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Quelques aperçus sur la famille selon les traditions juive et chrétienne
Eugene J. Fisher
Cet article du Dr Fisher a été présenté lors d'un Congrès interreligieux sur la Famille qui s'est tenu à Memphis (Tennessee) le 25 avril 1980, Congrès organisé à l'initiative de la «National Conference of Christians and Jews », de l'« American Jewish Committe » et du Diocèse catholique romain de Memphis.
Même si quelques détails de cet article s'appliquent plus particulièrement à la réalité américaine, (ce qui nous a amené à faire certaines coupures, surtout dans la première partie), l'évolution du monde a des répercussions bien semblables, tant en Europe que dans les autres continents.
Les diagnostics et les pronostics sur la situation de l'Eglise catholique sont si courants actuellement dans l'Eglise romaine (1) qu'il semble qu'on ait affaire à une question aussi brûlante, et peut-être même davantage, que les questions sexuelles. Les conférences sur la famille se multiplient. Les évêques américains ont organisé un vaste plan d'action pastorale pour un ministère familial, forme de ministère inconnue dans l'Eglise il y a seulement quelques années, du moins sous ce nom. Il s'agit, pour répondre à une première question, d'un ministère exercé à la fois envers les familles et, par les familles, envers la communauté. Les éducateurs religieux sont en train de mettre au point des modèles de programmes très compliqués pour l'éducation religieuse des familles. Les liturgistes font des essais de liturgies familiales. En octobre dernier, des évêques du monde entier se sont réunis en Synode à Rome pour mettre au point un document important sur la famille.
me semble que la communauté catholique n'est pas seule, parmi les communautés religieuses, a se sentir profondément menacée, en tant que communauté religieuse, par ce qui arrive à la famille américaine. Pourquoi? Pourquoi les croyants sont-ils si préoccupés à ce sujet? Pouvons-nous, en tant que communautés religieuses, chrétiens et juifs, faire face ensemble à cette interpellation, tout en découvrant nos richesses mutuelles?
Les trois parties de cet article tenteront de fournir quelques réponses à ces questions, réponses qui ne seront en aucune façon ni complètes, ni les meilleures. Tout d'abord, nous considèrerons, du point de vue sociologique, ce qui se passe pour les familles d'aujourd'hui, particulièrement pour celles qui appartiennent à des minorités religieuses. Nous donnerons ensuite une vue générale rapide du rôle joué par la famille dans les traditions juive et chrétienne et des valeurs, à la fois communes et particulières, que nos traditions ont confiées à la famille. Enfin, nous suggèrerons quelques domaines où nous pouvons actuellement nous instruire mutuellement, en découvrant l'idéal familial traditionnel de l'autre communauté et les structures religieuses qui le soutiennent.
La crise actuelle qui nous rapproche
Perspectives sociologiques générales
Il est devenu banal de voir nos journaux du dimanche et nos journaux professionnels parler de la famille américaine comme d'une institution en crise. De sinistre statistiques... ne manquent pas de nous signaler sa désagrégation. Le nombre des divorces se multiplie, même dans les communautés catholiques et juives qui ont traditionnellement mieux résisté. On se marie plus tard et on recule le moment d'avoir des enfants.
Autrefois, disent les sociologues, le modèle de la famille était « étendu ». Maintenant, c'est un noyau. La famille « étendue » typique était celle où trois générations vivaient sous le même toit. Cette unité était elle-même complétée et soutenue par un large réseau de parents, vivant dans un voisinage proche et, en gros, assez homogène. On pouvait faire appel à ces parents en cas de difficultés et on pouvait compter sur eux pour soutenir et, bien souvent, pour renforcer les valeurs morales et religieuses qui étaient celles des parents, contribuant ainsi à la transmission de ces valeurs d'une génération à l'autre.
Cependant la mobilité spaciale et sociale et la fascination exercée par les facilités économiques ont exercé une terrible pression centrifuge sur une structure autrefois étroitement liée, dispersant les membres d'une même famille et nous « étalant » comme du beurre à la surface du continent.
La structure sociale de soutien se désagrège peu à peu, elle n'est maintenue, comme la famille elle-même, que par des téléphones à longue distance, par d'occasionnelles célébrations, joyeuses ou tristes, des événements essentiels de la vie. Les communautés ethniques que nous avons connues dans notre jeunesse n'ont pas résisté au phénomène de transplantation qui a fait émigrer, des villes vers les banlieues et les quartiers résidentiels. Un nombre sans cesse croissant d'entre nous, que nous soyons catholiques, juifs ou noirs, sont « seuls », pour dire les choses simplement. Cet isolement est bien exprimé par le mot « nucléaire ». Le noyau (nucleus) de la famille, les parents et les jeunes enfants, demeure, mais les protons et les électrons, les amis de toujours, les proches qui autrefois entouraient et protégeaient ce noyau, ont été dispersés.
Nous n'avons pas, j'y insiste, à gémir sur notre sort en constatant cette réalité. Nous l'avons choisie. Nous nous sommes donné beaucoup de mal pour la créer et, pour le bien de nos enfants, nous devons la conserver... Cependant, quand nous considérons la mesure dans laquelle nous sommes capables de partager nos valeurs religieuses et morales les plus profondes avec ceux qui nous suivent, il nous semble avoir payé plus cher que nous ne l'avions escompté.
Il y a un second aspect, moins tangible et cependant également troublant qui est à considérer dès que nous faisons mention de la transmission de valeurs communes, c'est l'idée, exprimée sous diverses formes dans les oeuvres littéraires, que la crise pourrait bien, en profondeur, être une crise d'autorité. De même que le système qui soutenait la famille et la communauté a été rompu par la mobilité sociale, de même une bonne part de l'autorité traditionnelle des parents a été retranchée par la société.
Le rôle traditionnel des parents, en tant que premiers éducateurs, (éduquer, rappelez-vous, signifie « conduire en avant », g faire avancer ») a été de plus en plus assumé par nos écoles. Là encore, ce n'est pas « la faute » des éducateurs professionnels. Nous nous sommes débarrassés de cette tâche, avec raison ou non, sur les écoles, une époque où nous avions l'impression qu'une éducation officielle pouvait guérir tous les maux de la société... L'Etat, au moyen de ses organismes sociaux (organismes, une fois encore, créés pour des raisons sérieuses et nécessaires), assume de plus en plus le droit de décider « ce qui est le meilleur » pour nos enfants, au point d'engager des procédures qui déterminent si l'environnement familial est pour eux un environnement « sain ».
Les décisions les plus intimes sur le plan médical sont considérées, à présent, comme devant être prises par le médecin et son patient. Les parents ou le conjoint n'ont rien à dire, et certains cas récents montrent qu'ils n'ont même pas à être informés, sur des sujets tels que l'avortement ou la contraception, même s'il s'agit d'enfants mineurs. Et bon nombre d'entre nous, à en juger par les pourcentages très grands des sondages, semblent considérer que, pour ce qui touche à la morale sexuelle, l'Eglise et la Synagogue cherchent là à exercer une autorité qui est du ressort de la cellule familiale seule.
Survie de la minorité religieuse
..Dans une société pluraliste, les minorités religieuses ont une plus grande difficulté à conserver leurs croyances et leurs lignes de conduite propres, face à une moralité qui est exposée « comme sut une place de marché ». En effet, les mêmes facteurs qui exercent une action centrifuge pour désagréger la famille et son réseau de soutien, exercent une action centripète en ce qui concerne les valeurs. J.L. Thomas parle de ce qu'il appelle « une tendance à l'uniformité » dans les sociétés démocratiques, parce que, dans ces sociétés, les structures sociales mêmes vont « tendre avec le temps, à incarner les valeurs qui correspondent aux convictions de la majorité dominante sur la nature de l'homme et ses besoins ».2
...Les minorités religieuses qui cherchent à maintenir leurs règles traditionnelles de conduite peuvent aussi être aveuglées par le fait que certains facteurs se trouvent imbriqués dans tout un système social que d'autres dominent. Ainsi les catholiques, en ce qui concerne le style de vie, partagent les désirs de la population américaine. Du fait des nécessités économiques, on voit se multiplier les couples dans lesquels les deux conjoints apportent leur contribution au budget et qui, également, limitent la famille afin de s'assurer le standard de vie dont jouissent les autres. Les couples qui refusent la contraception comme moyen de limiter la famille vont se trouver sérieusement frustrés s'ils ne sont pas vraiment conscients des mécanismes sociaux en jeu.
Devant ces réalités sociales, et vu ce sens profond du changement qui prévaut à l'intérieur de l'Église comme de la Synagogue, les sanctions spirituelles, sociales et psychologiques, qui exerçaient une puissante influence sur les communautés chrétiennes et juives et renforçaient les valeurs familiales, semblent, elles aussi, perdre de leur force. Tous ces changements, depuis la mobilité spatiale et sociale jusqu'au renouveau liturgique, ont leurs aspects positifs. Cependant, dans bien des familles, l'impression dominante est, sans aucun doute, celle d'une ambiguïté de principe (Il y a décidément trop de choix possibles!).
Un fondement commun: Les Ecritures hébraïques
Les récits de la Création
Ce n'est pas simple coïncidence si, lorsque vous demandez à un professeur juif ou chrétien de faire une conférence sur la famille, il (ou elle) va commencer à peu près sûrement par l'une des citations suivantes de la Genèse:
« Dieu créa l'homme à son image,
mâle et femelle il les créa.
Dieu les bénit et leur dit: "Soyez féconds et multipliez-vous" ». (Gen. 1,27-28)
« Voici cette fois l'os de mes os et la chair de ma chair... Aussi l'homme laisse-t-il son père et sa mère pour s'attacher à sa femme et ils deviennent une seule chair ». (Gn. 2,23-24)
Ces deux textes fondent l'idéal du mariage (et, dans la perspective des auteurs, automatiquement, celui de la famille) à l'intérieur de l'acte même de la Création. Leur but est, de ce fait, de souligner au moins deux fins du mariage, reflétées clairement dans chacune des deux traditions,' et que nous pouvons facilement discerner dans les textes cités plus haut: l'union des partenaires comme réfléchissant l'unité de Dieu et la procréation, c'est-à-dire la mise au monde des enfants et leur éducation.5
On peut aussi découvrir dans la Genèse une troisième fonction du mariage et de la famille, et je. voudrais le prouver: il s'agit d'une gestion de la terre, ou d'une intendance, où l'homme représente Dieu pour mener à bien, au long de l'Histoire, ce qui était le propre divin dans l'acte de la Création. On perçoit cela immédiatement dans le récit sacerdotal (« Remplissez la terre et dominez-la. Soumettez les poissons de la mer »...). Ce thème est marqué fortement aussi dans le récit yahviste qui décrit le triste état de la création avant la constitution du premier couple:
«Le jour où le Seigneur Dieu fit la terre et le ciel, il n'y avait encore sur la terre aucun arbuste des champs, et aucune herbe des champs n'avait encore germé, car le Seigneur Dieu n'avait pas encore fait pleuvoir sur la terre et il n'y avait pas d'homme pour cultiver le sol ». (Gen. 2,5)
La famille est donc la seule institution humaine que nos traditions reconnaissent comme établie par Dieu dans l'acte même de la Création et au service de la création.
D'après les deux récits bibliques, il devrait aller sans dire (mais ce n'est malheureusement pas le cas) que l'homme et la femme sont égaux de par leur création, c'est-à-dire en principe, idéalement, et que par conséquent tout anéantissement de l'un des partenaires par l'autre constitue un désordre par rapport au modèle naturel fondamental. On peut soutenir, me semble-t-il, que même si le judaïsme et le christianisme n'ont pas vraiment réussi à mettre en oeuvre, sur le plan pratique, cette perspective biblique fondamentale de l'égalité devant Dieu, la base théologique en est cependant fermement indiquée dans les textes sacrés.
Dans le judaïsme, on a toujours attaché moins d'importance que dans le christianisme à la narration des récits de l'Eden en tant que chute fondamentale, de la grâce au péché. Peut-être la raison en est-elle que le judaïsme a, avec juste raison, abordé la Genèse comme un tout. Lorsqu'on la lit ainsi, il devient évident que, pour l'auteur biblique, le Déluge (Gen. 6-9) a lavé la création de tout le mal des siècles passés et que Dieu a établi une nouvelle création et un nouvel ordre dans le monde. Cet ordre nouveau prend la forme d'une alliance entre Dieu et « toute créature vivante », y compris l'humanité (Gen. 9,1-11). En cette alliance, la malédiction attachée à la terre est effacée:
« Je ne maudirai plus jamais le sol à cause de l'homme.
Certes le coeur de l'homme est porté au mal dès sa jeunesse,
mais plus jamais je ne frapperai tous les vivants comme je l'ai fait». (Gen. 8,21)
Pour le christianisme, naturellement, un ordre nouveau aussi radical n'a commencé véritablement pour le monde qu'avec la venue du Christ dont le mystère pascal de mort et résurrection n'établit pas seulement la communauté chrétienne (l'Eglise) mais encore avec elle toute la création dans l'état primordial, celui de l'âge eschatologique.` C'est dans cette perspective de l'eschatologie sur le point de se réaliser que les paroles de Paul établissent comme une charte de l'égalité de l'homme et de la femme à l'intérieur de l'Eglise:
« Il n'y a plus ni juif ni grec
il n'y a plus ni esclave ni homme libre; il n'y a plus l'homme et la femme,
car tous vous n'êtes qu'un en Jésus-Christ ».
(Gal. 3,28; voir aussi 1 Cor. 12,13 et Col. 3,11, même si ces deux textes ne mentionnent pas « l'homme et la femme »).7
Les récits de la Genèse de l'époque patriarcale et « matriarcale »
C'est dans les récits des patriarches et des « mères d'Israël », les histoires d'Abraham et de Sarah, d'Isaac et de Rébecca, de Jacob et de Rachel, que la notion de famille comme unité première, fondamentale, du peuple de Dieu, véritablement porteuse des promesses du salut, est présentée de la façon la plus vivante. Les chapitres 12 à 40 de la Genèse deviennent sans doute plus compréhensibles si on y voit une saga familiale. Il est d'une importance capitale pour les auteurs de préciser qui engendre qui et dans quelle lignée; ainsi les relations d'Israël avec tous ses voisins y sont décrites en termes de relations familiales, comme c'est le cas par exemple des descendants des Edomites, présentés comme issus d'Esaü, frère aîné de Jacob. (Gen. 36)
Au long des récits de la Genèse, à maintes reprises, ce sont les femmes, en tant que mères et épouses, qui prennent les affaires en mains et qui, par leur initiative, assurent la continuité des promesses. Ainsi, Sarah s'arrange pour envoyer Hagar en exil afin que la promesse s'accomplisse dans la lignée d'Isaac. (Gen. 21). Rebecca préfère Jacob, même si Isaac favorise Esaü (Gen. 25,28) et elle fait en sorte que la bénédiction d'Isaac soit donnée à Jacob (Gen. 27). Rachel et Léa décident du retour de la famille de Jacob de Paddan Aram vers la Terre promise; et c'est Rachel qui dupe l'astucieux Laban en emportant les idoles familiales (Teraphim), dont la possession semble avoir constitué un titre légal au droit de succession (Gen. 33).
La Thora (8)
Les lois concernant la famille occupent une grande partie des codes insérés dans le Pentateuque, depuis les questions de divorce (Deut. 24,1) jusqu'aux listes des cas de consanguinité les plus détaillées qu'on ah connues alors dans le monde de l'Antiquité (Lev. 18). Non moins de trois commandements sur dix semblent avoir pour hut de préserver l'intégrité de la cellule familiale:
« Honore ton père et ta mère; tu ne commettras pas d'adultère; et tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain (la maisonneé) . (Deut. 5; Ex. 20)
Le principe de la cohésion familiale apparaît, même si ce n'est que de manière négative, dans les dispositions juridiques de Ex. 20,5 et de Deut. 5,9 affirmant que Dieu punit les péchés du père dans ses enfants, et même jusqu'à la quatrième génération; cependant le principe d'une responsabilité morale individuelle est central dans la perspective deutéronomique qui présente une Loi écrite dans le coeur de l'homme:
(Dieu) paie de retour directement celui qui le hait » (Deut. 7,10-13).
Au plan légal, le Deutéronome établit que:
les pères ne seront pas mis à mort pour leurs fils, les fils ne seront pas mis à mort pour leurs pères » (Deut. 24,16).
L'adultère, qui détruit l'unité familiale et la lignée, est si abominable qu'il mérite pour les deux coupables la peine capitale (Deut. 22,23; Lév. 20,10), et il devient par la suite chez Osée le symbole même de l'idolâtrie. Les bâtards, qui ne sont pas le fruit d'une famille normale, et les eunuques, qui ne peuvent en faire partie, e ne sont pas admis dans l'assemblée du Seigneur » selon Deut. 23,1-2. D'autre part, les femmes sont toujours mentionnées dans le Deutéronome parmi le peuple assemblé pour les cérémonies d'alliance et pour les fêtes (29,10-11; 31,12; 12,2 et 18; 16,11 et 14), signe que le peuple rassemblé était composé, à cette époque, non d'individus isolés mais de familles entières. La primauté donnée à la cohésion familiale a aussi son côté positif. L'institution du e goel » et du y lévir » (a vengeur n et « racheteur ») incluait l'obligation de racheter à prix d'argent les membres de la famille qui, à cause de leurs dettes, avaient été contraints de se vendre comme esclaves (Lév. 25,47-55), l'obligation d'épouser la veuve de son frère pour assurer la continuité de la famille dans la transmission du nom et de l'héritage (Deut. 25,5-10; Jér. 32,6-7; Ruth 3-4) et, dans certaines circonstances très précises,' de poursuivre en justice celui qui avait blessé ou tué un membre de la famille.
La Loi biblique avait une conception large de la famille: celle-ci n'incluait pas seulement les parents, mais tous les serviteurs et même les animaux domestiques. Ainsi l'année sabbatique (Ex. 23,10-11; Deut. 15,1-11; Lév. 23,10-13; 25,1-22) comme le Chabbat lui-même (Deut. 5; Ex. 20) étaient-ils des temps fixés pour permettre à toute la maisonnée de se reposer et pour donner une possibilité de libérer les esclaves (Deut. 15, 12-18). Ce dernier passage, entre autres, montre bien comment le concept de famille peut s'étendre à tout le peuple, particulièrement au pauvre et aussi à l'étranger (Dent. 10,19) et il fournit à l'humanité, à travers les siècles, une expression de cette proximité morale qu'on connaît encore de nos jours, par exemple parmi les membres des ordres religieux, dans les mouvement en faveur des noirs ou des femmes, et même dans le marxisme.
Se trouve-t-il chez toi un pauvre, d'entre tes frères, dans l'une des villes de ton pays que le Seigneur ton Dieu t'a donné? Tu n'endurciras pas ton coeur, ni ne fermeras ta main à ton frère pauvre, mais tu lui ouvriras ta main et tu lui prêteras ce qui lui manque » (Deut. 15,7-9; cf. Lév. 19,11-18).
Le sentiment de la famille est si fort dans la Thora qu'il s'étend au monde animal. Dans l'une de ses lois, curieuse et assez exceptionnelle, le Deutéronome précise:
Si tu rencontres en chemin un nid d'oiseau avec des oisillons ou des oeufs, sur un arbre ou à terre, et que la mère soit posée sur les oisillons ou les oeufs, tu ne prendras pas la mère sur les petits. Laisse partir la mère; ce sont les petits que tu prendras pour toi. Ainsi auras-tu prospérité et longue vie (Deut. 22,6-8).
La défense bien connue « Tu ne feras pas cuire un chevreau dans le lait de sa mère » (Ex. 23,19; 34,26; Deut. 14,21) qui, avec le temps, a été à l'origine de nombreuses prescriptions juives concernant la « kachrout », semble avoir été motivée, du moins partiellement, par un respect plein de délicatesse pour les sentiments familiaux. (10)
Notons, en passant, que la bénédiction promettant la prospérité est normalement liée à la promesse d'une nombreuse postérité (cf. par exemple: Deut. 28,3-4), nouvel exemple de la place centrale de la famille dans le monde biblique.
Ce sens de la famille vient colorer et adoucir toute une série de préceptes bibliques, cela même quand le respect de la famille entre en conflit avec les besoins légitimes et pressants de l'Etat. Ainsi le Deutéronome exempte les hommes qui viennent de se marier de toute obligation militaire pour permettre au mariage de se consolider:
Si un homme vient de se marier, il n'ira pas à l'année, et on ne viendra pas chez lui l'importuner. Il restera un an chez lui, quitte de toute affaire, pour réjouir la femme qu'il a prise. (Deut. 24,5)
La protection de ceux qui n'ont pas de famille, s'occuper d'eux, particulièrement des veuves et des orphelins, est une responsabilité qui incombe à la société toute entière, et celle-ci joue alors le rôle d'une famille élargie (Ex. 22,22; Deut. 24,17; 27,19). Les prophètes font de cette protection la responsabilité fondamentale du peuple (Is. 1,17-23; 10,2; Jér. 7,6; 22,3; Mal. 3,5) parce que le Seigneur en a un souci tout particulier.
La famille, au centre du culte juif
Le Chabbat, jour de repos, semble avoir été dès l'origine une fête de famille en même temps qu'un a jour de sainte convocation » (Lév. 23,3). Mais d'autres fêtes aussi semblent avoir eu ce double aspect, à la fois failli-Hal et public: la principale en est la Pâque (Pessah) qui, ayant fusionné avec la fête des Matzot (Pains sans levain), est décrite avant tout dans le texte fondamental qui en régit l'observance (Ex. 12,1-28) comme une cérémonie domestique ou familiale." Il s'agit d'un repas rituel rappelant les événements essentiels de la libération d'Israël. La cérémonie liturgique, qui consiste dans le partage d'un repas, est intrinsèquement liée à un rite familial, ce que met en relief le livre de l'Exode qui y voit déjà l'occasion de transmettre un enseignement religieux:
Et quand vos fils vous demanderont: Que signifie ce rite? vous leur répondrez: C'est le sacrifice de la Pâque en l'honneur du Seigneur qui a passé devant /es portes des fils d'Israël en Égypte». (Ex. 12,26)
Le renouvellement de la Pâque au temps de Josias reflète la tentative de ce dernier de centrer tout le culte sur le Temple. Il est intéressant de noter que même cette tentative de centralisation a dû respecter l'orientation essentiellement familiale de la fête, car Josias ordonne aux prêtres:
Disposez-vous par familles, selon vos classes, comme l'a fixé par écrit David, roi d'Israël, et libellé son fils Salomon. Tenez-vous dans le Sanctuaire à la disposition des factions des familles, à la disposition de vos frères laïcs; les Lévites auront une part dans la famille ». (2 Chr. 35,4-5)
La tradition juive a gardé, à travers les âges, ce caractère de liturgie familiale au Chabbat et à la Pâque, et elle a toujours eu en vue, lors des plus grandes fêtes, l'instruction religieuse ou tout simplement la joie des enfants (par exemple pour Pourim). Dans un sens tout à fait réel, lorsque /a famille observe à la maison le Chabbat et les fêtes, ces célébrations élèvent et préservent la famille juive. Nous, chrétiens, en abandonnant une si grande part de notre héritage juif, nous avons perdu, je le crains, ce soutien inappréciable que sont les fêtes religieuses pour l'intégrité et la vitalité de la famille. Dans le judaïsme, la famille est une structure institutionnelle du culte; et c'est là une des grandes leçons que les chrétiens, soucieux actuellement de l'avenir de la famille, peuvent apprendre dans le dialogue avec les juifs.
Ce n'est pas seulement la prière, mais c'est aussi l'action liturgique qui trouve son cadre dans le foyer juif. Chaque semaine, quand la mère allume les bougies du Chabbat, quand on récite les bénédiction et qu'on chante les chants traditionnels pour accueillir la « fiancée Chabbat », le foyer juif est de nouveau consacré et devient un lieu saint. En termes chrétiens nous dirions que, pour la célébration du Chabbat et des fêtes, la maison devient une église, le lieu de rencontre de Dieu avec l'ensemble de son peuple. Rabbi Léon Klenicki, présen. tant une Flaggada de Pâque qu'il prépare pour des chrétiens ou pour un usage commun des juifs et des chrétiens, exprime cela magnifiquement:
« La célébration de la Pâque à la maison est une actualisation de l'expérience de l'Exode. La maison devient un sanctuaire où les rites et les observances transforment la vie familiale, et où le temps, le temps profane, celui de l'expérience quotidienne, est transfiguré: il devient un temps sacré. C'est un temps de pause dans l'éternité, un temps enraciné dans le passage de la captivité au désert et à la liberté, un temps lié aux autres étapes d'une histoire douloureuse, un temps de sensibilité à l'oppression présente; mais c'est aussi un temps d'espérance, de l'espérance juive sans cesse renouvelée en la victoire finale sur le mal et en l'ultime réalisation du règne de Dieu» 12
Ainsi le judaïsme a-t-il trouvé un moyen admirable de remplir cette fonction de peuple sacerdotal dont il se sent chargé. Chacun des membres de la famille juive, adulte ou enfant, doit accomplir une fonction liturgique spécifique et significative. La liturgie juive brise toutes les barrières entre le profane et le sacré en transformant le quotidien, la maison familiale même, en un sanctuaire prêt à accueillir la présence, l'habitation de Dieu. Aussi ne faut-il pas s'étonner que le judaïsme ait survécu à la destruction du Temple. La véritable demeure de Dieu a toujours été, plus que le Temple, le peuple lui-même.
Ajoutons que les chrétiens peuvent mieux comprendre, à cette lumière, le rôle central joué par la « halakha » dans le judaismeY Si tous les membres du peuple forment un peuple de prêtres, s'ils sont officiellement mandatés pour célébres le culte dans leurs foyers, il leur faut alors être rituellement purs, comme l'étaient les prêtres pour les sacrifices du Temple; aussi la tradition pharisaïque et rabbinique étend-elle au peuple tout entier bon nombre de commandements qui, originellement, concernaient les prêtres et les lévites seulement.
Donnons un exemple, parmi bien d'autres, de la relation étroite qui existe entre la liturgie de la synagogue et la liturgie domestique: la lecture essentielle du service synagogal de la Pâque est celle du Cantique des Cantiques, recueil de poèmes franchement érotiques, qui est interprété par la tradition rabbinique comme une expression de l'amour entre Dieu et Israël, son épouse. Les commentateurs juifs du Moyen Age ont fait remarquer que ce texte biblique qui, vu de l'extérieur, peut sembler n'avoir rien à faire avec les événements de l'Exode, était en fait un texte synagogal approprié, parce qu'il décrit le dialogue d'amour entre Dieu et Israël, dialogue transformé en alliance nuptiale au Sinaï, quand la révélation de Dieu et l'acceptation de la Thora par Israël devinrent une alliance d'amour pour l'éternité." Ainsi l'office de la synagogue renvoie-t-il le peuple au foyer, à l'amour conjugal qui est le fondement de la famille et du peuple.
Traditions divergentes concernant la famille: Littérature rabbinique et Nouveau Testament
Le christianisme primitif, parce qu'il se définissait uniquement comme une communauté ecclésiale et qu'il avait un sens aigu de l'imminence des temps eschatologiques, ne tarda pas à modifier les convictions religieuses qu'il avait héritées de ses pères en ce qui concerne la famille. A mesure qu'il se développait, il se créait en même temps en ce domaine des traditions nouvelles qui restaient cependant toujours liées à la Bible. Certaines d'entre elles, comme l'habitude de substituer le dialogue entre le Christ et l'Eglise à celui entre Dieu et Israël (qui correspond à la lecture rabbinique du Cantique des Cantiques), ne sont que les conséquences logiques de la foi en la divinité du Christ ressuscité (cf. Eph. 5,25). D'autres traditions, comme nous le verrons, semblent avoir informé de façon plus radicale, dans sa théologie et dans sa structure même, le comportement chrétien vis-à-vis de la famille.
Le judaïsme aussi, à cette époque, se redéfinissait d'une manière absolument nouvelle qui n'allait pas sans modifier sa conception de la famille. La chute du Temple avait entraîné une modification du culte public qui n'était plus centré sur les sacrifices du Temple mais sur les assemblées de prière et la lecture de la Thora dans les synagogues. La privation du Temple avait amené, comme nous l'avons vu, à une compréhension nouvelle du rôle du foyer, considéré en lui-même comme un sanctuaire. Le rôle central joué par le rabbin-homme d'étude dans l'interprétation de la Thora orale avait, d'autre part, fait de la « halakha » un accomplissement suprême pour le juif. Aussi, dans la société juive comme dans les sociétés environnantes (peut-être aussi, en situation de diaspora, sous l'influence de la société ambiante), malgré les quelques exceptions qui confirment la règle, les études poussées devinrent-elles de plus en plus un privilège masculin. Les écoles rabbiniques, les groupes d'étude réunissant maîtres et disciples autour de la Thora écrite ou orale et, jusqu'à un certain point, la synagogue elle-même devinrent l'apanage des hommes seuls, éloignant la famille du centre de la vie religieuse.
Un processus à peu près semblable a joué dans l'Eglise primitive où l'on constate que les femmes, qui semblaient assumer à l'origine des charges importantes au sein de la communauté chrétienne, furent graduellement confinées au foyer, tandis que le centre de la communauté religieuse devenait l'église, et la liturgie qui y était célébrée par des prêtres chargés du culte.15
Dans les deux cas, il faut bien le noter, des courants opposés continuèrent bien souvent à se manifester et le processus ne s'effectua que graduellement. Plus éclairants pour notre propos sont les textes essentiels de la littérature talmudique comme du Nouveau Testament qui précisent les dispositions fondamentales de chacune des deux communautés envers la famille. Comment ces traditions religieuses différentes conçoivent-elles le rôle de la famille?
La famille dans le Nouveau Testament
Quand on considère le rôle central reconnu à la famille par le christianisme moderne," il est quelque peu déconcertant, de prime abord, de découvrir dans le N.T. tant de paroles qui semblent dénigrer le mariage. Par exemple, dans le passage le plus long traitant de ce sujet (Cor. 7), Saint Paul ne semble admettre le mariage qu'à contre-coeur et seulement « pour ceux qui ne peuvent se contenir... car il vaut mieux se marier que brûler » (1 Cor. 7,9). Le meilleur état pour le chrétien est l'état de virginité (probablement le sien) aux yeux de Paul, bien qu'il reconnaisse que « chacun a son don particulier » (vers. 7).
Cette vision négative des Epitres a pour arrière-plan l'attente de la fin des temps considérée comme imminente. Il vaut mieux, pense Paul, que chacun reste comme il est et consacre toutes ses forces et tout son zèle à se préparer au retour triomphant du Christ. Le mariage, qui comporte les soucis concrets de la vie, peut être une « distraction » vous éloignant des biens spirituels (1 Cor. 7,32-35).
Cependant la croyance en l'imminence des temps eschatologiques ne semble pas justifier pleinement les paroles de Jésus telles qu'elles sont rapportées dans les Evangiles. Ces déclarations ont un fondement eschatologique mais aussi ecclésial. La communauté chrétienne, dans son style de vie même, devrait refléter l'état de perfection du monde au moment où le royaume de Dieu sera établi dans sa plénitude, et, dans ce royaume, le mariage n'existera plus (Mt 22,30; Mc 12,25; Lc 20,35).
Ainsi Jésus, dans certaines de ses paroles, semble-t-il considérer le mariage ou la famille, au mieux, comme un divertissement. Il est une des activités de la génération insouciante détruite par le Déluge (Lc 17,27); il est un des motifs d'excuse invoqué par l'homme qui n'est pas prêt à répondre à l'appel de Dieu (Lc 14,20).
Plusieurs des paroles de Jésus semblent avoir en vue.une communauté liée par des liens qui diffèrent de ceux de la famille traditionnelle. Ainsi:
« Sa mère et ses frères arrivèrent et, se tenant dehors, ils le (Jésus) firent appeler. Il y avait une foule assise autour de lui, et on lui dit: Voilà que ta mère, tes frères et tes soeurs sont là dehors qui te cherchent. Il répondit: Qui est ma mère? et mes frères? et promenant son regard sur ceux qui étaient assis autour de lui, il dit: Voici ma mère et mes frères. Quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est un frère et une soeur et une mère. (Mc 3,31-35; cf. Mt 12,46-50; Lc 8,19-21)
Une communauté orientée selon cette perspective, étant par définition une communauté dont on devient membre par choix individuel plutôt que par la naissance ou par les liens du sang, marque de son empreinte propre la manière de célébrer le culte, toute la liturgie.
Certaines duretés des paroles de Jésus peuvent, c'est sûr, s'expliquer par le style homilétique. A la manière des prophètes, Jésus cherche souvent à secouer son audi. toire pour l'amener à une compréhension plus profonde et, pour cela, il prend le contrepied des opinions courantes. Mais quand on trouve de telles paroles reprises par les évangélistes dans un autre contexte, par exemple. chez Matthieu lors du premier envoi des disciples en mission, on doit reconnaître que l'Eglise primitive elle-même trouvait en ces paroles un sens, une orientation pour la communauté ecclésiale:
«Le frère livrera son frère à la mort, et le père son enfant... Oui, je suis venu séparer l'homme de son père, la fille de sa mère, la belle-fille de sa belle-mère: on aura pour ennemis les gens de sa maison. Qui aime son père ou sa mère plus que moi n'est pas digne de moi... (Mt 10,21-22 et 34-39)
Le procédé de rhétorique utilisé ici pour faire choc sur l'auditoire est bien clair, mais tout aussi claire est l'affirmation sous-jacente: le choix pour ou contre le royaume de Dieu est prioritaire par rapport à toute autre considération humaine, même si cela peut exiger la rupture de liens aussi fondamentaux que ceux de la famille. La communauté chrétienne doit être une communauté radicale pour laquelle la perspective du royaume relativise et met au second plan les liens les plus étroits, ceux de la famille. Ce n'est plus à la lumière de la Création que se mesure et se définit l'idéal religieux, mais à celle de « l'eschaton ».
Le christianisme, en fait, a créé des institutions conformes à cette tendance du N.T. qui, pris à la lettre, peut amener à relativiser le rôle de la famille. Peu à peu, on se mit à considérer la virginité, le célibat perpétuel, comme une manière de vivre plus parfaite, plus pleinement chrétienne, cela surtout quand se développa le mouvement monastique " (qui en vint à concevoir la communauté religieuse comme la vraie famille de chacun de ses membres). Ainsi, par exemple, bien qu'on ait fait du mariage un sacrement dans les Eglises d'Orient comme dans celles d'Occident, on réserva cependant à des hommes non mariés seulement la plénitude du sacerdoce. Même dans les Eglises orientales où les prêtres peuvent se marier (mais pas les évêque qui, seuls, exercent la plénitude du sacerdoce), l'usage veut que le mariage ne se fasse qu'avant l'ordination, parce que le mariage est considéré comme un état inférieur au célibat et que, par conséquent, il ne conviendrait pas à celui qui est déjà dans un état plus parfait (le sacerdoce) de s'y engager. Si donc un prêtre devient veuf, il ne lui est pas permis de se remarier.
Cependant, parallèlement à cette perspective eschatologique, qui tend à relativiser le rôle de la famille, nous trouvons aussi dans le N.T. toute une série d'enseignements qui mettent bien en valeur le mariage et la famille. Dans plusieurs passages de l'Evangile, les temps messianiques sont décrits comme une fête nuptiale (Mt 9,15; 25,1; Mc 2,19; Jn 3,29). Dans les Epîtres, les relations entre le Christ et l'Eglise sont décrites à plusieurs reprises comme celles de l'époux et de l'épouse (2 Cor. 11,2; Apoc. 19,7-9; 21,2; 22-17). Le chapitre 5 des Ephésiens utilise magnifiquement cette analogie pour présenter à la fois le mystère de l'Eglise et celui du mariage. C'est sur ce dernier texte surtout que s'appuient les traditions romaine et orthodoxe pour définir le mariage comme un sacrement, et donc comme une réalité constitutive de l'Eglise même.
Jésus, dans sa condamnation du divorce (Mt 5,31-32; 19,1-10; Mc 10,2-12), s'appuie sur le premier chapitre de la Genèse pour affirmer avec force, malgré la perspective du royaume imminent, le respect dû à l'ordre de la Création dans son intégrité. Les Epitres aussi manifestent un souci pastoral de la famille en exhortant les époux à aimer leur femme (Col. 3,18; 1 Pet. 3,1-7). Jésus lui-même semble avoir aimé particulièrement les enfants, puisque, dit-il: « c'est à ceux qui leur ressemblent qu'appartient le Royaume des cieux ». (Mt. 19, 13-15; cf. Mc 10,13-16; Lc 18,15-17).
La famille dans la littérature rabbinique
Alors que le célibat semble avoir été pratiqué par certains mouvements religieux juifs des premiers siècles, comme chez les Esséniens ou chez les Thérapeutes, la tradition rabbinique paraît l'ignorer totalement. Comme nous l'avons vu, l'évolution de la liturgie, au cours de cette période, s'est surtout orientée vers le foyer ou la famille. Les rabbins, qui étaient des laïcs plutôt que des prêtres, étaient orientés vers la famille et, à en juger par de nombreux récits, trouvaient leur bonheur auprès de leur femme et de leurs enfants. On n'encourageait guère l'ascétisme, si ce n'est dans la mesure où il favorisait l'étude de la Thora, ou à l'occasion des jeûnes prescrit pour certaines fêtes.
Alors que les femmes, excepté celle qui est votre propre femme, sont souvent considérées par le Talmud comme des occasions de distraction ou de convoitise, on a, par contre, en haute estime la famille et l'amour que se portent les époux. Trois exemples, parmi d'autres, suffiront à le prouver:
Rabbi Johanan dit: « Si la première femme d'un homme meurt, c'est pour lui comme le destruction du Temple ». Rabbi Alexandri dit: « Si la femme d'un homme meurt, le monde devient ténèbres pour lui ». Rabbi Samuel b. Nahman dit: Tout peut être remplacé, sauf la femme de sa jeunesse ». (Sanhédrin 22a)
R. Jacob dit: « Celui qui n'a pas d'épouse vit sans biens, sans secours, sans bénédiction, sans expiation ». R. Joshua de Sikhin dit: Il est également sans vie ». R. Hiyya ben Gammada dit: « Il n'est pas un homme vraiment complet et certains disent qu'il atténue la ressemblance divine ». (Genèse Rabba, Berechit 17,2)
R. Hanilai dit: « Celui qui n'a pas d'épouse vit sans joie, sans bénédiction, sans bien »... En Occident on dit: « sans Thora et sans protection (morale) ». R. ben Ulla dit: « et sans paix ». Les sages disent: a De celui qui aime sa femme, qui l'honore plus que lui-même, qui élève ses fils et ses filles dans la droiture, qui les marie de bonne heure, l'Ecriture dit: Tu découvriras la paix sous ta tente ». (Job 5, 24; Yebamot 63a; Sanhédrin 76b)
Alors que la polygamie était permise dans les sociétés qui la toléraient, la monogamie devint la norme dans le judaïsme occidental, comme le dit R. Juda ben Bathyra: « S'il avait été bon pour Adam d'avoir dix femmes, Dieu les lui aurait données, mais Dieu ne lui en a donné qu'une, aussi me contenterai-je d'une seule femme et de ma seule part » (Abbot de Rabbi Nathan 11,5a). La perspective est ici celle de la Création.
L'une des six grandes divisions de la Michna, la partie la plus centrale et la plus ancienne du Talmud, est consacrée aux femmes (Nachim) et traite de toute une série de questions touchant la famille et le mariage, depuis les fiançailles, les contrats de mariage (Ketoubot) jusqu'au divorce (Gittin). En fait, l'abondance des textes rabbiniques (règles et maximes) traitant de tous les aspects de la vie familiale, depuis la préparation de la nourriture jusqu'à l'éducation des enfants, montre bien la place centrale attribuée à la famille par le judaïsme rabbinique. (18)
Nous avons parlé plus haut de l'importance donnée aux enfants dans la liturgie juive. Si, dans le christianisme, le culte officiel est surtout l'affaire des adultes, dans le judaïsme au contraire, la liturgie est en très grande partie centrée sur les enfants et sur leur instruction religieuse.
La formation religieuse des enfants (surtout, quoique non exclusivement, des fils) a été bien souvent discutée par les rabbins tout au long des siècles. On a créé, éprouvé, perfectionné des programmes compliqués et des méthodes pédagogiques. L'étude de l'alphabet hébraïque, par exemple, a été facilitée pour les petits par des jeux, des chants et même des lettres tracées avec du miel pour que l'enfant ait de l'étude une première impression agréable et heureuse. On prit aussi l'habitude de ne pas faire commencer aux enfants la lecture de la Thora par la Genèse (dont les récits ne peuvent être compris sans une certaine maturité), mais par le Lévitique dont les commandements: « Tu dois... tu ne dois pas... », bien que fort secs, sont du moins compréhensibles pour les jeunes enfants. Ce respect, dans l'éducation, de la psychologie des petits est le fruit d'une sagesse dont nous, chrétiens murions encore de nos jours à nous inspirer.
L'importance de l'éducation religieuse est affirmée dans de nombreux passages du Talmud. Ainsi, un midrash sur Ex. 25,34, décrivant le chandelier d'or du Saint des Saints, voit dans ses fleurs les enfants qui étudient à l'école (Pes. R. 296). Voici encore d'autres exemples:
R. Hamnuna dit: « Jérusalem ne fut détruite que parce que, au lieu d'aller à l'école, les enfants tratnaient dans les rues ». (T.B. Sab. 1196) Rech Lakich dit: « Le monde ne repose que sur le souffle des écoliers... Qu'on n'empêche pas les enfants d'aller à l'école, même s'il s'agit d'aider à la construction du Temple. (Sab. 1196)
Le souci de tenir compte de la psychologie dans l'éducation se manifeste clairement dans les passages suivants:
« Les enfants ne sont pas tenus au jeûne le jour du Grand Pardon, mais il faut les y habituer un ou deux ans avant qu'ils n'en aient l'âge '° de façon à ce qu'ils vivent habituellement selon les commandements.
Dès qu'un enfant peut se passer des soins de sa mère, il est assez grand pour avoir l'obligation de séjourner dans la cabane pendant la fête des Tabernacles. S'il est capable d'agiter une palme, il faut lui en donner une. S'il comprend les commandements relatifs aux "franges" et aux phylactères et s'il peut les porter, son père a le devoir de les lui procurer. Dès qu'il peut parler, son père lui enseignera le "Chema", la Thora et la langue sacrée, sinon, il eût mieux valu qu'il ne fût pas né » . (T. Hag. 1,2)
Ce second passage montre également que, même si l'on avait institué un système éducatif pour la formation des enfants avec des maîtres professionnels (ou semiprofessionnels), on maintenait clairement la responsabilité des parents et on ne s'en déchargeait pas tout simplement sur l'école.
II peut être bon aussi de mentionner ici une autre forme de ce soutien que le judaïsme apporte à la famille: c'est en intégrant dans le système des mitzvot (devoirs religieux) le commandement d'honorer son père et sa mère. « Honorer », pour un juif, ce n'est pas simplement obéir comme un petit enfant aux ordres des parents, c'est un engagement de la vie entière, et c'est une obligation religieuse de la plus haute importance. Le traité Kidduchin (chap. 30-32), dans la Michna, est peut-être le « locus classicus » de cette approche, très développée et nuancée, de ce qu'implique l'accomplissement du commandement biblique. En voici quelques exemples:
« En quoi consiste le respect envers un père? A ne pas s'asseoir devant lui, à ne pas parler devant lui et à ne pas le contredire. En quoi consiste l'honneur dû aux parents? A leur donner nourriture et boisson, à les vêtir, à leur donner chaussures pour leurs pieds, à les aider à entrer dans la maison ou à en sortir ». (Kid. 316-32a)
Si un père se trompe dans les paroles de la Loi, que le fils ne lui dise pas: « Père, tu t'es trompé », mais qu'il lui dise: « Père, dans la Loi il est écrit ceci... » (Kid. 32a)
Quand R. Joseph entendit les pas de sa mère, il dit: e Je me lève devant la Chekhina (la présence de Dieu, mot féminin en hébreu) qui s'approche ». (Kid. 31b)
L'honneur dû aux parents est comparable au respect dû à Dieu. La Thora met sur le même plan le respect dû aux parents et celui dû à Dieu. Elle fait de même en ce qui concerne le blasphème contre Dieu et celui contre les parents (Ex. 21,17; Lév. 24,15). Et cela est juste, parce que tous trois ont contribué ensemble à notre création. R. Shim'on bar Yochai dit:
L'honneur dû au père et à la mère est si grand que Dieu lui attache plus d'importance qu'à l'honneur qui lui est dû ». En effet, il est dit: a Honore ton père et ta mère » sans réserve (Ex. 20,12), mais il est dit: « Honore Dieu de tes biens » (Prov. 3,9) (T.J. Kid. 1,7 61b).
On ne peut donc honorer trop ses parents:
« Un jour, les sandales de la mère de R. Tarfon se déchirèrent, et comme elle ne pouvait les réparer, elle dut traverser la cour pieds nus. Alors R. Tarfon tint ses mains étendues sous les pas de sa mère pour qu'elle puisse y poser les pieds tout le long du chemin... Les rabbins déclarèrent: "S'il avait fait mille fois plus (pour sa mère), il n'aurait pas accompli la moitié de ce que prescrit la Thora" » (Ibid.).
Il est une parole, enfin, qui semble en totale contradiction avec les passages du N.T. que nous avons vus plus haut:
« Qu'un homme ne se dise pas: Puique mon Père du ciel est la cause première de mon existence, vais-je donc faire la volonté de mon père et de ma mère? En effet, il est dit: Honore ton père et ta mère.» (Tan. d.b. El. 134)
Il est bien clair que de si fortes convictions religieuses sont à la source de la vigueur et de la vitalité de la vie familiale juive.
La famille dans la tradition catholique
Tout en maintenant la tradition du célibat, l'Eglise catholique romaine, au long des siècles, a institué bon nombre de pratiques liturgiques et culturelles qui ont contribué à affermir la famille.
La dévotion envers la Sainte Famille (Marie, Joseph et Jésus) en tant qu'idéal de la vie familiale, vient, bien sûr immédiatement à l'esprit. Marie a toujours joué un rôle central dans le catholicisme en tant que mère de Jésus et modèle de la maternité, mais, parallèlement, la dévotion envers la Sainte Famille a été idéalisée pat l'art et, au niveau de la piété populaire, à tel point que la famille s'est trouvée mise au centre de la vie religieuse des fidèles. En effet, outre toutes les fêtes mariales du cycle liturgique, le dimanche dans l'octave de Noël est devenu la fête de la Sainte Famille (Noël déjà nous faisant célébrer le mystère de l'Incarnation dans le cadre d'une famille modèle).
La première lecture de cette fête, empruntée au livre de Sirac (chap. 3), montre bien la continuité entre le judaïsme et le catholicisme dans le sens que donnent les uns et les autres au précepte d'honorer ses parents:
« Le Seigneur glorifie le père dans ses enfants, il affermit le droit de la mère sur ses fils. Celui qui honore son père expie ses péchés, il amasse un trésor, celui qui glorifie sa mère ». (Sir. 3,2-4)
L'épître (Col. 3,12-21), tout en reflétant l'arrière-fond patriarcal du passage (« Epouses, soyez soumises à vos maris »), conclut par une belle péricope pleine de délicatesse:
« Enfants, obéissez en tout à vos parents, voilà ce que le Seigneur attend de vous ... Parents, n'exaspérez pas vos enfants, de peur qu'ils ne se découragent ».
Les lectures d'Evangile, variant selon les années, sont toutes tirées des récits de l'Enfance: fuite en Egypte (Mc 2); présentation au Temple (Lc 2); Jésus enfant enseignant au Temple (Le 2). Ce dernier passage contient le verset qui est devenu un « locus classicus » pour les éducateurs religieux chrétiens, non seulement pour ce qui concerne l'obéissance aux parents, mais aussi en ce qu'il établit bien la responsabilité première de la famille dans l'éducation religieuse (comme ce le fut dans le cas de Jésus):
Il descendit avec (ses parents) pour aller à Nazareth; il leur était soumis... Jésus progressait en sagesse et en âge, et en faveur auprès de Dieu et auprès des hommes ». (Lc 2,50-52)
En donnant une telle importance à la famille dans le calendrier liturgique, la tradition catholique accentue, dans la pratique, le caractère sacré de la famille et son importance à l'intérieur de la vie de l'Eglise. Il ne faut donc pas s'étonner que la vie catholique, pour une bonne part, soit traditionnellement centrée sur la famille et que tant d'importantes activités ou de mouvements catholiques pour les familles se soient récemment développés en Amérique et ailleurs. Pour le catholicisme, la famille est sacrée à la fois au plan de la Création et au plan du salut. Nous trouvons là encore un point commun unissant juifs et chrétiens, et le point de départ d'un programme commun.
Fruits du dialogue: redécouverte du judaïsme et renouveau de la vie familiale dans l'Eglise d'aujourd'hui
Le Concile Vatican II, dans sa déclaration Nostra Aetate, a souligné la continuité entre les deux traditions religieuses. Il a recommandé aussi un dialogue théologique fondé sur le respect mutuel, afin d'approfondir « le patrimoine spirituel commun aux chrétiens et aux juifs ». (20)
Les déclarations du Concile sur l'Eglise (Lumen Gentium) et sur l'Eglise dans le monde moderne (Gaudium et Spes), manifestaient déjà concrètement que l'Eglise reprenait à son propre compte certains points de vue fondamentaux du judaïsme. Un exemple évident en est cette notion de Peuple de Dieu que le Concile a voulu utiliser pour définir l'Eglise. (21)
Ce concept de « peuple », proprement biblique, a ouvert un champ de possibilités nouvelles, riches, qui n'étaient guère perceptibles dans le cadre d'une ecclésiologie abordant le mystère de l'Eglise en termes d'institution plutôt que de communauté. En définissant l'Eglise comme un peuple, appelé à l'existence par Dieu, le Concile a pu reprendre cette notion ancienne et dynamique de la famille, vue comme une forme de l'Eglise et même comme l'Eglise concrétisée de manière unique:
« Dans cette sorte d'Eglise domestique, il faut que les parents soient pour leurs enfants, par la parole et par l'exemple, les premiers prédicateurs de la foi ». (Lum. Gent. 11) (22)
Karl Rahner, commentant cette définition de la famille donnée par le Concile, « une Eglise domestique, dit:
« Dans le mariage, l'Eglise est rendue présente. C'est réellement la plus petite communauté, la plus petite mais aussi la vraie communauté des rachetés et des sanctifiés... la véritable cellule d'Eglise » .22
Du côté chrétien, la théologie cherche à définir la communauté de foi d'une façon très semblable à celle dont la halakha la définit dans le judaïsme. Ainsi, de nos jours, le catholicisme romain attribuant, au sein de la communauté, une place prépondérante à la famille se rapproche-t-il du judaïsme au sein duquel, selon la halakha, la famille jouit d'une position privilégiée.
Considérer la famille comme une réalité ecclésiale authentique entraîne de nombreuses conséquences pour le ministère auprès des familles de nos jours. La vie de la paroisse et celle de la maison, par exemple, doivent être davantage mises en relation, la paroisse étant considérée comme une famille élargie, mais aussi comme le support de cette famille. La distinction que nous faisons entre le bâtiment de l'église (lieu sacré) et la maison (espace profane) est théologiquement inexacte. Ici encore la pratique juive qui, comme nous l'avons vu, n'a jamais admis cette distinction, peut grandement aider les catholiques à adapter leurs convictions théologiques au concret de la vie.
Si la famille est une cellule d'Eglise ayant une portée salvifique, il devrait exister pour elle, comme dans le judaïsme, des moyens spécifiques d'exprimer et de céléber cette réalité dans la liturgie. En fait, c'est ce qu'on constate dans l'Eglise aujourd'hui: nous commençons, nous ne faisons que commencer!, à organiser des liturgies domestiques. Cette possibilité se trouve tout juste évoquée dans les orientations qui viennent d'être publiées pour la mise en application, dans les diocèses (des U.S.A.) du: « Plan d'action pastorale pour le ministère familial »:
« Le mystère de l'Eglise... est vécu à différents niveaux, depuis l'Eglise universelle jusqu'à la famille chrétienne; par conséquent, la famille devrait manifester dans la liturgie son statut ecclésial... La théologie tend de plus en plus à considérer la famille chrétienne à la fois comme une communauté de culte et comme une communauté vivante du Royaume de Dieu qui mérite d'être célébrée » 24
L'auteur de ces lignes, David Thomas, considère ces expressions liturgiques (de culte familial) non comme de « simples pratiques de dévotion paraliturgiques », mais comme des « expressions du culte officiel » ayant « une place centrale dans la théologie du culte yr Evidemment, on ne peut se contenter d'adopter ou d'adapter la tradition juive, avec sa liturgie domestique bien élaborée, pour l'intégrer dans le contexte du christianisme qui, nous l'avons vu, a une manière propre de se considérer en tant que communauté, radicalement différente de celle du judaïsme; mais ce dernier a une riche tradition liturgique familiale dont nous, chrétiens, dans un dialogue respectueux, pourrions tirer bien des enseignements.
Je voudrais suggérer, enfin, un autre domaine où nous pourrions échanger en vue d'un dialogue, c'est celui de l'éducation religieuse. Comme le montre bien le même document sur le Ministère familial, c'est un domaine de l'éducation que les familles chrétiennes apprennent aussi, de plus en plus à reprendre en mains, car son contexte propre est avant tout la famille. Quiconque connaît bien les deux traditions est frappé de voir combien, là encore, les chrétiens peuvent apprendre de la tradition juive.
En tous ces domaines, je dois le dire, la communauté juive a autant à gagner qu la communauté chrétienne. Même si, comme chrétien, j'ai centré mes réflexions sur ce que nous, chrétiens, pouvons apprendre des juifs, il est bien clair que le christianisme a également une longue tradition religieuse, toute une richesse des courants spirituels. Il est bien arrivé dans le passé que les juifs adoptent certaines pratiques chrétiennes et les adaptent leurs besoins religieux?' Quelles que soient nos différences, nous sommes, en tant que communautés de foi, sous un régime d'alliance avec le même Dieu, et en ce sens, que cela nous plaise ou non, nous sommes liés spirituellement. Ayant une foi commune en un Dieu unique et appelés, les uns et les autres, à la proclamer dans nos foyers comme dans nos institutions religieuses, nous pouvons, et même nous devons, partager et nous enrichir mutuellement pour que vienne enfin le Royaume.
Notes
Secrétaire exécutif Secrétariat pour les relations entre juifs et chrétiens Conférence épiscopale catholique des Etats-Unis Washington (D.C.)
1. On notera, dans ce qui suit, que je fais surtout référence à la tradition catholique, puisque je suis moi-même catholique romain. Cela ne signifie pas que le catholicisme représente l'ensemble de la chrétienté, mais c'est plutôt le signe de ma compétence fort limitée.
2. John L. Thomas: The American Catholic Family, Family Life Division, United States Catholic Conference, 1974, p. 8.
3. Les deux fins du mariage: la procréation et le soutien mutuel des époux dans l'amour, ont été clairement exprimées lors du Concile Vatican If dans sa Constitution pastorale sur «L'Église dans le monde de ce temps » par. 48, texte qui se garde bien de donner la priorité à l'une ou l'autre de ces fins.
4. La Constitution pastorale citée plus haut fait référence aux paroles de Jésus commentant la Genèse: les époux « ne sont plus deux, mais une seule chair ». (Mt 19,6)
5. La tradition sacerdotale en Gen. 1,28 (« Soyez féconds et multipliez-vous ») enracine la fécondité de l'amour conjugal dans l'acte même de la Création. Le Yahviste, lui, ne mentionne l'enfantement qu'au moment du blâme de la femme (qui n'est pas une malédiction... seuls le serpent et le sol sont maudits de Dieu d'après le texte). Cependant l'expression: « je multiplierai les peines de tes grossesses » (Gen. 3,16) semble supposer que l'enfantement existait déjà précédemment et qu'il est donc de l'ordre de la Création. La première chose que fera le couple après avoir été exclu du Jardin sera, « avec l'aide du Seigneur », de concevoir un enfant (Gen. 4,1). Ainsi, comme nous le notons ci-après, l'histoire du salut commence avec la famille.
6. 2 Cor. 5,17; Gal. 6,15; Eph. 2,10-15; Rom. 8,18-25. L'histoire de cette nouvelle étape du salut sera complétée, dans la vision chrétienne, par la révélation des cieux nouveaux et d'une nouvelle terre à la fin des temps (2 Pet. 3,13; Apoc. 21,1).
7. On trouve, dans la tradition juive, de nombreuses affirmations de cette égalité des deux sexes devant Dieu (cf. par ex. Sifré Nombres, Pinhas, f. 49a), dont deux exprimées en termes très semblables à ceux des Epitres chrétiennes (Seder Eliyahu Rabba 9,14); ces deux textes cependant sont d'époque tardive, et ils pourraient même dater du 10e siècle (comme le Yalkout sur Juges 4,17).
8. Ce bref survol des codes du Pentateuque ne prétend pas être exhaustif, il n'a que valeur d'exemple. Pour plus d'information sur la famille aux temps bibliques, voir: Roland de Vaux: Les Institutions de l'Ancien Testament (Le Cerf, Paris 1958, t. I, pp. 37-100).
9. L'institution de cités de refuge où le meurtrier involontaire pouvait se réfugier en attendant d'être jugé avait pour but de limiter, sinon d'éliminer, la vengeance du sang et les vandettas familiales qu'elle entraîne (Nbres 35,9-34; Deut. 19,1-13).
10. Maimonide, cependant, ainsi que certains exégètes modernes soulignent le fait que cette pratique existait déjà dans les cultes païens des peuples environnants, et ils voient là l'explication première de cette loi. Voir Cyrus H. Gordon: Canaanire Mythology, in S.N. 'Cramer, Ed. Mythologies of the Ancien World (N.Y.: Doubleday Anchor, 1961, pp. 181-218).
11. Les ouvrages critiques sur la Pâque sont nombreux, du côté juif comme du côté chrétien. On peut trouver un excellent aperçu dans Santos Ros Garmendia: La Pascua En el Antigua Testamento (Espagne, Vitoria: Ed. Eset, 1978).
12 Leon Klenicki, Ed., The Passover Celebration (Chicago: The Anti-Defamation League of B'nei B'rith and the Liturgy Training Program of the Archidiocese of Chicago, 1980, p. 203).
13. Terme qui, comme le mot « Loi », est généralement mal traduit par les chrétiens. En fait, le terme de « Halakha » vient de la même racine que le verbe « aller » et serait plutôt à traduire par « voie », marche avec Dieu (Gen. 5,24). Quand Jésus dit: é Je suis la voie », il semble se référer à ce sens de « halakha ».
14. Cf. Klenicki: op. cit., 2. Le Concile Vatican II, en mettant en relief le concept de Peuple de Dieu et en affirmant que l'Eglise est un peuple sacerdotal (notion qui avait été mise de côté dans la tradition catholique romaine en réaction contre le protestantisme qui, à partir de là, mettait en question la nécessité d'un sacerdoce cultuel) a ouvert un champ de possibilités à une réflexion théologique sut la liturgie et la famille.
15. Sur ce rôle des femmes dans l'Eglise primitive et dans le luddisme, voir Leonard Swidler: Women in Judaism (Metuchen, Scarecrow, 1976). On trouvera une perspective différente dans M. Meiselman: Jewish Women in Jewish Law (N.Y.: Yeshiva Univ. Ktav, 1972).
16. La Constitution Pastorale de Vatican II «De Ecclesia » (L'Eglise dans le monde de ce temps) consacre un chapitre important (N° 47-52) à « la dignité du mariage et de la f amille »
17. Les paroles de Jésus en Mt 19,10-12: « il y a des eunuques qui se sont eux-mêmes rendus tels en vue du royaume des cieux » ont, de même, été considérées comme faisant du célibat le mode de vie des chrétiens: « comprenne qui pourra ». Avec Luther, les protestants ont généralement rejeté cette interprétation et n'ont plus exigé de leurs ministres le célibat; ce qui a contribué, en un sens, à revaloriser le rôle du mariage dans la communauté chrétienne; mais il faut ajouter que la tradition de la Réforme tend à refuser une pleine valeur sacramentelle à l'état de mariage.
18. La famille juive a toujours été très unie, ce qui lui a permis de se maintenir, même par delà les frontières. Ainsi, le succès des juifs dans le domaine bancaire ou les affaires commerciales (aux époques où ces activités étaient permises aux résidents étrangers) n'était-il pas dû avant tout à des aptitudes ou à des talents particuliers, mait plutôt aux échanges toujours maintenus entre les branches d'une même famille, même dispersée à travers les nations. Ces sortes de relations ont été à peu près le seul lien qui ait existé au haut Moyen Age entre le monde chrétien et celui de l'Islam; et c'est surtout par l'entremise de la famille juive que la philo- sophie et la culture musulmanes ont pu atteindre les pays occidentaux moins « civilisés ». C'est également à la famille juive que la civilisation occidentale doit cet essor culturel qui a marqué la scolastique du Moyen Age et la Renaissance elle-même.
19. On peut lire dans le commentaire de C.G. Monte-f iore et H. Loewe: A Rabbinic Antbology (N.Y.: Schocken, 1974, p. 520) que « les garçons "ont l'âgé' à 13 ans et les filles à 12. Un ou deux ans avant cet âge, on fait en sorte que ces enfants, les jours de jeûne, aient un peu moins à manger que de coutume ». (Pour la plupart des textes rabbiniques qui j'ai cités, j'ai utilisé la traduction de ces deux auteurs dans leur anthologie si utile).
20. Cf. Les Actes du Concile Vatican II (Ed. Le Cerf, Paris 1967).
21. «Lumen Gentium » par. 24 et 32.
22. Ibid. par. Il. Paradoxalement, cette image de la famille, sorte « d'Eglise domestique », nous vient des écrits de Jean Chrysostome (cf. In Genesim Sermons 6,2, P.G. 54, pp. 607-8; In Epist. ad Bribes. V, 20, P.G., 62, pp. 143-144).
23. Karl Rahner: «Marnage as a Sacrement ro, Theological Investigations (N.Y.: Seabury, 1973, p. 221).
24. David M. Thomas, « Theological Insights into Christian Family Ministry », page 7, in D.B. Conroy, Ed., General Introductory Materials for Family Ministry, Department of Education, U.S. Catholic Conference, 1978.
25. Ibid.
26. Ibid., p. 8.
27. Les confirmations et l'ordination des rabbins en sont deux exemples, parmi bien d'autres qu'il serait intéressant d'étudier.
Note:
A notre grand regret, nous ne pouvons, faute de place, insérer l'intervention du Grand rabbin Toaff dans ce numéro, comme nous l'avions annoncé dans la dernière revue (cf. SIDIC, vol. XIV, No 1, 1981, p. 30). Il paraîtra dans le prochain numéro.