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Une conception juive de la mort
Giuseppe Laras
Le phénomène de la mort, de par son caractère absolu et inéluctable, suscite sans aucun doute chez l'homme, en tant qu'il est porteur et expression de vie, un bouleversement et une peur instinctifs. La mort lui apparaît comme une fin, un vide, un anéantissement, la négation et le contraire de ce qui est, de ce qui existe, c'est-à-dire de lui-même. Une sensation douloureuse et angoissante de peur, et surtout d'impuissance, saisit et accompagne l'homme dès lors qu'il constate et considère cette issue de la vie, étrange, inéluctable et incontrôlable.
Il est pourtant indubitable aussi que ce même phénomène de la mort, même s'il garde toujours sa spécificité propre d'apparente négation de la vie, suscite un comportement tout différent chez ceux qui ont une conception religieuse de la vie. J'entends par là une conception de la réalité non pas mécaniste ou panthéiste, mais centrée sur la notion d'un Dieu créateur du monde et qui veille sur ses destinées. Le judaïsme, de par son monothéisme et son éthique, a introduit dans le monde une conception tout à fait révolutionnaire de la réalité: c'est-à-dire d'une réalité qui n'est plus abandonnée à elle-même par une fatale nécessité mais qui se situe tout entière, dans sa naissance, son devenir et sa fin, à l'intérieur de la volonté libre et consciente de Dieu; aussi cette religion ne pouvait-elle pas ne pas se poser, parmi tant d'autres, le problème de la mort, et cela dans une perspective entièrement différente de celle dans laquelle on se placerait d'instinct ou en dehors de toute optique religieuse.
Pas de dichotomie
Disons tout de suite qu'une dichotomie entre corps et âme, entre matière et esprit, qui amène à considérer ce dernier seulement comme noble et précieux tandis qu'on ne souligne que le caractère accidentel et négatif, accessoire et limité du premier, est tout à fait étrangère à la mentalité juive. Dieu a créé l'esprit, mais il a créé auparavant la matière: « Et le Seigneur modela l'homme avec la poussière de la terre, et il insuffla dans ses narines un souffle de vie » (Gn 2,7). Mises à part les autres considérations d'ordre théologique qu'on peut en tirer, ce texte souligne un point très important et très simple: que la vie, le « monde d'ici-bas», est un bien qui est don de Dieu, et dont chacun de nous doit user au mieux, en ses aspects spirituels et matériels, en conformité avec la volonté expresse de Dieu.
Si l'on prend la vie, cette vie, comme un donné intrinsèquement bon, à utiliser dans le cadre d'un rapport serein d'obéissance à Dieu, on peut comprendre la mission confiée à l'homme de collaborer à la création et de la continuer, afin d'établir le monde, ce monde, sous la royauté du Tout-puissant. Vu cette exigence — présente dès les premières pages de la Thora et réitérée tout au long de la Bible — de souligner le caractère « sacral » de la dimension humano-temporelle, dans le cadre d'une réalité plus large comportant des aspects invisibles et inexplicables, nous pouvons entrevoir déjà pourquoi il n'existe pas de description précise, détaillée, de ce qui touche à l'âme et à son destin après la mort corporelle.
Immortalité de l'âme
Cela ne signifie pas qu'on ne puisse trouver dans la Bible des signes, des traces, des indications plus générales relatives à cette question; tout au contraire, et cela peut facilement être prouvé. Selon notre f acon de voir, le « monde à venir » (Olam Habba) est cette dimension dans laquelle l'âme se réfugie après avoir quitté son corps, à sa mort. Même sans précisions de la Thora à ce sujet, nous aurions donc pu deviner que l'âme n'est pas sujette à la mort. Si elle est, en effet, la part divine de nous-mêmes, puisque « ...à l'image de Dieu il fit l'homme » (Gn 127; 5,1), on ne peut admettre qu'elle soit susceptible d'anéantissement et de mort, comme le corps qui se décompose et disparaît. L'âme ne peut se décomposer et disparaître: elle se détache du corps et « l'image divine » imprimée en nous subsiste en son essence, même si elle est au dehors et sans le support du corps. Citons à ce sujet le célèbre verset de Oohelet 12,2: «Avant que la poussière ne retourne à la terre comme elle en vint, et que le souffle ne retourne à Dieu qui l'avait donné...», verset combien explicite et précis, et surtout consolant!
Croyance en la résurrection
Une autre croyance, étroitement liée à celle de l'âme et du « monde à venir », est celle qui concerne la « résurrection des morts », croyance peut-être plus ancienne et certainement plus explicite que celle de l'immortalité. A titre d'exemple, citons quelques textes où il y est fait allusion:
« C'est moi qui fais vivre et qui fais mourir;
quand rai frappé, c'est moi qui guéris...»
Dt 32,39
«C'est le Seigneur qui fait mourir et vivre, qui fait descendre au Shéol et remonter ».
Is 2,6
« Tes morts revivront, tes cadavres resurgiront; éveillez-vous et chantez, ô vous qui dormez dans la poussière, parce que, comme la rosée rend la vie aux plantes flétries,
ainsi la terre rendra les morts.»
Is 26,19
Et la célèbre vision des « ossements desséchés », en Ez. 37, qui se revêtent de leur chair et revivent (même si, pour certains, cette vision peut sans doute symboliser tout simplement la renaissance nationale d'Israël).
Dn 12,2
Les diverses conceptions ou croyances que nous avons mentionnées, et auxquelles nous pouvons ajouter la foi en une ère messianique et en la rétribution, sont les éléments, autonomes seulement en apparence, d'une problématique unique et plus générale à laquelle on donne le nom générique de « Olam Habba » ou « monde à venir », terme que nous avons utilisé jusqu'à maintenant dans un sens plus restreint.
Le monde à venir
Malgré les siècles qui passaient et les changements presque chaque fois traumatisants des conditions politiques et culturelles qui s'en suivaient, malgré le contact constant avec des cultures et des modes divers de penser, Israël s'est maintenu fondamentalement fidèle à ces principes de foi que nous avons évoqués; il les a même enrichis d'explications spécifiques plus approfondies et satisfaisantes, les élevant parfois au rang de véritables propositions de foi.
La croyance en l'immortalité de l'âme et en la résurrection des morts est déjà bien ancrée et répandue dans les écoles pharisiennes du premier siècle avant notre ère, et même plus tôt encore dans les livres apocryphes et pseudépigraphiques. N'oublions pas que la question fondamentale qui opposait, sur le plan doctrinal, les pharisiens et les sadducéens était justement celle de la résurrection (niée par ces derniers) et. presque sûrement, celle aussi de l'immortalité de l'âme.
Même s'il est difficile, dans le cadre de la réflexion que nous faisons ici, de trouver dans la littérature talmudique, et particulièrement dans le champ si vaste de la Haggada, une doctrine systématique, complète et uniforme, il est certain que les pharisiens (mouvement majoritaire représentant l'expression la plus fidèle et la plus caractéristique du judaïsme et qui, après la catastrophe nationale de 70, a garanti la survie du peuple juif) croyaient en un monde des âmes séparées des corps. Les paroles fameuses de Rav, souvent citées par les théologiens juifs du Moyen Age, sont à ce sujet significatives:
« Le monde à venir n'est pas comme ce monde. Dans le monde à venir il n'y a ni nourriture, ni boisson, ni procréation, ni affaires, ni jalousie. ni haine, ni compétition, mais les justes siègent avec une couronne sur /a tête et jouissent de la splendeur de la Présence divine ». (Tain Bab. Ber. 17a).
En ce qui concerne la forme et les caractères de cette dimension ultra-terrestre, même si nous trouvons ça et là quelques références à un Jardin d'Eden (lieu de délices) et à une Géhenne (Heu de souffrances et de flammes), on peut affirmer, de façon schématique et sommaire, que les âmes y vivent une expérience totalement différente de celle qu'elles ont vécu dans le monde de la matière et qu'elles en éprouvent des sensations positives ou négatives selon la manière dont elles se sont comportées et ont vécu au cours de leur vie terrestre.
Problèmes concernant la résurrection
Pour ce qui est de la résurrection, on ne rencontre pas trop de difficulté à la comprendre et à la formuler (même si, dans une perspective purement logique, elle nous parait impénétrable), mais elle soulève au contraire quelques sérieux problèmes sur les points suivants: quand aura-t-elle lieu? combien de temps durera-t-elle? comment sera-t-elle liée au monde des âmes? qu'entend-on par résurrection »? Il s'agit de la recomposition ou restauration du corps matériel par la récupération de tous ses membres (quels qu'aient été la manière dont ils se sont décomposés et l'endroit où ils ont abouti) et le retour en ce corps restauré de son âme originelle. Limage d'Ezéchiel (chap. 37) que nous avons déjà citée peut être une aide, (du moins pour ceux qui lui attribuent une portée particulière, y voyant une description et une anticipation de ce « super-miracle » divin) pour bien saisir la manière dont se présentera la résurrection: comme une seconde naissance d'Adam, façonné extérieurement de boue et animé intérieurement par l'esprit.
Parmi les nombreux problèmes qui, comme nous l'avons dit, se posent au sujet de la résurrection, il en est un particulier: Qu'adviendra-t-il lorsque la résurrection des corps aura eu lieu? Il semble qu'on puisse répondre ainsi: la résurrection représentant l'étape qui, présume-t-on, vient clôturer l'expérience terrestre, le corps recréé ou re-né (quoiqu'allégé et affiné dans sa consistance) passera, c'est-à-dire s'introduira dans le monde à venir pour y demeurer définitivement ou tant que Dieu le voudra. Mais comment un corps peut-il s'introduire dans le monde à venir qui est une dimension complètement spirituelle et qui, par définition, ne peut rien recevoir de matériel? Et pourquoi, puisque dans le monde spirituel un tel corps ne pourra exercer aucune de ses activités matérielles ou physiologiques, Dieu créerait-il, ou mieux recréerait-il, des organes voués à l'inaction et devenus inutiles?
C'est précisément pour surmonter ces objections (qui, reconnaissons-le paraissent sérieuses et difficiles à réfuter lorsqu'on les envisage dans une perspective logique strictement humaine, mais qui perdent beaucoup de leur force si on les considère sous l'angle d'une action divine unique et qui ne se répète pas) que Maimonide, le grand théologien du Moyen Age (1135-1204) refuse de lier la résurrection des corps à la dimension définitive du monde des âmes; il explique que le miracle de la résurrection (dont rayèsement n'est pas nécessairement lié à la fin des temps) pourra survenir à n'importe quel moment de l'expérience humaine et qu'il s'achèvera par une nouvelle mort physique ouvrant la voie à un retour définitif de l'âme dans le « monde à venir ».
La position prise par le philosophe de Cordoue par rapport à la résurrection ne représente qu'une position marginale qui n'a été que peu suivie par les grands théologiens juifs; malgré les difficultés signalées plus haut, ceux-ci ont préféré généralement l'interprétation traditionnelle qui met la résurrection des corps en lien avec le monde des âmes:
« Rabbi Hiya Bar Abba disait au nom de rabbi Vohanan: pour ce qui est du monde à venir, il est écrit: "Nul oeil en dehors du tien, ô Dieu n'a vu..." » (Teint. Bab. Ber. 34b).