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Rabbi Abraham Joshua Heschel - Une vue personnelle
Chaïm Weiner
Ce n'est pas sans certaines réserves que j'ai accepté l'invitation qui m'était faite d'écrire un bref article sur mon Rabbi et maître, Abraham Joshua Heschel. Il me semble assez présomptueux d'écrire un tel article; cela, premièrement parce que, même si je considère Rabbi Heschel comme mon maître, je ne l'ai jamais rencontré personnellement; et cela aussi parce que, même si j'ai lu et beaucoup aimé bon nombre de ses livres, je ne me considère pas comme un expert en ce qui concerne sa pensée. Rabbi Heschel, cependant, a été l'inspirateur de toute une génération de rabbins et de maîtres un peu partout dans le monde. Ses écrits ont certainement eu une influence énorme sur ma propre pensée et sur mon évolution religieuse, et ils ont eu un impact important sur mon action en tant qu'éducateur religieux. C'est de ce point de vue que j'écrirai ici.
Je commencerai par une brève introduction sur l'homme et ses écrits: Rabbi Heschel est né à Varsovie, en Pologne, en 1907.11 descendait d'une longue lignée de rabbins hassidiques. Le judaïsme hassidique insiste beaucoup sur la vie spirituelle intérieure de l'homme religieux. Heschel a grandi dans un milieu de profonde spiritualité, un monde de foi. Même s'il a fréquenté plus tard l'Université de Berlin afin d'y poursuivre des études profanes, il n'a jamais cessé au cours de sa vie de puiser aux sources de sa première expérience religieuse.
La poésie comme langage de la foi
Ceux qui étudient la pensée de Heschel sont bien souvent ou déconcertés ou dépassés par le style de ses écrits. Il ne présente pas directement une philosophie religieuse appuyée par des preuves et des arguments. Son oeuvre est poétique. Ses livres sont une description de la foi plutôt qu'une argumentation en faveur de celle-ci. Ce style est voulu et reflète l'idée que se fait Heschel du langage et de la religion. Il semble, en fait, que langage et foi soient étroitement liés dans sa pensée. Je voudrais regarder de près l'idée qu'a Heschel du langage, et partir de là pour présenter sa conception de la foi. Considérons donc séparément chacun des éléments propres à ce style. Heschel fut un maître du langage, et il avait des idées précises sur l'utilisation du langage dans le contexte de la foi. En ce qui concerne le vocabulaire, il écrivait:
La langue de la foi n'emploie que peu de mots forgés selon son propre esprit; la plupart de sa terminologie est empruntée au vocabulaire de l'expérience humaine générale, mais dotée d'une signification nouvelle. En prenant ces termes dans leur sens littéral, on laisse donc échapper les acceptions uniques dont ils se sont chargés dans le domaine religieux.
Dans le langage scientifique, le sens des mots doit être clair, distinct et sans ambiguïté: chaque mot doit traduire le même concept pour tout le monde. En poésie, cependant, les mots qui n'ont qu'un seul sens sont accusés de platitude. Le mot juste y sera souvent celui qui, évoquant une pluralité de significations, peut être compris à plus d'un niveau. Ce qui est une qualité pour le langage scientifique devient un défaut dans l'expression poétique (1).
Heschel écrit sous forme poétique, car il lui semble que la poésie seule est susceptible de communiquer vraiment la richesse du monde de la foi. La foi n'a pas un vocabulaire qui lui soit propre, car on peut seulement faire allusion à l'expérience de foi, mais non pas la décrire. L'allégorie et la métaphore sont les seuls outils permettant de traduire la complexité de cette expérience. De même que les personnes trop terre â terre sont incapables de pénétrer le véritable sens de la poésie, de même sont-elles aveugles à la manifestation de la main de Dieu dans la création. On pourrait, en fait, dire que la clef de la foi religieuse réside dans la capacité de voir le monde comme une oeuvre de poésie.
La foi précède la raison
Heschel n'apporte pas des arguments à la foi, car il ne croit pas que les racines de la foi se trouvent dans le domaine de l'argumentation rationnelle: Il écrit:
Quand l'âme n'est pas embrasée, aucune lumière de spéculation n'illuminera l'obscurité de l'indifférence. Aucune démonstration magistrale logique de l'existence de Dieu, ni aucune analyse de la complexité des concepts traditionnels sur Dieu ne réussira à disperser cette obscurité...
Les preuves peuvent contribuer à protéger une certitude, non à l'établir au départ; elles sont essentiellement les explications de ce qui est déjà intuitivement clair en nous. (2)
La raison n'est pas la racine de la foi: celle-ci précède la raison. Ses racines se trouvent dans notre perception pré-conceptuelle du monde. Ce sont nos réactions pré-conceptuelles au monde: admiration, crainte, stupeur, toutes ces dispositions précédant la raison, qui suggèrent aux personnes ayant le sens religieux (Heschel dirait aux "esprits ouverts") que le monde implique beaucoup plus que ce que nous "comprenons". Une personne de foi fait d'abord l'expérience de Dieu dans le monde, et seulement alors elle essaie de repenser cette expérience avec sa raison. L'homme moderne s'est fermé aux expériences préconceptuelles. Etant trop terre â terre, ignorant la poésie inhérente â la création, il s'est fermé â la possibilité de la foi.
Heschel ne discute pas sur la foi, car il sait qu'aucun argument ne pourra convaincre une personne aveugle â l'expérience religieuse de la valeur d'une vie de foi. Ce qu'il fait, c'est de décrire le monde du point de vue d'une personne qui croit. Le privilège de Heschel fut d'avoir eu trois grandes qualités: il était un homme profondément religieux, avec une riche vie spirituelle à laquelle il pouvait puiser; il avait un esprit exceptionnellement doué de perception, capable d'analyser et de décrire ce monde d'expériences dans les concepts propres aux penseurs modernes; et il était un maître du langage, dont il usa pour décrire avec finesse le profil et les nuances de l'âme religieuse. Il est donc particulièrement apte à ouvrir le monde de la foi â l'humanité de l'époque moderne. Heschel n'est jamais devenu le "Rebbe" (chef spirituel) d'une secte hassidique; il a été plutôt appelé à toucher le monde extérieur, à être un Rebbe pour le monde entier.
Analogie avec la prière
Si l'on ne peut arriver à la conviction de la foi par la raison, quelle valeur ont pour les autres les écrits de Heschel? La meilleure manière d'expliquer cela est de le faire par analogie avec une autre question que traite Heschel dans ses écrits: celle de la prière. Il s'agit là d'un thème central de son oeuvre. La prière est généralement décrite comme un épanchement du coeur en Dieu. Même s'il s'agit là d'une description d'une suggestion puissante, elle ne correspond pas réellement aux formes traditionnelles de prière fixes â des temps fixes—et nous sommes là bien loin de cet épanchement spontané du coeur considéré comme la forme idéale de prière. Heschel cherche à montrer la valeur de ce genre de prière (qu'il appelle "prière d'empathie") pour une personne croyante. Il écrit ceci:
fin'estpasnécessairequ'il y ait en nousunedisposition priante quand nous commençons a prier. C'est par la lecture que-nous faisons, par notre sensibilité aux paroles des prières, par la projection imaginative de notre conscience dans la signification des mots et par notre "empathie" avec les idées dont les mots sont prégnants que ce type de prière se réalise (3).
Ce que Heschel veut dire, c'est que la prière, pour avoir son sens, n'a pas besoin de venir d'abord de nous. Lorsque nous lisons les mots d'un livre de prières, ceux-ci ne nous informent pas, ils nous inspirent. Nous nous trouvons nous-mêmes dans les mots et nous sommes capables de nous projeter en eux. Les mots de la prière sont "prégnants", c'est-à-dire qu'ils ont la puissance de devenir plus qu'eux-mêmes. Il existe une interaction entre les paroles de la prière et la personne qui prie. Les mots viennent d'abord et nous provoquent. Nous répondons en nous identifiant aux mots et en les enrichissant de notre propre expérience. Finalement, les mots enrichissent notre expérience propre en suggérant des variations dans les expériences et de nouveaux sens que nous n'aurions peut-être pas découverts par nous-mêmes. Les prières fixes son là pour nous rappeler le sacré quand nous considérons le monde comme allant de soi, pour inspirer, animer notre vie spirituelle, et pour nous orienter vers notre accomplissement spirituel.
Un langage qui sait rejoindre le monde moderne
C'est ce que la lecture de Heschel m'apporte. Son génie consiste dans la riche description qu'il fait, dans le langage du monde moderne, de l'expérience de foi. Pour la personne qui croit, lire la poésie de Heschel évoque une grande richesse d'émotions. En lisant les mots et en nous mettant en harmonie avec eux, nous prenons conscience de ce que nous n'avions perçu qu'intuitivement auparavant, à un certain niveau de notre inconscient. Bien plus, nous arrivons à nous comprendre mieux nous-mêmes, dans notre dimension religieuse, et nous nous sentons appelés à approfondir notre quête spirituelle. Finalement, grâce à une meilleure connaissance de nous-mêmes, et cela dans le langage de notre monde profane, nous acquérons davantage de confiance en notre condition de croyants, et nous sommes davantage en mesure de présenter aux autres cette condition.
Même si Heschel a écrit dans le contexte de la religion juive, son message fondamental (à savoir qu'on peut découvrir Dieu par l'ouverture du coeur aux mystères de ce monde, et que la vocation spirituelle ultime est de marcher avec humilité en présence du Tout-Puissant) est valable pour les croyants de toutes les religions. En fait, Heschel serait le premier à condamner quiconque se vanterait d'avoir le monopole de la sainteté.
Finalement, comme rabbin, je ne suis pas seulement une personne religieuse: j'enseigne aussi la religion. J'ai la conviction que Heschel ne parle pas seulement à ceux qui se considèrent comme « religieux », mais qu'il parle à tous. Même si nous considérons notre société comme profane, cela n'est pas totalement vrai. Notre monde actuel ressent une terrible impression de vide. Peut-être plus encore que par le passé, il existe une soif ardente de découvrir les dimensions spirituelles de notre existence. Heschel nous apprend que la voie menant à Dieu est ouverte à tous. Nous sommes appelés en tant que croyants à user de la connaissance que nous avons de notre vie intérieure pour aider les autres, s'ils le désirent, à marcher dans cette voie.
Notes
• Rabbi Hayim Weiner est responsable de la Edgware Masorti Synagogue. Cet article est traduit de l'anglais. Nous citons en français les oeuvres de Heschel dont nous connaissons la traduction française; pour les autres, nous nous référons à l'anglais.
1. A.J. Heschel: Dieu en quête de l'homme, éd. du uil (Philosophie du judaïsme), Paris 1968, p. 193.
2. A.S. Heschel: L'homme n'est pas seul, éd. Présence 1972, p. 72-73.
3. A.J. Heschel:MaaQues(forGod,éd. CharlesScribner'sSons, New York 1954, p. 28.