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Génocide advenu et génocide en puissance ou l'art de ne pas comprendre à temps
Eliane Amado Lévy-Valensi
En souvenir de ma Mère, morte à Auschwitz.
Le numéro de la revue SIDIC sur le 50e anniversaire de la Kristallnacht (vol .XXII, N.1-2, 1989) a suscité quelques réactions, et notamment celle-ci, de notre amie juive Eliane Amado Lévy-Valensi. Celle-ci, psychanalyste, ancien professeur de philosophie à la Sorbonne et chargée de recherches au CNRS, auteur d'ouvrages philosophiques appréciés, a fait il y a quelques années son "aliya" et vit maintenant à Jérusalem. Les pages de E. Amado Lévy-Valensi que nous publions ici représentent le point de vue particulier ou, disons plutôt, l'inquiétude, l'angoisse, le "cri" de ceux qui ont souffert et qui, en Israël, se sentent encore trop souvent victimes des perversions médiatiques.
«Auschwitz est une réalité irrationnelle, absurde, une sorte de folie homicide collective... Elle fait peur parce qu'elle pourrait se reproduire.» Edith Briick (Sidic Vol. XXII. M 1-2. 1989)
Introduction
Auschwitz ferait peur de toutes façons. Cauchemar de nos mémoires, pour les rescapés et pour les survivants. Que cela puisse se reproduire parce que l'homme est ce qu'il est, "parce que c'est un homme", selon l'expression de Primo Levi qui, hanté par le souvenir, n'a justement pas pu le transmettre jusqu'au bout, ne me satisfait pas. Ce que je voudrais mettre en lumière ce sont certains des mécanismes qui ont rendu Auschwitz possible, ceux par lesquels on aurait pu arrêter le désastre. Et s'il en est ainsi, n'y a-t-il pas des mécanismes qui se reproduisent, favorisant le vertige, l'occultation, la tentation meurtrière là où justement les bonnes volontés auraient pu se dresser contre elles? Ce que j'ai à dire est dur à écrire et sans doute difficile à entendre. Je voudrais que l'on n'ajoute pas une occultation à une autre. Ce n'est pas seulement (seulement!) la vie de l'homme qui est en question, c'est son honneur, et sa fidélité au projet de Dieu pour les croyants, à son humanité même pour ceux qui ne croient qu'en l'homme. Le numéro de SIDIC que j'ai cité en exergue, avec l'article d'Edith BrOck sur lequel je reviendrai, n'a même pas cristallisé ma réflexion, déjà mûre depuis des années, articulée, motivée – documentée, hélas! –mais ce numéro, cette lecture, ont seulement tait surgir de ma réflexion une exigence: il tallait le dire, le redire, mieux et encore, si c'est possible, jusqu'à ce que le message soit transmis.
La Shoa – Préliminaires
Hitler a été une tentation. Une tentation qui aurait pu être surmontée. Comme beaucoup de paranoïaques, il savait fasciner les foules. Il a dit à Rauschnicg son secret: "il est plus facile de combattre un ennemi extérieur que ses propres démons intérieurs". Tentation pour une Allemagne qui se redressait après les contraintes du Traité de Versailles. Tentation pour les Nations de "laisser faire'. On doit noter a) qu'Hitler n'a pris personne en traître. Son programme était très clairement énoncé dans Mein Kampf; b) que le pape de l'époque, Pie XI, avait mis en garde la France, dès l'occupation de la Rhénanie. Cela aurait pu être une "promenade militaire", je n'aime pas l'expression, qui était courante à l'époque, au lieu d'un massacre dont les 6 millions de juifs ne sont que le symbole terrifiant; c) qu'Hitler a testé les nations. Renée Neher-Bernheim a magistralement montré à propos de la "Nuit de Cristal" qu'Hitler a voulu voir "jusqu'où il pouvait aller trop loin". Aucune réaction. La complicité était partout; d) même chez les juifs qui, dans leur éternel souci de trop bien faire, s'auto-accusaient de faire obstacle à l'idéologie montante. J'ai souvent dit et répété que le grand complexe juif c'est de croire qu'être objectif c'est adopter la subjectivité de son ennemi. Haine de soi dont Theodor Lessing 1 a montré que, dans les termes mêmes, elle se rendait complice de la paranoïa germanique. Dans son livre publié à Berlin juste avant la montée du nazisme au pouvoir, on lit à travers des confessions suicidaires– la lettre – un appel à la germanité (sic) dernière citadelle aryenne (re-sic) pour qu'elle ferme ses portes à toute incursion juive, quitte à brûler par le feu (sic-terl) ce nid de guêpes. Pendant la période nazie, la Croix Rouge n'a pas aidé les condamnés des camps de la mort, alors qu'il est prouvé par un seul paquet (s'ils étaient dix cela ne changerait rien) que ses subsides pouvaient arriver. L'Angleterre a refusé le "rachat" d'un million de juifs contre des camions ou toute autre marchandise. Même en Israël qui n'était alors qu'un foyer juif on pensait que ce qui se disait était exagéré. En France, âgée d'une vingtaine d'années, j'étais à peu près la seule à avoir prévu et compris ce qui se tramait. J'avais même évalué le pourcentage des rescapés: PA... Enfin je ne dis pas cela pour faire valoir ma triste clairvoyance d'alors, mais plutôt pour authentifier mon réalisme d'aujourd'hui et l'urgence des avertissements qu'il comporte.
De la lucidité comme masque. L'usurpation d'identité
Il y a dans la lucidité même de certains textes une façon, disons-la naïve – il y a certainement des cas où elle ne l'est pas – d'occulter complètement l'actualité du danger. C'est dire qu'on se sert d'une vérité passée douloureuse, assumée pour masquer un danger plus que potentiel.
a) On parle beaucoup de la Shoa depuis quelques années. Certes, le souvenir est le premier devoir, la première condition d'une mise en garde efficace. Mais sous une réserve majeure: il ne faut pas que les arbres du souvenir masquent les chemins par où peut se glisser actuellement le monstre aux cent visages. Je peux souscrire à la formule d'EU Fisher dans ce même numéro de SIDIC: Mysterium Tremendum. Mais le terrifiant secret, c'était aussi le titre du livre de W. Laqueur qui dénonçait l'occultation des mécanismes... Que le mystère soit terrible, nul n'en doute. Le problème du mal continuera longtemps à nous empêcher de dormir, mais lui mettre une étiquette n'empêchera pas les creusets du démoniaque de concocter leurs poisons. Le même article qui énonce les paroles de Jean-Paul II quant à ce qu'a d'unique "le témoignage rendu par les juifs" pendant la Shoa, "au nom de ceux qui devaient également être exterminée, ne rend pas compte de ce que signifie l'affaire du Carmel d'Auschwitz – deux mots incompatibles. Le Carmel devrait évoquer Elie le prophète et la colline radieuse face à la mer. Auschwitz, c'est le désert de sable, de cendres et de silence. Aucune bâtisse ne devrait s'y élever et la seule prière est le Kaddish, lui aussi mystère, prière pour les morts qui ne dit pas un mot de la mort, suivi du silence où se pressent les mots jamais émergés, les sanglots sur des lombes qui n'existent pas. Je me souviens d'un vers d'Edmond Rostand qui hanta mon enfance: "On n'avait pas le droit de me voler ma mort". Chaque ombre, à Auschwitz, pourrait se dresser et jeter ce cri. On n'avait pas le droit, on ne l'a toujours pas, de se substituer au silence des victimes, d'imposer la pierre aux cendres et l'institution à l'insoutenable. Il faudrait ici avoir le courage de dire et celui d'entendre: on ne peut pas se substituer nous. On n'a pas le droit de nous préférer morts plutôt que vivants, de se repaître, même si c'est inconscient, enfoui, refoulé, de nos cendres. Ici se glisse le point focal de l'histoire:
b) celui de l'usurpation d'identité. Juda Halévi et Maimonide reconnaissent à la chrétienté le mérite d'avoir étendu le monothéisme jusqu'aux îles lointaines. J'oserai dire après eux, je le dois: peut-être... mais à quel prix? Dans les récents discours de Jean-Paul II il a pu être à nouveau question de 'nouvelle alliance", ah! les dégâts du "verus Israël" qui veut se substituer à Israël, l'insubstituable!
Certes il est difficile dans les hésitations, avances et reculs dont fait état la presse, de distinguer le vrai du faux. On peut avoir la générosité de penser que la conscience pontificale, comme toute conscience humaine, a ses reculs et ses hésitations. Infidélité d'Israël, alliance violée (sic) est-il relaté dans "La Repubblica' du jeudi 10 août 1989, en Italie avec l'effroi d'une communauté juive, toujours naïve, qui pensait que depuis Vatican lion n'en était plus /à. Par la suite, on le verra, n semble qu'on ne parle "que" de nouvelle alliance et sous forme d'élargissement. stratégie du bâton et de la carotte, comme peut le dire le journal italien déjà cité, hésitation d'une théologie qui se cherche? Influence de l'épiscopat polonais dont est issu Jean-Paul II? Nous pensons qu'on ne peut encore décanter tous les facteurs et que leur résultante se révélera dans les faits. Le Rabbin Daniel Farhi2 dit "définitivement et solennellement" qu'il ne croira au dialogue entre juifs et chrétiens que lorsqu'il s'accompagnera "de faits et d'actes" et quand gestes et paroles cesseront d'être à double sens. Il précise: qu'il s'agisse de la reconnaissance de l'Elat d'Israël par le Vatican, de l'affaire du Carmel d'Auschwitz... ou de l'hébergement "d'un Touvier dans les couvents pendant 40 ans, le soustrayant ainsi à la justice de son pays". Le christianisme, et Jean-Paul II lui-même, qui jadis ou naguère reconnaissait auprès du Rabbin Toaff les juifs comme frères aînés, pour ensuite retomber dans l'ambiguïté de la rupture, mettent en danger leur propre message, en voulant se substituer à nous. Cela va loin et ce n'est ni nouveau ni fécond. Ce besoin, au lieu d'être soi-même, de vouloir se substituer à autrui! Cette non-reconnaissance de l'Autre! Gela se lit dans l'espace: sur l'esplanade du Temple à Jérusalem, se dressent 2 mosquées qui ont succédé à une église byzantine. Jérusalem ville de la paix comporte une toute autre symbolique, son nom Ville de la paix est au duel –duel se dit en hébreu zoughi, couplé, sans connotation agressive – et le rabbin Hazan faisait naguère remarquer que ce duel signifie la coexistence: ta paix et ma paix sont solidaires. Jean Daniel, qui écrivait il y a quelques mois à propos des Palestiniens et d'Israël "deux ennemis complémentaires', ne sondait pas la résonance profondément théologique de son propos. Mais se mettre à la place de, c'est l'erreur fondamentale, la tentation diabolique, solidaire de celle qui consiste à couper le temps en deux. Il n'y a pas de temps avant et après Jésus. II y a une histoire habitée par un projet. La tentation de "recommencer" s'est retrouvée – par imitation? – à propos du calendrier révolutionnaire et de Mao; c'est toujours, en plus dérisoire, vouloir se substituer à ce qui a précédé. C'est dangereux. La substitution d'identité a conduit aux pires caricatures. L'hitlérisme est la meilleure, c'est-à-dire la pire. Substituant la notion de race des Seigneurs à celle de peuple élu, l'idéal de domination au commandement issu de la Genèse: "vous serez une bénédiction pour toutes les familles de la terre", l'hitlérisme a, de façon ouverte, et pas le moins du monde pateline – oh! ce conte de Villiers de l'Isle Adam sur le dernier supplice d'un condamné de l'Inquisition..."– annoncé /a couleur Toujours à travers le témoignage d'Herman Rauschnicg,3 on entend en écho les voix d'Hitler et Goebbels refusant les interdits du Sinaï. "Le jour est proche où moi je ferai prévaloir contre ces commandements les Tables de la Loi nouvelle". Encore une "nouveauté" qui devrait renvoyer en miroir à une chrétienté embrumée l'image de quelque antéchrist qui utiliserait les mêmes procédés. Si l'on revient aux récents discours de Jean-Paul II, oui, ils témoignent de certaines hésitations. Le Jérusalem Post du 17 août note que la nouvelle alliance ne se fonderait plus sur l'infidélité d'Israël? Récemment, celui qui est pour les chrétiens le Saint Père aurait dit qu'on devrait parler plutôt d'un élargissement de l'alliance.
Seulement, seulement, tout éclate à propos du Carmel d'Auschwitz. Faits et paroles se courent après dans une ronde infernale. C'est un nouveau révélateur du vieux complexe de l'usurpation d'identité, de la tentation de prendre la place des juifs, fût-ce dans le martyre, il est vrai après coup, et à bon marché. Quelques chrétiens – et je ne parle pas de juifs convertis mais de chrétiens d'origine – se sont identifiés aux juifs jusqu'à les suivre dans les camps d'extermination. Ceux-là n'ont pas usurpé l'identité juive, ils en ont assumé la souffrance, se démarquant à jamais de ceux qui, quelques siècles plus tôt, la leur avaient infligée...
De la lucidité comme masque, le déplacement
Car ici est un nouveau volet de cet édifice où le diabolique prend souvent le visage de la sainteté, où la sainteté ne reconnaît pas les pentes de la tentation. Nous sommes tous concernés, mais le problème doit être analysé à l'heure actuelle avec une rigueur sans précédent si l'on veut démasquer son vrai visage et son actualité terrifiante. Car le "terrifiant secret", le plus terrifiant, c'est celui qui masque non pas le meurtre déjà advenu mais celui qui demeure en puissance.
De quoi s'agit-il et de quel mécanisme parlons-nous? C'est encore ce numéro de SIDIC et l'article d'Edith Brück qui ont déclenché notre passage à l'acte pour énoncer une problématique qui nous était, hélas, déjà familière. Dans son "témoignage d'une rescapée", Edith Brück, dont SIDIC a eu le courage de publier l'article, écrit en sous-titre "Auschwitz: les racines chrétiennes". Oui, hélas. Edith Brück enfant, se voyant reprocher de n'avoir pas suivi Jésus, prenait progressivement conscience de ce qui constitue son message d'aujourd'hui: Auschwitz n'est pas sans rapport avec la conscience et la culture chrétiennes. Pour déraciner le mal il faut l'assumer, le reconnaître, l'affronter et cela n'a pas encore eu lieu, même si quelque chose a été fait et est en train de se faire. Et plus loin, citant un article de G. Baum déjà cité par Carmine di Sante: "L'holocauste met en question les fondements de la société occidentale". Oui et jusque dans le terme d'Holocauste, si bien critiqué jadis par Elie Wiesel, dans ce qu'il comporte de sacrificiel et donc, à la limite, d'intégratif dans un rite qui le justifierait. Non. Quelque chose 'nous oblige à regarder en face ce qu'il y a de négatif dans notre héritage religieux et culturel". C'est toujours l'article que cite Edith Brück. Si l'on s'arrêtait sur cette mise en garde, mise en demeure, mobilisation des forces vives et des attentions conjuguées, tout irait bien ou pourrait aller bien. Mais le nouveau masque de cette tragédie qui ne cesse d'oeuvrer du dedans, fatalité de mort, comme celle de l'antiquité grecque, apparaît au sein même de ce qui la dénonce. En un mot nous pourrions dire que "tout" ce qui se dit sur la Shoa sert à masquer ce qui se prépare. En ce sens, le Carmel d'Auschwitz, le fait que sur la liste des victimes à Auschwitz même soient mentionnés les Polonais, les Tchèques, les Tziganes et pas les juifs, sont des symptômes préliminaires de la modernité du mal qui n'y apparaît pas encore clairement. Elle apparaît pourtant dans l'article même d'Edith Brück et nous en donnerons un autre exemple. Nous ne parlerons ici que des penseurs de bonne foi.
a) Edith Brück, dans l'article cité, dénonçant donc les racines occidentales et chrétiennes de la Shoa, dit aussi qu'Auschwitz a aussi transformé et contaminé– c'est moi qui souligne – inévitablement la conscience juive. Impossible après cela "que ne naisse pas un Etat juif, une patrie..." Elle oublie que le Yeçhouv était déjà installé, mais cela n'est rien. Elle qui a, je cite, "en horreur toute violence, toute injustice" se demande "s'il n'était pas préférable de continuer à rêver de la Terre Promise où coulent le lait et le miel" plutôt que de faire face à une réalité qui la fait "doublement souffrir, pour le peuple israélien et pour le peuple palestinien, ultime victime d'Auschwitz".
Ici quelques remarques et une conclusion provisoire.
1. Préférable ou pas, la question est oiseuse. On ne
peut mettre en cause une réalité qui, du reste, ne date pas d'Auschwitz et est inscrite dans toutes les prières juives – "car de Sion sortira la Thora et la parole de l'Eternel, de Jérusalem".
2. Je suis entièrement d'accord sur le Palestinien
victime. mais victime victimisée contre nous. Diabolisme des nations. Des réfugiés dans des camps depuis 40 ans. Une partie en Jordanie – dont personne ne parle – pas plus que des massacres de 70 qu'on a oubliés; une partie en Israël qui a un statut de travail, mais dont il est inadmissible que le titre de "réfugié" et la condition de réfugié persistent. Or ce que personne ne sait ni ne dit, c'est que toutes les tentatives du Président Hertzog, et antérieurement, pour urbaniser ce qui reste des camps, se sont heurtées au veto de l'ONU, lequel n'est plus qu'une machine à condamner Israel.
3. A titre de conclusion il faut lire dans cet écrit – rédigé en toute bonne foi – le résultat des perversions médiatiques qui présentent Israël comme le grand méchant loup, nous y reviendrons, car il ne lui est pas vraiment concédé le droit de se défendre, mais seulement celui de rester cloué à jamais à son rôle de victime.
b) Dans le même esprit nous lirons le livre de Pierre Vidal Naquel: "Les Assassins de la Mémoire".5 La première partie de son livre sur les révisionnismes et autres faurissonneries, niant contre toute évidence – hélas – la réalité de la Shoa, est un chef-d'oeuvre de rigueur, de documentation et de profondeur dans l'analyse. Par contre, à partir de la p. 129, on assiste, à propos d'Israël, à une manipulation du même ordre que celle qui est dénoncée dans la première partie de l'ouvrage. On refait l'histoire quand on écrite qu'il y a une instrumentalisation politique de la Shoa et que "le génocide juif cesse d'être une réalité politique vécue de façon existentielle pour devenir un instrument banal de légitimation politique". C'est faux.
1. Le Yeshouv existait avant la Shoa, fondé sur une très ancienne espérance.
2. On reprochait plutôt dans les débuts de l'Etat une
certaine ignorance de la Shoa, en particulier chez les jeunes auxquels les rescapés ne parlaient pas et ne parlent du reste toujours que très difficilement.
3. De quel droit affirmer que la douleur que ce peu
ple porte aux entrailles – peu de familles, à part les immigrants d'Afrique du Nord, par exemple, et encore, qui ne comptent dans leurs rangs quelques rescapés et plus encore de morts– ne constitue pas une réalité existentielle?
4. Quelques lignes plus loin Pierre Vidal Naquet écrit, – toujours sur "l'instrumentalisation du génocide" – qu'il y a "confusion constante et savamment entretenue entre la haine des nazis et celle des Arabes". Ceci est vraiment de la même veine que le révisionnisme combattu dans la première partie du livre. Je n'oserai écrire que cette comparaison ne s'est jamais faite, je peux écrire que je ne l'ai jamais rencontrée, ni écrite, ni orale. Par contre l'assimilation des juifs aux nazis est devenue un poncif. L'ONU: sionisme racisme, guerre du Liban où les Israéliens par quelque erreur de décalage horaire étaient accusés de massacres avant d'y avoir mis les pieds. Auto-accusation, haine de soi reprise par beaucoup de juifs, à l'image de ceux décrits par Theodor Lessing. Cela date déjà de plusieurs années et se retrouve sous la plume du Prof. Aboulker qui a "choisi son camp" – celui de l'autre – dans le Nouvel Observateurde mai 1989.
L'antisionisme organisé et introjecté, médiatisé et idéologisé a pris des proportions que l'on ne saurait évaluer ici. On ne peut à mon sens se souvenir de la Shoa et gommer tout ce qui, dans 'antisionisme actuel, masque la pulsion de répétition. En Italie, lors d'un match de football pendant la guerre du Liban, on vendait des petits chapeaux avec le slogan "la Palestine aux Palestiniens et les juifs au crématoire". Il y a une façon de se souvenir qui fait du souvenir une pulsion de répétition, un retour du refoulé, aurait dit Freud. Le souvenir ne saurait se situer que dans l'intégrité de ce que Jaspers appelle le chiffre du temps dans l'équilibre de ses trois termes, passé, présent, avenir. Il ne s'agit pas seulement de démystifier l'histoire telle qu'on tente de la refaire, mais aussi l'histoire telle qu'on tente de la fausser et de la défaire.
Les assassins de la Mémoire, soit, leur compte est bon, mais que dire de l'intoxication médiatique qui, employant de fil en aiguille des procédés tout à fait semblables, se fait en quelque sorte complice des assassins du Projet?
Le projet en péril. Une brève histoire médiatique
Car c'est bien de cela qu'il s'agit. Israël est une réalité en train de se taire et il faut résister à la tentation de défaire ce qui se fait. Bergson disait à propos de l'Elan vital "quelque chose se fait à travers quelque chose qui se défait". A travers les résidus et les retombées, les sursauts d'une société assaillie de toutes parts par la calomnie, Israël, juif des nations, voire inconscient des nations, se laisse contaminer par le vieux complexe juif que nous avons désigné plus haut: croire qu'être objectif, c'est prendre la subjectivité de son ennemi. Si un projet traverse l'histoire, qu'il soit de Dieu ou de l'homme, nous devons, juifs et Israéliens, en assumer notre part et notre responsabilité. Un processus gigantesque s'est déclenché contre nous, aussi vieux que notre message lui-même. Il date des temps bibliques, de notre confrontation, sur la terre même, avec les Philistins, et avec les autres peuples au temps de nos multiples exils.
Quelque chose se passe ici, en Israël, que beaucoup se refusent à voir. Malgré les guerres, les difficultés économiques, le blocus spirituel qui contamine à tel point les interlocuteurs que les touristes "courageux" sont tout étonnés de trouver un séjour agréable, le désert refleuri, la fraternité en acte, oui, même ou surtout entre juifs et arabes, car de la coexistence fraternelle, du désir de chacun de vivre en paix, personne ne parle.
De quoi parle-t-on? Des guerres, du "colonialisme' israélien, de I ntif ada – nous y reviendrons. Jamais de la chance qu'Israël a pu représenter pour les Arabes dans son implantation au Moyen-Orient. Israël, premier pays où la femme arabe a volé – plus ou moins 10 ans avant la Tunisie. Israël qui a relevé le niveau sanitaire, ouvert des Universités dans les territoires – on ne parle jamais que des jours où on les terme pour "désordres", pas du fait qu'elles n'existaient pas avant la guerre des Six Jours. Tout à l'avenant. La liste serait trop longue. Malgré toutes les difficultés, malgré la perversion médiatique, malgré d'inévitables "bavures", Israël est un pays où il fait bon vivre, "le seul où je pourrais vivre" disait jadis Ephraim Kishon. Parce que l'on y vit pour quelque chose. Les "Yoredim" ne sont jamais l'élite, disons rarement pour ne blesser personne, la drogue sévit parmi ceux qui quittent le pays, en mal d'idéologie et en perte de judaïsme. Sur place le mal est présent, mais plus qu'ailleurs endigué. Israël mène un combat contre des forces obscures qui, là même où elles surgissent, ne sont pas toujours conscientes de ce qu'elles visent. Ce qu'elles visent, ce n'est ni plus ni moins que la disparition d'Israël. Ceci est en clair dans la charte de l'OLP – caduque ou non, c'est aux avant-dernières nouvelles, le dernier problème linguistique d'Arafat en France –c'est, de façon beaucoup plus perverse ce que vise l'inconscient des nations manipulant les Arabes contre eux-mêmes et contre nous.
Que l'on examine un instant, en survol, la brève histoire d'Israël. L'Etat proclamé en 1947 par les Nations qui voulaient par quelque fausse mauvaise conscience se dédouaner d'Auschwitz, mais n'en laissaient par moins déferler les Légions arabes sur ce minuscule pays aux frontières indéfendables. Guerre de Libération. Premier "miracle". N'oublions pas au passage que dès 47 les radios anglaises et arabes poussaient les Palestiniens à partir, alors que le Maire de Haifa pleurait en disant adieu à un responsable palestinien qu'il suppliait de rester. On sait la suite. La moitié resta et s'intégra, ma foi, fort bien. On ne peut ici aborder le détail. L'autre moitié constitua les "réfugiés", foyer de douleur, de haine, de terrorisme, encore une fois attisé, manipulé. En 1956, pour une fois, la France et l'Angleterre au côté d'Israël dans l'affaire des détroits. Victoire qui eüt pu éviter tous les chantages pétroliers si les deux Grands n'avaient aussitôt exigé le retrait. 1967 constitue un virage. Un autre "miracle" aussi. La conscience française est aux côtés d'Israël. On peut relire "Barak" de J. Besançon et sa conclusion au relent de prophétie. Mais l'embargo gaullien survient, et c'est le début d'un lent reniement. L'Arabe "humilié" à la une. Comme s'il était humiliant de perdre une guerre que l'on a provoquée. Humiliant pour tout le monde de faire la guerre, oui. De 67 à 73 les nations préparent la "revanche". Ce n'est plus Nasser mais Sadate qui est à la tête de l'Egypte. Il n'est pas possible dans le cadre auquel nous essayons ici de nous restreindre d'analyser le sens des télégrammes échangés entre Golda Meir et le Président Nixon. Le tout vise à transformer la victoire militaire... qu'on n'a pu éviter! en défaite diplomatique. Une dizaine d'années après, c'est la guerre du Liban. La machine médiatique est en marche depuis longtemps et, cette fois, l'on s'attaque au "moral" des Israéliens. Quel que soit le point de vue sur les événements, l'arme des "nations" c'est cette fois de s'infiltrer dans la conscience israélienne – au sens psychologique comme au sens moral–et cela se poursuit encore aujourd'hui. L'Intifada est une arme géniale parce qu'elle vise le peuple israélien. Partout ailleurs, la Chine a fait ses preuves, la Jordanie n'a plus à les faire, la répression eüt été rapide et sanglante. C'est notre honneur et notre faiblesse, c'est peut-être aussi notre force d'y répugner. Peut-être parfois maladroitement et par des moyens dérisoires. Où a-t-on vu des balles de plastique substituées aux armes conventionnelles? Et les gourdins, invention de Rabin? Personnellement je les réprouve. C'est une façon d'érotiser le combat, de faire du corps à corps un sale jeu d'adolescent, de débrider des pulsions sado-masochistes. Dans l'intention, c'était un moyen de ne pas tuer. Les media n'ont, bien entendu, jamais pris en ligne de compte l'épreuve psychologique de nos jeunes soldats à peine plus âgés que nos trop jeunes assaillants... lesquels leur récitaient le règlement (sic) "interdit de tirer, etc.", leur urinaient dessus (re-sic) et les traitaient de "Hayal Hatoul", soldat-chat, c'est-à-dire à la limite un objet de salon. Nous voici maintenant dans une situation limite où personne, aucun parti, arabe, israélien ou même à l'échelle mondiale, n'a les moyens de ses objectifs. Il reste clair pour nous que l'objectif des nations, consciemment ou non, est de rayer Israël de la carte. Quand, dernièrement, certain prélat polonais s'excusant (?) de n'avoir pas tenu parole pour l'affaire des carmélites – la date du 22 juillet n'ayant pas été respectée – disait "on le fera, mais ce sera très long", n'est-ce pas le fait de masquer l'espoir qu'alors Israël ne sera plus, et les juifs ramenés à l'état antérieur d'être une voix sans organe?
Conclusion
Dans un bon article paru dans la revue Pandas/ Henri Lewi écrit8 et cite: "Tout l'entre-deux guerres est en effet une guerre anti-juive non déclarée". Nous pensons que de même tout l'après-guerre est une guerre anti-juive non déclarée par Israël, bouc émissaire interposé, victime focalisant les phantasmes, la haine d'autres victimes, les ambitions mal comprises des "Grands", voire les complexes des juifs. De l'usurpation d'identité, donnée permanente de ranti-judaisme, toujours à la fois fascination et rejet, au complexe juif qui se voit avec les yeux de son ennemi, il y a bien là un engrenage pour un nouveau génocide. Je n'en veux pas, et nos vrais amis chrétiens non plus. Que ce soit dit pour que le tournant fatal soit cette fois évité. L'humanité entière, une fois encore à l'image du juif, "Humain, trop Humain", est en péril. Elle ne se sauvera pas par un nouveau déplacement de sens quant à la mort qui guette. Dans les années 30-40 j'avais prévu ce qui allait arriver. J'étais trop jeune pour le dire et pour être écoutée. Mais que fera ma voix dans le désert, qui crie de toutes ses forces qu'il est tout juste temps de dévier le processus qui risquerait encore une fois– hélas –de me donner raison?
Peut-être s'agit-R tout simplement de croire ensemble à quelque lointain de l'histoire qui en bloquerait les moteurs mortifères et en renverserait le sens. Il y a aussi des signes de cette possible émergence. Israël en est un, et aussi l'amitié judéo-chrétienne, là où elle est effective et sincère. Et aussi la fraternité judéo-arabe dont on ne parle pas assez, car le bruit des armes et le concert médiatique couvre ce qui se passe en fait sur le terrain. Il nous faut, tous ensemble, y croire et opposer, comme nous y convie Deutéronome XXV, les forces de vie aux forces de mort.
Notes
1. Der Jüdische Selbsthass.
2. Sens. "Juifs et chrétiens dans le monde d'aujourd'hui". 6/7/1989.
3. Encore cité récemment par Raphaël Draidont le dernier livre, qu'on le veuille ou non, témoigne de courage et de lucidité.
4. Le ternie, on ta vu, était énoncé quelques jours plus tôt.
5. Nos familles étaient liées à Marseille, ses parents comme ma Mère sont morts à Auschwitz et je connais sa sensibilité à ce que l'on peut écrire sur lui. Mais vérité et amitié ne doivent jamais se dissocier.
6. p. 130.
7. le, 8.1988. "Un Juif en Pologne", approche de Bruno Schultz.
8. P. 33.