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Evénements et personnes
C. A. Rijk, A. C. Ramselaar
Les congrès d'Oxford et de Seelisberg, avec plusieurs autres réunions moins importantes, ont ouvert des possibilités de dialogue entre juifs et chrétiens, et ont fourni un fondement théologique pour les déclarations du Conseil Mondial des Eglises et de Vatican II. Comme ils traitèrent spécifiquement de « l'enseignement du mépris », nous préférons en parler dans la perspective de notre prochain numéro, « Vers un nouveau climat à travers l'éducation ». (Les autres numéros de 1969 examineront « l'image du juif dans la littérature non-juive », et « la coopération des juifs et des chrétiens dans l'action sociale »).
Note sur huit jours à Rome
Nous présentons des extraits du rapport inédit que Jules Isaac écrivit aussitôt après sa rencontre historique avec Jean XXIII en juin 1960.
Je n'étais pas parti à l'aveuglette. Soit à Paris en décembre 1959, soit à Aix, j'avais étudié le terrain et pris le plus de renseignements possible....
J'avais rédigé un Mémoire destiné au pape, suivi d'un dossier contenant les différents programmes de redressement de l'enseignement chrétien concernant Israël, un exemple de mythe théologique (« La dispersion, châtiment providentiel de la crucifixion »), des extraits du Catéchisme du Concile de Trente d'où ressort que l'accusation de déicide est contraire à la saine doctrine de l'Eglise....
L'ambassadeur de France auprès du S. Siège, actionné par une lettre du président Vincent Auriol, avait demandé pour moi par la voie officielle... une audience pontificale. Audience facilement accordée....
Mais il faut bien se rendre compte à quel point l'entreprise était difficile et audacieuse. Le problème de l'enseignement catholique auquel je m'attaquais est un problème infiniment plus complexe que le problème de la liturgie. Envisagé sous cet angle spécial (concernant Israël), il touche sinon aux données même de la foi et du dogme, du moins à une tradition séculaire, plus que millénaire, issue des Pères de l'Eglise, de S. Jean Chrysostome à S. Augustin. D'où la nécessité de joindre dans ces entretiens romains le maximum de prudence au maximum de franchise. Je ne me dissimulais pas qu'il s'agissait d'un vrai tour de force et que j'aurais, dans certains cas, un abîme à franchir....
Vendredi 10 juin.
...Fin de l'après-midi chez le Cardinal Julien à la Grande Chancellerie.... D'apparence un très vieil homme, d'assez grande taille, visage ratatiné, yeux à demi fermés. Il écoute, ne dit à peu près rien, et je parle longuement avec l'impression d'être tombé d'une autre planète. Une seule question posée ... sans aucun rapport avec ce que je disais, mais qui montre une des préoccupations dominantes ici: « Ne pensez-vous pas que le communisme a une grande part dans le réveil actuel de l'antisémitisme? ». Je réponds, reprends mon travail d'approche.... Je m'enhardis tout de même — parce qu'il paraît plus bienveillant à la fin — à lui poser une question. « Eminence, dans toute démarche de ce genre, il doit y avoir une ou deux portes bonnes où frapper. Selon vous quelles sont ces portes? » Il réfléchit et après quelques instants murmure: « Le Cardinal Ottaviani ». Je reprends: « Et avec le Cardinal Ottaviani? » Il réfléchit de nouveau et me souffle, dans un nouveau murmure: « Le Cardinal Bea ».
Dimanche 12 juin.
...En fin de journée une lettre de l'ambassade m'a informé que l'audience pontificale aurait lieu le lendemain.... Peu dormi, la nuit du 12 au 13; mis au point la Note complémentaire et conclusive en vue de lui donner, sous forme brève, le maximum d'efficacité. Et mis au point aussi les thèmes essentiels à mettre en relief. En tenantcompte du fait... que le bon Jean XXIII était assez bavard, que la conversation pourrait avoir un tour familier et prendre des détours imprévus....
Lundi 13 juin.
...Nous pénétrons... jusqu'à la dernière salle qui précède le bureau-bibliothèque où Jean XXIII reçoit. Longue attente. On nous prévient que sa S.S. est fatiguée, qu'elle est réveillée depuis minuit, que les audiences sont nombreuses, ce qui signifie, hélas, que le temps nous sera mesuré....
Enfin, vers 13h15, mon tour arrive. Le Pape nous reçoit devant la porte qui s'ouvre... je m'incline et Jean XXIII me donne tout bonnement la main. Je me présente comme non chrétien, promoteur des Amitiés judéo-chrétiennes en France, et comme un vieil homme très sourd. Nous nous installons à côté du bureau de travail sur trois fauteuils tout proches l'un de l'autre; je suis à côté du Pape qui est vraiment la simplicité même, et cette simplicité fait un contraste saisissant avec le faste du décor et du cérémonial qui précède.
Comme prévu, c'est lui qui engage la conversation, vivement, parlant de son culte pour l'Ancien Testament, les Psaumes, les Prophètes, le Livre de la Sagesse. Il parle de son nom qu'il a choisi en pensant à la France; me demande où je suis né.... Et moi je cherche la transition pour l'amener sur le terrain voulu; je lui dis le grand espoir que les mesures prises par lui, si spontanément, ont éveillé dans le coeur du peuple de l'Ancien Testament; si nous attendons de lui davantage encore, n'est-ce pas lui-même qui en est responsable par sa grande bonté? ce qui le fait rire.
Alors j'expose ma requête concernant l'enseignement, et d'abord sa base historique. Mais comment, en quelques minutes, faire comprendre ce qu'a été ce ghetto spirituel dans lequel l'Eglise progressivement a fini par enfermer le vieil Israël — en même temps que dans un ghetto matériel?...
Il existe aujourd'hui heureusement un contrecourant, purificateur, qui se renforce de jour en jour. Cependant des enquêtes récentes ont montré que « l'enseignement du mépris » subsiste toujours. Entre ces deux tendances contraires, l'opinion catholique est divisée, reste flottante. Voilà pourquoi il est indispensable qu'une voix s'élève d'en haut, du plus haut, du « sommet » — la voix du chef de l'Eglise — pour indiquer à tous le bon chemin et condamner solennellement « l'enseignement du mépris », en son essence antichrétienne.
...Je présente alors ma Note conclusive et la suggestion de créer une sous-commission annexe chargée d'étudier la question. Le pape réagit aussitôt en disant: « J'y ai pensé dès le début de l'entretien ». A plusieurs reprises, au cours de mon bref exposé, il avait manifesté sa compréhension et sa sympathie....
Mais c'est la fin.... En disant toute ma gratitude pour l'accueil reçu, je demande si je puis emporter quelque parcelle d'espoir. Il se récrie: « Vous avez droit à plus que de l'espoir! » Il ajoute en souriant: « Je suis le chef, mais il me faut aussi consulter, faire étudier par les bureaux les questions soulevées; ce n'est pas ici la monarchie absolue ». Et nous nous quittons sur une nouvelle et bonne poignée de mains.
Les Symposia d'Apeldoorn.
Sous l'influence des événements de la deuxième guerre mondiale, une nouvelle connaissance des relations entre juifs et chrétiens poussa quelques petits groupes de chrétiens à entreprendre des efforts sérieux pour créer un climat de compréhension. Le congrès de Seelisberg en 1947 fut un point de départ, où chrétiens et juifs commencèrent à poser un vaste programme de travail pour l'avenir.
Un travail important fut fait dans quelques pays du monde catholique, souvent par initiative privée et isolément. Je veux seulement parler ici des symposia d'Apeldoorn (Pays-Bas), qui eurent lieu en 1958 et 1960, et continuèrent ensuite à Strasbourg en 1967 (cf. Sidic, octobre 1967). C'est grâce à Mgr A.C. Ramselaar que ces symposia catholiques internationaux purent avoir lieu.
Des échanges de vues et différentes activités ont stimulé la coordination des études et l'intérêt. Quand le Pape Jean XXIII annonça le Concile Oecuménique en janvier 1959 et, plus tard, demanda une déclaration sur les relations entre l'Eglise catholique et le judaïsme, Mgr Ramselaar parcourut l'Europe et Israël pour réunir le plus d'informations possible pour la préparation d'une déclaration conciliaire. Il convoqua ensuite un symposium, celui de 1960, où les participants préparèrent un document détaillé des rapports judéo-chrétiens pour la commission préparatoire à Rome. Ce document esquissait les perspectives de la question et ses problèmes fondamentaux pour la commission spéciale chargée de préparer un schéma de déclaration pendant le Concile. Mgr Ramselaar, peritus au Concile, fut à même par ses connaissances, son amour et son intérêt, et par ses nombreuses relations de donner une meilleure compréhension des relations judéo-chrétiennes.
Sans aucun doute, les symposia d'Apeldoorn ont fortement contribué à la nouvelle prise de conscience des profonds liens que le dialogue entre juifs et chrétiens pourrait nouer. Ils continuent de stimuler les catholiques à étudier et à réaliser leur lien fondamental avec Israël.
C. A. Rijk
John Oesterreicher. Parmi les pionniers du rapprochement judéo-chrétien un nom sera toujours mentionné: celui de John M. Oesterreicher, directeur de l'« Institute of Judaeo-Christian Studies » à la Seton Hall University.
Certain de ses écrits ont été traduits en allemand, en français, en hollandais et en espagnol. Dans le monde entier nombreux sont ceux qu'il a animés d'un intérêt profond pour le problème des rapports entre l'Eglise et Israël. Il n'en demeure pas moins que l'ensemble des catholiques ne porte que peu d'attention au rapprochement judéo-chrétien. C'est pourquoi les noms qui jalonnent son histoire sont d'autant plus saillants. On peut citer en France: Bloy, Péguy, Maritain;
Journet en Suisse; certains représentants de la nouvelle théologie comme Paul Démann ainsi que Karl Thieme et Gertrud Luckner en Allemagne. Plusieurs juifs-chrétiens ont eu une grande influence à ce sujet, ainsi: Raïssa Maritain, Paul Démann, Bruno Hussar, Josef Stiassny, Francisca van Leer et plus tard en Hollande, Madame
I. Rookmaaker van Leer. C'est aussi le cas de John Oesterreicher, en Autriche avant Hitler, puis aux Etats-Unis après 1940.
John Oesterreicher est né en Autriche (1904). Il devint catholique pendant ses études de médecine. Après ses études théologiques à Graz et Vienne il fut ordonné prêtre le 17 juillet 1927 dans la cathédrale St-Etienne de Vienne. En 1967 à l'occasion du symposium de Strasbourg le Professeur W. Eckert, 0.P., a rappelé cet anniversaire d'une façon émouvante pendant une messe de J. Oesterreicher, concélébrée avec ses « compagnons de route ».
Pendant ses premières années de sacerdoce il fut professeur de religion à Vienne. Sa vocation spéciale se dessina déjà dans la fondation de « Das Pauluswerk » et de la revue bimestrielle Die Erfiillung (1934). Il y commença la lutte contre l'antisémitisme très répandu parmi les catholiques autrichiens. Quand Hitler annexa l'Autriche, Oesterreicher passa par Fribourg, Rome, Paris et l'Espagne et trouva asile à New York. Il y retrouva peu à peu le même travail qu'en Autriche: ministère pastoral et enseignement théologique (Manhattanville College). Il reprit la lutte contre l'antisémitisme, mais en même temps sa vision des relations entre l'Eglise et le peuple juif se précisa. Il en fit une thèse, actuellement à la base de toute la doctrine de l'Eglise. Il y dénonçait l'aveuglement causé par l'antisémitisme, qui se révélait parfois dans l'attitude pratique d'une grande partie de la hiérarchie, aussi bien que dans les théories courantes des théologiens.
Le rejet réciproque de l'Eglise et du judaïsme exigea un moyen de purification: l'étude scientifique des relations judéo-chrétiennes dans l'histoire et dans la théologie. En 1952 un plan d'études prit corps, grâce au concours de John C. H. Wu, converti chinois, et de l'abbé Rudloff de Jérusalem, par la fondation de l'Institut des études judéo-chrétiennes à la Seton Hall University à Newark (N.J.). A partir de ce moment l'oeuvre d'Oesterreicher eut un rayonnement plus universel. En 1958 il prit contact plus étroitement avec d'autres centres d'études et de rapprochement judéo-chrétien, et spécialement avec Thieme, Démann, Hussar et Stiassny lors du symposium à Apeldoorn. Un discours remarquable à Amsterdam stimula le travail en Hollande. Ces contacts servirent aussitôt à la préparation du Concile du Vatican. Oesterreicher fut nommé consulteur du Secrétariat pour l'Unité des Chrétiens. Dans les dernières neuf années son intérêt se porta surtout sur la Déclaration du Concile du Vatican. A bon droit il y voit la réussite de sa vie. Ce doit lui être une grande satisfaction que de voir son institut devenu le siège officiel du « Secretariat for Catholic-Jewish Relations » sous la direction de son collaborateur, E.H. Flannery.
Bien qu'on puisse dire que la réussite d'une vie dépend irrévocablement de circonstances imprévues, on constate aussi qu'une grande oeuvre est le résultat de l'interaction de l'originalité personnelle avec l'esprit du siècle. La personne et la vie de John Oesterreicher sont marquées par une double tragédie:
a) Il fut juif dans le demi-siècle que nous venons de traverser.
b) Il fut juif-chrétien dans une Eglise qui, même après Jean XXIII, n'accueillit que difficilement le peuple juif comme son frère ainé. La vie de John Oesterreicher est restée celle d'un exilé. Il n'a jamais été un Américain véritable, malgré tout son amour pour le pays qui l'a accueilli. La persécution juive ne lui a laissé ni trève ni repos. On dirait que tout cela se fait encore sentir dans sa vie itinérante.
Produit de son époque et produit de son tempérament, il est devenu dans son amour pour le christianisme et le judaïsme l'apologiste de genre scolastique, que bien des amis juifs ont du mal à apprécier. Il a adopté ce style pendant la période apologétique de l'avant-guerre, dans une Eglise qui vivait encore dans le triomphalisme du baroque et de la Contre-Réforme, Eglise qui se rendait à peine compte de la grande crise qu'elle allait affronter dans le monde moderne. L'oecuménisme était encore peu répandu chez les catholiques. On s'occupait bien plus de convertir les gens. C'est pourquoi ses premières publications de l'après-guerre portent des titres comme The Apostolats among the Jews (1946) et Walls are Crumbling (1952). Il aimait la hiérarchie avec la ferveur d'un néo-chrétien. Il a parfois encensé l'intérêt, fumée peu consistante, qu'apportaient à Israël certains membres de la hiérarchie. Il est possible que ce fut là un symptôme de la solitude qu'il ressentait. Il faut bien admirer le travail qu'il a accompli en Autriche, car le premier, il attaqua de front un antisémitisme assez répandu. Si on l'eût écouté, le sort des juifs de Vienne eût été bien différent. Sa combativité a stimulé aussi son travail concernant la Déclaration du Concile au sujet des juifs. Toujours il a été davantage lutteur que théoricien. C'est encore le trait le plus expressif de son oeuvre récente: Der Baum und die Wurzel (1968) qui est la traduction allemande de son livre Israel of God paru en 1963.
Sa grande érudition lui permet de souligner les faiblesses de l'exégèse chrétienne, qui fausse souvent le sens véritable de l'Ecriture et de la tradition parce qu'elle en ignore les données juives. Par ailleurs il explique la pensée juive en partant de la théologie chrétienne qui, parce que théologie, veut systématiser la pensée juive par l'ensemble de l'Ancien Testament. Or la pensée juive n'est pas un système, et l'Ancien Testament n'est pas un manuel d'histoire où nous trouvons une image complète de la pensée juive avant et après la venue du Christ. Mais il se peut que ce soit la meilleure manière de susciter un véritable intérêt chez les catholiques pour le lien qui unit l'Eglise en tant qu'institution, et la foi chrétienne en tant qu'attitude de vie, avec le peuple juif, ancien et actuel.
C'est à ce titre que John Oesterreicher mérite notre reconnaissance: il a préparé le renouveau de l'avenir. En effet, les relations judéo-chrétiennes sont déterminantes pour la vie intérieure de l'Eglise.
A. C. Ramselaar