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SIDIC Periodical XXVII - 1994/3
Abraham Joshua Heschel: un prophète pour notre temps (Pages 05 - 12)

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A. J. Heschel: Le pluralisme religieux comme volonté de Dieu
Emilio Baccarini

 

"En cet éon, la diversité des religions est volonté de Dieu" (1)

Si l'on arrive à entrer dans l'esprit de ce grand Rabbin que fut Ai. Heschel, on a comme une impression d'égarement et, en même temps, la sensation rassurante d'avoir trouvé des racines. Heschel a certainement été un homme et un penseur "radical". La force qui émane de ses oeuvres, comme elle émanait de sa personne, vient de la solidité, de la profondeur des racines, qu'il a toujours cherchée et poursuivie dans les domaines philosophique, théologique et spirituel. C'est ce qui fait qu'on est pris de peur, la peur de la banalisation, lorsqu'on doit écrire à son sujet.
Il vaut la peine, cependant, de courir le risque et de se confronter à lui, non pour se mesurer, tels des nains sur les épaules d'un géant, mais pour saisir et recueillir un message qui, de nos jours, à plus de 20 ans de sa mort, a pris une actualité encore plus grande.

Dans les brèves remarques qui suivent, je me bornerai à examiner le problème du dialogue inter-religieux, avant tout dans ses présupposés philosophicosthéologiques sur lesquels Heschel a beaucoup réfléchi. Nous serons obligés, pour ce faire, d'examiner le problème dans le cadre général de la pensée heschélienne sur laquelle il se greffe, telle une branche sur l'arbre. Cela permet justement de comprendre que la réflexion sur le dialogue, et sur le dialogue interreligieux en particulier, n'a nullement été occasionnelle ou épisodique, mais qu'elle est absolument organique, et conséquente à une telle réflexion.

En ligne de principe, nous pouvons dire que la poursuite même de la radicalité a permis à Heschel d'aller au-delà de tout fondamentalisme stérile et périlleux. Le parcours heschélien a été une recherche pour retrouver le sens et le but de la religion, en retrouvant la dimension mystérieuse de la foi. Dans les profondeurs du mystère, de son propre mystère, l'être humain découvre une "préoccupation" qui l'interpelle et qui est son sens propre et lui assigne une valeur absolue. L'homme n'est pas seul parce que Dieu est à la recherche de l'homme (2).

A travers les titres des deux principales oeuvres de Heschel, nous pouvons déterminer le sens et le cadre de ses analyses du dialogue interreligieux. Je présenterai mes réflexions selon quatre lignes directrices: 1 - Religion et foi: retrouver le sens du mystère; 2 - Théologie et "théologie de la profondeur" ( = Depth Theology): retrouver les racines; 3 - L'homme, préoccupation de Dieu: retrouver le sens de l'homme; 4 - Une unique vérité, de multiples formes religieuses.

1. Religion et foi: retrouver le sens du mystère.

L'une des convictions les plus fortes de Heschel est que l'être humain a, ou du moins devrait avoir, le sens du mystère. Selon la page de Qohelet (3,11), citée par lui en Dieu à la recherche de l'homme:
Dieu a fait toute chose belle en son temps; à leur coeur, II a même donné le sens du mystère. (3)

Mystère à l'intérieur de l'homme, mais aussi à l'extérieur". "L'être est mystérieux", dit Heschel, ce qui signifie que "le mystère est une catégorie ontologique". L'être humain dans le mystère, à l'intérieur du mystère est continuellement à la recherche d'une possibilité d'expression qui, cependant, le contraint toujours au silence. Le mystère est ineffable. Sens du mystère et sens de l'ineffable vont donc de pair. (4)

A partir de ces éléments de caractère plus directement philosophique, cherchons à comprendre ce que sont, selon Heschel, la foi et la religion. Déjà dans une oeuvre de 1951, la correspondance entre les deux dimensions est saisie â partir d' une "sérieuse" considération de l'existence. Heschel écrit:
La foi ne naît pas d'un sentiment, d'un état d'esprit, mais d'un fait éternel dans l'univers, quelque chose qui précède et qui est indépendant de la connaissance et de l'expérience humaine: de la dimension sacrée de toute l'existence... Toute l'existence est située dans la dimension du sacré, et l'on ne peut concevoir rien de vivant en dehors de celle-ci. Toute l'existence se tient en présence de Dieu: ici et partout, maintenant et toujours. (5)

Selon Heschel donc, "le sens religieux est une réponse" et, en fait:
Avoir la foi, c'est entrer consciemment dans une dimension dans laquelle nous nous trouvons de par notre existence même... Et toute l'existence de l'homme est de se teniren relation avec Dieu. (6)

A partir de tels présupposés, on comprend aussi pourquoi Heschel observe avec préoccupation l'absence du sacré dans notre monde et aussi le fait de la "stérilisation" de la religion, comme nous le verrons plus loin. L'humanité contemporaine a perdu le sens du mystère et, donc, de la dimension sacrée de l'existence en tant que réponse à l'appel venu de la profondeur, là où l'existence se nourrit de sérieux et d'absolu. Le danger le plus grand que court l'humanité contemporaine est la banalisation de la vie, sa réduction à la dimension esthétique, superficielle, évanescente. Et cela implique aussi, pour la religion, la perte du sens même de son existence: son enracinement dans le mystère, et sa réducdon à la superficialité de l'institution. Réfléchissant sur le rôle de la religion dans une "free society", Heschel écrit:
Le problème est que la religion est devenue "religion", institution, dogme, rites. Elle n'est plus un événement. Son acceptation n'implique plus ni risque, ni effort. La religion a acquis une respectabilité aux yeux de la société. Il n'existe aucun substitut de la foi, aucune alternative à la révélation, aucun succédané de l'engagement. (7)

Et tout cela est déjà, en fait, une conséquence. En réalité:
La religion est une réponse aux questions ultimes. Au moment où nous oublions les questions ultimes, la religion perd sa signification et entre en crise.
Le premier devoir de la pensée religieuse est de retrouver les questions auxquelles la religion donne une réponse, de développer un degré de sensibilité aux questions ultimes auxquelles ses concepts et ses actes tentent de répondre.
(8)

La religion n'est pas une fin en soi, écrit Heschel:
La religion a souvent souffert de la tendance à devenir une fin en soi, à exclure le sacré, à devenir 'paroissiale", auto-indulgente, égoïste; comme si sa tâche n'était pas d'ennoblir la nature humaine, mais d'accroître la puissance et la beauté de ses propres institutions ou de développer le corps de ses doctrines; Elle a souvent fait davantage pour canoniser les préjugés que pour combattre pour la vérité: davantage pour fossiliser le sacré que pour sanctifier le profane. Cependant la tâche de la religion est d'être un défi à la stabilisation des valeurs. (9)

En ce qui concerne le sens de l'homme:
La religion n'est pas simplement un moyen de satisfaire des besoins; elle est une réponse à la question: qui a besoin de l'homme? Elle est la conscience d'être objet de besoin, de ce que l'homme est un besoin pour Dieu.
Elle est une voie pour sanctifier la satisfaction d'authentiques besoins.
(10)

Il s'agit de retrouver l'âme de la religion, la dimension de mystère qui ne peut être publique:
Le commandement central est en relation avec la personne; mais la religion, de nos jours, a perdu de vue la personne. Elle est devenue une affaire impersonnelle, une fidélité institutionnelle; elle survit au niveau des activités plutôt que dans le silence de l'engagement. Elle a été victime de la croyance que le réel n'est que ce qui peut être enregistré par des relevés de faits.
On entend par religion ce qui se fait publiquement plutôt que ce qui se passe en privé. La vertu principale est l'adhésion sociale plutôt que la conviction. L'intériorité est ignorée; l'esprit est devenu un mythe. L'homme se traite lui-même comme s'il avait été créé à l'image d'une machine plutôt qu'à l'image de Dieu. Le corps est son Dieu, et ses besoins sont ses prophètes. Ayant perdu la conscience de son image sacrée, il est devenu sourd à ce que signifie de vivre d'une manière qui soit en accord avec son image. Une religion sans âme est comme un homme sans coeur. Les dynamiques sociales ne peuvent se substituer au sens.
(11)

Cette confusion est fréquente dans notre culture actuelle, et le raidissement de la religion en tant que structure est un des aspects les plus délicats de la rencontre interreligieuse qui, de ce fait même, devrait être une rencontre "entre personnes de foi", comme nous le verrons mieux plus loin. Lorsque nous considérons la religion, nous nous trouvons donc devant une double polarité, l'homme et Dieu. La rencontre de ces deux sujets ne peut advenir que dans la dimension profonde de l'événement. Retrouver le sens du mystére signifie se rouvrir à la dimension de la profondeur en laquelle, sans irénisme ou confusions faciles, disparaissent les différences.

2. Théologie et "théologie de la profondeur": retrouver les racines

Dans la perspective de Heschel, les deux termes ne représentent pas seulement une distinction formelle ou la spécification d'un champ d'investigations. Il s'agit plutôt d'une optique différente pour considérer la théologie ou, à plus proprement parler, d'une manière différente de se situer face à Dieu. Si nous nous rapportons à ce qui a été dit précédemment de la foi et de la religion, nous aurons en mains les coordonnées permettant de saisir le sens de la "théologie de la profondeur". Comme nous l'avons vu, Heschel a une vive conscience de ce que "la religion est beaucoup plus que le reste desséché d'une réalité qui a été vivante, mais que l'on voit réduite à des principes et des définitions, à des codes et à des catéchismes". (12)

S'occuper de la religion dans cette dernière dimension, "objective", signifierait faire de la théologie; tandis que s'occuper de l'acte même de croire signifie que "les concepts de foi ne doivent pas être étudiés indépendamment des moments de foi" (13), c'est-à-dire que la foi, plus qu'un "donné" est un événement qui concerne le plus profond de la personne. Dans cette perspective, Heschel note:
Pour saisir la profondeur de la foi religieuse, nous essaierons de constater moins ce que la personne peut exprimer, que ce qu'elle ne peut pas exprimer: les intuitions que nul langage ne saurait formuler. (14)

Dans deux essais, brefs mais très denses (Depth Theology et The ecumenical movement), Heschel a montré à la fois le sens de cette théologie et l'importance de celle-ci pour la rencontre des religions. Le véritable sens religieux se manifeste seulement lorsqu'on réussit à dépasser la dimension institutionnalisée de la religion. Examinons brièvement les deux essais mentionnés. Dans la première des deux oeuvres citées, Heschel a des paroles très dures:
La religion a été réduite d une institution, un symbole, une théologie. Elle ne regarde pas la situation pré-théologique, la profondeur pré-symbolique de l'existence. Pour redresser la direction, nous devons découvrir ce qui est implicite dans l'existence religieuse, nous devons retrouver les situations qui précèdent et qui correspondent aux formulations théologiques; nous devons rappeler les questions religieuses auxquelles tentent de répondre les doctrines religieuses, les antécédents de l'engagement religieux, les présupposés de la foi. (15)

Si la religion est déjà une réponse, nous devons retrouver les questions ou, si l'on veut, cette référence à l'élément premier qui habite la profondeur de l'être humain. La racine porte l'arbre, mais elle est cachée au profond de la terre. L'homme religieux recherche ses racines, la théologie risque de les fossiliser et, donc, de les rendre stériles. Une théologie peut, même si cela nous semble paradoxal, devenir l'équivalent d'une religion sans âme. Retrouver l'âme signifie descendre jusqu'à l'intime de l'expérience religieuse. A partir de cette nouvelle dimension, s'instaure une nouvelle optique qui permet de différencier deux typologies théologiques, décrites ainsi par Heschel:
La théologie a souvent souffert de sa préoccupation pour le dogme, le contenu de la foi. L'acte de croire, les questions telles que: Que se passe-t-il dans la personne pour provoquer la foi? Que signifie "croire"?... tout cela concerne une recherche d'un type spécial que nous pouvons appeler "théologie de la profondeur". L'objet de la théologie est le contenu de la foi; L'objet de la théologie de la profondeur est l'acte de foi; son but est d'explorer la profondeur de la foi, le substrat d'où jaillit la foi. (16)

La découverte et, donc, l'utilisation de ce nouveau paradigme permet à Heschel de reformuler, avec des accents d'une intensité nouvelle le sens du religieux, qui est, en fait, ce qui nous intéresse. Dans quelques pages d'une puissance suggestive et d'une profondeur exceptionnelles, se trouve esquissée la "théologie de la profondeur" qui demeure, à mon avis, une des sollicitations les plus profondes de la réflexion heschélienne. Pour ne pas trop alourdir cette présentation, je proposerai ici quelques passages particulièrement intéressants du texte de Heschel, qui nous fait découvrir le sens de la théologie et celui de la théologie de la profondeur, en les confrontant l'une à l'autre. Heschel écrit:
La théologie affirme; la théologie de la profondeur évoque. La première réclame foi et obéissance; l'autre espère une réponse et une appréciation. La première traite de faits permanents; l'autre traite d'instants. Les dogmes et les rites sont des possessions permanentes de la religion; les instants vont et viennent...
La théologie parle pour le peuple, la théologie de la profondeur parle pour l'individu. La théologie vise à la communication, à l'universalité; la théologie de la profondeur vise à la pénétration, d l'unicité.
La théologie est comme une sculpture; la théologie de la profondeur, comme une musique. La théologie est dans les livres, la théologie de la profondeur est dans les coeurs. La première est doctrine, la seconde est événement. Les théologiens nous divisent; la théologie de la profondeur nous unit.
La matière de la théologie est le contenu de foi; celle de la théologie de la profondeur est l'acte de foi. Nous qualifions ce dernier de foi, et le premier de credo oude dogme. Credo et foi, théologie et théologie de la profondeur dépendent l'un de l'autre.
(17)

L'insistance avec laquelle Heschel invite à réfléchir sur la valeur et la dimension mystérieuse de l'existence est, en quelque sorte, une manifestation de sa conception de l'être humain. Si le sens religieux est en soi un acte de réponse, le sujet de cet acte doit avoir certaines particularités qui le rendent unique entre toutes les créatures. Cette unicité manifesteà son tour combien ce sujet est précieux. Nous sommes là devant un donné à la fois philosophico-anthropologique et profondément théologique qui, tout particulièrement dans le domaine du dialogue interreligieux, se révèle d'une importance primordiale.

3. L'homme, préoccupation de Dieu: retrouver le sens de l'homme

"L'homme n'est pas seul". J'ai rappelé déjà le titre de cette oeuvre de Heschel qui est emblématique d'un cheminement philosophico-théologique, et en qui nous découvrons le sens ultime, le modèle de ce que nous pourrions appeler la vision biblique de l'homme, la réponse à la question continuellement posée: "Qui est l'homme?", question devenue d'ailleurs le titre d'un autre livre de Heschel. Le fait de "ne pas être seul" exprime, cependant, une "modalité" existentielle et non pas encore une "modalité ontologique": Cette dernière est exprimée sous une forme telle qu'elle transforme immédiatement la vision même de Dieu et révèle un surplus de sens qui serait autrement inconcevable: L'homme est préoccupation de Dieu. Là se trouvent exprimés, de manière inséparable l'un de l'autre, Dieu et l'être humain, saisis dans une réciprocité si essentielle que l'un transforme l'autre en l'impliquant dans sa propre histoire. Il est clair que nous avons là un premier écho du monothéisme biblique, mais pris terriblement au sérieux. Du point de vue du dialogue interreligieux cette vision, en tant que présupposé, est fondamentale mais trop souvent ignorée. Il est utile de rappeler que Heschel a édifié sur cette base sa théologie et sa philosophie du pathos, à partir d'une relecture de l'existence prophétique. (18)

Nous ne pouvons naturellement nous arrêter ici pour une réflexion sur cet aspect de la pensée heschélienne, nous chercherons par contre à "lire" sa perspective anthropologique pour mieux comprendre sa vision dialogique. Parmi tant de points qu'on pourrait aborder, je voudrais attirer l'attention sur deux passages qui sont, à mon avis, particulièrement éclairants; l'un est extrait de Religion and Race et l'autre de No Religion is an Island. Comme les titres l'indiquent déjà nous sommes, dans le premier cas, devant une réflexion plus proprement anthropologico-religieuse tandis que, dans le second, la question est saisie dans sa portée théologico-dialogique immédiate. Voici ce qu'écrit Heschel dans Religion and Race:
Il n'y a pas de vision plus révélatrice que celle-ci: Dieu est Un et l'humanité est une. Il n'y a pas d'éventualité plus effrayante que celle de profaner le nom de Dieu. Dieu est l'origine ("pedigree") de tout homme. Il est le Pére ou de tous les hommes ou d'aucun. L'image de Dieu se trouve ou en chaque homme ou en aucun. Du point de vue de la philosophie morale, il est de notre devoir de respecter tout homme...
Du point de vue de la philosophie religieuse, il est de notre devoir d'avoir respect et compassion pour tout homme, indépendamment de ses mérites moraux. L'alliance de Dieu est avec tous les hommes, et nous ne devons jamais oublier l'égalité de la dignité divine en tous. L'image de Dieu se trouve aussi bien dans le criminel que dans le saint. Comment mon respect pour l'homme pourrait-il être subordonné d son mérite si je sais que, aux yeux de Dieu, je pourrais bien être moi-même sans mérite aucun!


Heschel poursuit en rappelant qu'il n'existe dans la Bible qu'un seul symbole de Dieu: "Le symbole de Dieu est l'homme, tout homme". (19)

Si, de plus, nous nous souvenons de l'interdiction biblique de fabriquer des images et des succédanés du Dieu invisible, cette affirmation acquiert une valeur absolue, fondatrice du point de vue anthropologique, éthique, métaphysique, théologique et religieux:
L'homme, chaque homme, doit être traité avec les honneurs dûs à une ressemblance représentant le Roi des rois. Ces affirmations, à première vue déconcertantes du fait de leur évidence, sont plutôt déconcertantes parce qu'elles n'ont pas transformé notre culture, qu'elles ne sont pas encore devenues notre forma mentis anthropologique particulière. Tant que cela ne sera pas, non seulement le dialogue religieux sera difficile, mais toute rencontre positive entre des êtres humains de cultures diverses sera impossible, impossible aussi la pleine reconnaissance de la valeur des droits humains et une culture de la paix permettant à tous de vivre ensemble dans la différence.

De telles réflexions permettent de considérer la vision anthropologique de Heschel comme un présupposé nécessaire à sa vision dialogique, sans oublier cependant qu'elle s'enracine dans une reformulation théologique: la théologie du pathos et la théologie de la profondeur, la double dimension, a parte Dei et a parte hominis.

Tenant compte de ces acquis, rapportons-nous maintenant à un bref passage de No Religion is an Island qui est déjà orienté vers la rencontre. Heschel écrit:
Rencontrer un être humain est un grand défi pour l'intelligence et le coeur. Je dois me rappeler ce que normalementroublie: unepersonnen'est pas seulement un specimen de l'espèce appelée homo sapiens; elle est toute l'humanité en un et quand un seul homme est offensé, nous sommes tous offensés. L'humain est une ouverture à Dieu, et tous les hommes sont un dans la préoccupation de Dieu pour l'humanité. Beaucoup de choses sur terre sont précieuses, certaines sont sacrées, l'humanité est sacrée parmi les sacrées.
Rencontrer un être humain est une opportunité de saisir l'image de Dieu, la présence de Dieu. Selon une interprétation rabbinique, le Seigneur dit à Moïse: "Partout où tu découvres la trace d'un homme, je me tiens là devant toi..."
(20)

Dans l'optique heschélienne, retrouver cette vision de l'humanité signifie trouver l'élément minimal d'accord où toutes les religions peuvent se rencontrer. Il ne nous faut cependant pas considérer cette vision de manière instrumentale, car elle comporte une vérité intrinsèque qui la constitue.

Abordons maintenant brièvement la quatrième ligne directrice que nous nous sommes fixée, et qui regarde plus directement le dialogue interreligieux.

4. Une unique vérité, des formes religieuses multiples

Recueillons brièvement dans cette dernière partie, les résultats que nous avons obtenus dans les analyses précédentes. L'approche de l'eschel est en fait profondément marquée par les éléments "existentiels" que nous avons analysés. La rencontre interreligieuse ne peut avoir lieu que si l'on se situe dans la dimension du mystère indiquée plus haut et si l'on a un "sens de Dieu" particulièrement vivant. Ce qui est absolument évident, c'est que toute rencontre interreligieuse est une rencontre entre confessions de "foi" et que, donc, "l'exigence première et la plus importante de l'interreligieux est la foi" (21).

La foi ne peut cependant être la possession exclusive d'aucune forme religieuse. Tous les êtres humains sont dans les mêmes conditions quant â leur possibilité d'exercer la foi, de pratiquer la prière. La diversité des langages de la prière n'est pas que la marque de Babel, elle est plutôt celle du besoin même qui habite le coeur de l'homme où qu'il se trouve. Heschel rappelle a plusieurs reprises, dans des textes divers, les paroles du prophète Malachie (1,11): "De l'Orient à l'Occident, grand est mon Nom parmi les nations". Il voit affirmée dans ce texte l'unicité de Dieu, que tous les peuples adorent mais qu'ils perçoivent chacun dans leur propre langue:
La voix de Dieu parle en des langues multiples, se communiquant elle-même dans des intuitions diverses. La parole de Dieu n'arrive jamais à un terme. Aucune parole n'est l'ultime parole de Dieu. (22)

La révélation n'est pas conclue et cela signifie que le respect des diverses religions doit s'enraciner dans la conviction que:
Dieu est plus grand que la religion,
la foi est plus profonde que le dogme,
la théologie a ses racines dans la théologie de la profondeur.
(23)

Je conclurai cette rapide analyse de la pensée de Heschel en lui laissant encore la parole, pour qu'il présente lui-même son point de vue, ce que nous pourrions appeler une ontologie de "l'inexaustibilité" de la vérité, qui semble de nos jours particulièrement féconde. Aucune religion ne peut prétendre a l'exclusivité et â la possession totale de la vérité. En fait:
La vérité ultime ne peut être pleinement et adéquatement exprimée en concepts et en paroles. La vérité ultime concerne la relation entre Dieu et l'homme. "La Torah parle la langue de l'homme". La révélation est toujours une adaptation à la capacité humaine. Il n'y a pas deux intelligences semblables, tout comme il n'y a pas deux visages semblables. La voix de Dieu rejoint l'esprit de l'homme de toutes sortes de manières, dans une multiplicité de langages. Une vérité unique arrive à s'exprimer en de multiples modes de compréhensibilité". (24)


Notes
Emilio Baccarini est professeur d'anthropologie philosophique l'Université Il de Rome (Tor Vergata). Il est aussi Directeur de la revue SIDIC et très engagé dans le dialogue entre juifs et chrétiens.
Il nous a semblé convenable de respecter le langage fort peu "inclusif" de A. Heschel dans les nombreuses citations de ses oeuvres.

(1) A.J. Heschel; No religion à an Gland: A.J. «esche! and interreligious dialogue (éd. H. Kasimov and H.L. Sherwin), New York 1991. L'article de Heschel remonte à 1966. Dans un article paru trois ans auparavant, dédié à "The thedogical Movement", Heschel avait écrit: "En cet éon, la diversité religieuse peut être providence de Dieu"; cet article se trouve maintenant dans fluecurity of Freedom, New York, 1967.
(2) Mon is no( alone, New York 1951 - Edit. franç. Paris 1972 - Edit. ital. Milan 1970. God in seareh of man, New York 1955 -Edit. franç. Paris 1968 - Edit. ital. Turin 1969.
(3) Dieu en quête de l'homme, cit. p. 64.
(4) Voir À ce propos ce que Heschel a écrit dans: L'homme n'est pas seul.
(5) L'homme n'est pas seul, cit., p. 214-215.
(6) Ibid. p. 215-216.
(7) Inseeurity of Freedom, New York 1967. p. 3.
(8) Mid p. 4.
(9) lbid p. 15
(10) Ibid p. 8
(11) Ibid p. 12.
(12) A.J. Heschel: Dieu en quête de l'homme, Paris 1968, p. 15.
(13) Ibid p. 14-15.
(14) Ibid.
(15) Insecurity of Freedom, cit. p. 115-116.
(16) Ibid p. 117-118.
(17) Ibid p. 118-120.
(18) Je renvoie ici, naturellement, à son étude suggestive: The Prophets Hewish Public. Soc. of America, Philadelphia 1962). Ces idées sont reprises dans diverses parties de son oeuvre; particulièrement significatives sont certaines expressions dans un article consacré à Religion and Race (actuellement dans The bisent/11Y of Freedom), où l'on peut lire, entre autres: "Toute la prophétie est une grande exclamation: Dieu n'est pas indifférent au malt Il est toujours préoccupé, Il est personnellement touché par ce qui arrive à l'homme. Il est un Dieu du pathos". Un peu plus loin, après avoir rappelé que le prophète est celui qui tient ensemble en même temps dans une même pensée Dieu et l'humanité, Heschel conclut: "Notre tragédie commence avec la séparation de Dieu, avec la division entre le profane et le sacré", p. 92-93.
(19) Insecurity of Freedom, cit. p. 95.
(20) No Religion is an Island, New York 1991, p. 7-8.
(21) Ibid p. 10.
(22) Insecurity of Freedom, cit. p. 182.
(23) Ibid p. 181.
(24) No religion is an Island, cit. p. 15.

 

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