre pendant l’expérience de faire interrompre l’expérience s’il estime avoir atteint le seuil de résistance mental ou physique au-delà duquel il ne peut aller.
Ces deux principes peuvent sembler aujourd’hui si évidents et fondamentaux que l’on risque de ne pas repérer la perspective révolutionnaire qu’ils ouvrent. Ils procèdent en fait d’une erreur d’interprétation du serment d’Hippocrate et de la déontologie médicale. Qu’est-ce à dire ? Il semble évident que, pour les juges, il existait un consensus parmi les chercheurs du monde médical et scientifique et que ce consensus découlait du serment d’Hippocrate. Nous devons cependant être clairs: jamais auparavant et jamais par la suite un tel consensus n’a existé. Jamais auparavant: l’idée selon laquelle la personne qui fait l’objet d’une expérience médicale a quelque chose à dire, qu’elle est en droit de dire quelque chose, est apparue aux juges comme relevant du bon sens, alors que, dans l’histoire de l’expérimentation sur l’homme, elle n’avait encore jamais émergé. Claude Bernard, par exemple, qui a abondamment écrit sur la médecine et l’expérimentation et qui a étudié les incidences éthiques de l’expérimentation sur l’homme, s’en remet en définitive au médecin et à sa conscience professionnelle, mais non à l’avis de la personne soumise à l’expérimentation. Le bien commun, le progrès de la science et la conscience professionnelle de l’expérimentateur semblaient alors suffire.
Ce sont les deux experts du procès, le Dr Leo Alexandre et le Dr Andrew Ivy, expérimentateurs eux-mêmes, qui, prétendant se référer à la déontologie hippocratique, ont en fait suggéré une partie du libellé de ce nouveau concept de consentement éclairé. Le serment d’Hippocrate évoquait la relation médecin-patient et exprimait explicitement le devoir du médecin de faire du bien à son patient. Ce qui a plus tard été traduit par la formule latine Primum non nocere (...) Mais le médecin n’a pas, selon le serment d’Hippocrate, à demander son avis au patient.
Les juges admettaient implicitement l’existence, parmi les membres de la recherche médicale, d’un consensus inspiré d’Hippocrate sur le consentement éclairé, alors que ce consensus n’avait jamais existé. Parce qu’il s’insère dans une décision internationale de justice, il aurait pu se faire, cependant, que le code de Nuremberg ait établi une tradition. Toutefois, l’histoire de l’éthique médicale depuis le procès de Nuremberg en général et l’histoire de l’expérimentation sur l’homme en particulier démontrent exactement le contraire. A ce jour, le code de Nuremberg ne jouit d’aucune légitimité réelle en médecine, du moins là où l’on aurait pu l’espérer, à savoir dans le domaine de la déontologie médicale et de l’éthique de l’expérimentation.
L’élaboration progressive de l’éthique médicale depuis la seconde guerre mondiale est plutôt venue confirmer la déontologie traditionnelle hippocratique. C’est dans cet esprit qu’ a été rédigé le serment médical promulgué par l’Association mondiale des médecins à Genève en 1948. On peut citer aussi à titre d’exemples les conclusions des deux Congrès internationaux de morale médicale tenus à Paris en 1955 et 1966(4)
Par ailleurs, on peut suivre l’histoire de l’éthique de l’expérimentation sur l’homme à travers les déclarations successives d’Helsinki, dont la dernière version révisée remonte à 1989. Comme l’a montré Jay Katz, même dans cette dernière version, «il est clair que l’intégrité de l’entreprise scientifique est prioritaire, même si elle doit être confrontée à de vagues ‘intérêts du sujet’. Rappelons que la notion de consentement du sujet ne figurait pas dans la première version de 1964. Tout se passe, note Katz, comme si «l’esprit du Code de Nuremberg n’était pas pris au sérieux et peut-être ne pouvait pas l’être». Et Katz de poursuivre: «Son langage était trop intransigeant et trop peu ouvert au progrès de la science, de sorte que les codes ultérieurs s’employèrent à rendre aux médecins se consacrant à la recherche une discrétion considérable dans la poursuite de leurs objectifs» (5).
Quelle est donc la signification de ce code peut-être inapplicable ? Le mot Auschwitz résume une nouvelle échelle de valeurs, née après Auschwitz. Une échelle de valeurs où la vie et la mort occupent la première place et où le bien et le mal leur sont liés. C’est là peut-être une généralisation excessive. En analysant le Code de Nuremberg et la situation particulière de la médecine dans le troisième Reich, toutefois, nous avons vu disparaître puis réapparaître le patient comme sujet; mais ce n’est pas tout. Auschwitz a également révélé comme jamais la capacité d’agression inhérente à la médecine. Nous savons à présent que c’est une question de vie et de mort. Nous touchons ici à l’essence de la médecine contemporaine qui parvient à une maîtrise de plus en plus grande de la vie elle-même. Il se peut que le Code soit inapplicable, mais son existence devrait symboliser pour nous le changement intervenu dans notre perception de ce qu’est la médecine et du rôle que nous pouvons ou ne pouvons pas lui attribuer.
Bibliographie:
WEINDLING Paul, Health, Race and German Politics between National Unification and Nazism, 1870-1945, Cambridge University Press, 1989.
PROCTOR Robert, Racial Hygiene: Medicine under the Nazis, Cambridge, Mass. Harvard University Press, 1988.
The Nazi Doctors and the Nuremberg Code: Human Rights in Human Experimentation, edited by Annas, George J. & Michael A. Grodin, New-York & Oxford, Oxford University Press, 1992.
*Etienne Lepicard est docteur en médecine, assistant au Département d’Histoire de la médecine et à l’Ecole de médecine de la Hadassah, Université hébraïque de Jérusalem. [Texte traduit de l’anglais par C. Le Paire].
1. Sur les précédentes tentatives concernant l’adoption de la loi sur la stérilisation dans l’Allemagne de Weimar, voir WEINDLING (1989) pp. 388-393 et 450-457. La principale différence entre la loi en préparation et la loi définitive mise en oeuvre par les Nazis tient au passage d’un texte axé sur la stérilisation volontaire au principe de la stérilisation forcée. En mai 1933, la stérilisation était légalisée par une disposition du code pénal révisé aux termes de laquelle elle ne constituait plus un délit, cf. WEINDLING (1989), p. 523. Le 2 juin 1933, Wilhelm Frick, ministre de l’Intérieur du Reich, annonçait la formation d’un comité d’experts sur les questions de politique démographique et raciale (Sachverständigen-Beirat für Bevölkerungsfragen und Rassenpolitik), cf. PROCTOR (1988) p.95. Voir également J. NOAKES, «Nazism And Eugenics: the Background to the Nazi Sterilisation Law of 14 July 1933», Ideas into Politics: Aspects of European History, 1880-1950 (eds R.J.Bullen, H. Pogge von Strandmann & A.B. Polonsky, Totowa, N.J. & Londres, 1984), p. 75-84.
2. WEINDLING (1989) 530-532; PROCTOR (1992) 23.
3. cf. PROCTOR (1988) 177-194; WEINDLING (1989) 393-398 & 541-551.
4. Sur l’aspect traditionnel de l’éthique médicale d’après-guerre, voir par exemple George WEISZ, «The Origins of Medical Ethics in France: the International Congress of Morale médicale of 1955», dans Social Science Perspectives on Medical Ethics (ed. George Weisz), Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1991.
5. KATZ in Annas & Grodin (1992) 231, 235.