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SIDIC Periodical XXVI - 1993/1
Le sens de la bénédiction dans le judaïsme et le christianisme (Pages 02 - 10)

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Le concept Juif de bénédiction
Herbert Loewe

 

En hébreu la racine BRK (berakhah) exprime à la fois la source de la bénédiction, la bénédiction elle-même et le résultat de la bénédiction. Ces trois sens constituent une sorte d'unité, « une corde au fil triple qu'on ne peut rompre facilement »...

Comme dans tout culte il y a, dans la bénédiction de Dieu, une succession ininterrompue de pensées et d'obligations, bénédiction qui vient de Dieu et appelle en réponse l'exercice du pouvoir reçu de Lui d'être soi-même bénédiction, ce qui permet de clore le cercle: de Dieu, à travers l'homme, retour à Dieu.

L'HOMME BENIT DIEU

En tant que communauté


Quand l'homme bénit Dieu, en fait il lui rend grâce: la bénédiction prend d'habitude le nom de doxologie. Ses formes les plus anciennes sont conservées dans le Psautier, mais puisqu'elles varient et que nous avons la preuve que leur formulation a changé, il peut ne pas être inutile de les citer. Comme on le sait, le Psautier est divisé en cinq livres. Chacun se termine par une doxologie. Dans les quatre premiers livres, la doxologie consiste en une phrase; dans le cinquième livre, elle est représentée par le psaume 150, qui est vraiment une finale magnifique pour un recueil d'hymnes.

Le livre I se termine par (Ps 41,13; hébr. 14):
Béni soit le Seigneur, Dieu d'Israël, depuis toujours et à jamais (lift. depuis le monde jusqu'au monde) Amen! Amen!

Le livre II par (Ps 72, 18-19):
Béni soit le Seigneur, Dieu d'Israël, qui seul fait des merveilles; Et béni soit à jamais son nom glorieux, que sa gloire remplisse toute la terre! Amen! Amen!

Le livre III par (Ps 89,52, hébr. 53):
Béni soit le Seigneur à jamais! Amen! Amen!

Le livre IV par (Ps 106,49):
Béni soit le Seigneur, Dieu d'Israël depuis toujours jusqu'a toujours! Et tout le peuple dira: Amen, célébrez Yah!

Si les doxologies du Psautier représentent une forme développée de la bénédiction, on peut en voir le germe dans des parties plus anciennes des Ecritures. Il faut remarquer que le sens premier de la racine hébraïque dont est tiré le mot Berakhah (ou bénédiction) est « s'agenouiller ». Berek veut dire « genou », et Berekhah « une nappe d'eau » près de laquelle on s'agenouille pour boire. Car à l'origine, lorsqu'on bénissait Dieu, on s'agenouillait en un acte d'adoration; et quand on bénissait d'autres êtres humains, on restait debout. C'est pourquoi il est écrit: « Entrez, prosternons-nous, inclinons-nous, mettons-nous à genoux en présence du Seigneur qui nous a faits » (Ps 95,6). Ici le mot « se mettre à genoux » n'est qu'une autre forme du verbe « bénir ». Dans un des poèmes les plus anciens de la Bible, le cantique de Déborah, apparaît la forme la plus simple de la doxologie: « Au moment où le peuple s'offre librement, bénissez le Seigneur! (Jg 5, 2 et 9). Et sous cette simple forme « Bénissez le Seigneur » s'ouvrent les liturgies du matin et du soir de la Synagogue et de l'Eglise, même si dans l'office juif du matin cela est moins clair du fait qu'on y a intégré certains éléments de la prière privée...

La Synagogue et l'Eglise ont toujours accordé une très grande importance à la répétition constante des prières du Psautier... Le fait qu'à la synagogue l'office public du matin proprement dit commence après la conclusion de louanges récitées en privé, et que ces prières de louange comportent les six derniers psaumes du Psautier indique qu'on avait coutume de lire en entier les cinq livres des psaumes pendant la nuit. Il ne faut pas imaginer que le commun des gens observaient cette coutume; elle était probablement limitée à de pieuses fraternités... Quand cet usage ainsi que d'autres éléments propres à la dévotion privée se sont glissés dans le livre des prières publiques et ont formé un prélude à l'office, des doxologies ont été introduites pour précéder et suivre les psaumes et d'autres prières de louange: celles-ci étaient plus longues le shabbat et les jours saints.

La doxologie d'introduction Bctrukh she 'amas, « Béni soit Celui qui a parlé », comprenddeux parties: une invocation solennelle et une bénédiction sur la lecture des psaumes. Elle est rédigée dans un style ancien, sans rythme ni mètre, et dans un langage simple. On en trouve des réminiscences dans la littérature talmudique et midrashique (Eliyyahu Zuta 4, éd. M. Friedmann, p. 179, trad. angl. par W.G. Braude et I.J. Kapstein, p. 421), et elle était en usage à l'époque des Gaonim, ces rabbins babyloniens qui furent les principales autorités juives après la clôture du Talmud, du 6ème au 13ème siècle. Certains savants pensent que cette doxologie était une antienne et que le refrain « Béni soit-il et béni soit son nom », qui apparaît maintenant seulement dans le premier verset, était répété à l'origine après chaque verset comme répons de l'assemblée. La première partie, selon le rite séfardi, se présente ainsi:
Béni soit Celui qui a parlé et le monde fut.
Béni soit Celui dont la parole est agissante;
Béni soit Celui dont les décrets s'accomplissent.
Béni soit le Créateur de l'univers;
Béni soit Celui qui a de la compassion pour le monde; Béni soit Celui qui a de la compassion pour ses créatures; Béni soit Celui qui récompense largement ceux qui le révèrent. Béni soit Celui qui dissipe les ténèbres et fait naître la lumière. Béni soit le Tout-Puissant qui vit et qui existe éternellement. Béni soit Celui devant qui il n'y a ni injustice ni oubli, ni acception des personnes, ni corruption, Celui qui est juste dans toutes ses voies et miséricordieux dans toutes ses actions.
Béni soit Celui qui rachète et qui délivre.
Béni soit-il, béni soit son Nom, et béni soit son souvenir d'éternité en éternité.


La référence aux ténèbres et à la lumière montre que cette bénédiction était destinée à être récitée à l'aube, car la prière du matin est le premier devoir quotidien des humains, et elle doit être récitée dès que la lumière apparaît.

En tant qu'individu

En ce qui concerne la manière dont l'orant bénit Dieu, on peut noter pendant la période biblique deux caractéristiques. La première, c'est que cet acte était ordinairement communautaire.
« Béni soit le Seigneur qui ne nous a pas livrés en proie à leurs dents » (Ps 124,6) en est un exemple typique. Il illustre aussi la seconde caractéristique, car le verset suivant « Notre âme, comme un passereau, s'est échappée du filet de l'oiseleur » montre que la doxologie était prononcée après une délivrance. D'ordinaire elle était motivée par une occasion spéciale. Ceci vaut pour la bénédiction individuelle autant que pour les bénédictions communautaires... Ce n'est qu'en allant au-delà de la Bible hébraïque que nous découvrons la bénédiction comme une procédure normale. Nous assistons alors à une extension considérable de la fonction de la bénédiction. Jusqu'alors, le fidèle bénissait Dieu après une période critique: c'était un acte exceptionnel. Maintenant, il commence à associer Dieu aux moments intimes de sa vie quotidienne et à le remercier pour tous les bienfaits qu'il reçoit de lui.

Cette tendance se fait jour avant la clôture du Canon biblique; elle existait au temps de Jésus, et elle avait en fait atteint alors son plein développement. Il était naturel que ce sens élargi trouve une expression dans la vie privée, par opposition à la bénédiction communautaire. Les raisons de cette évolution sont évidentes. D'abord une telle bénédiction, étant une effusion de reconnaissance pour des bienfaits reçus personnellement, doit être prononcée par le bénéficiaire lui-même. Secondement, elle est alors réelle et sincère. Troisièmement, elle est sans ostentation...

Au commencement du chapitre sept du traité Sotah de la Mishnah, dans le Talmud de Babylone, traité Berakhot 32 a, et ailleurs aussi, il est question de la langue dans laquelle les bénédictions peuvent être prononcées. Ainsi on peut réciter les grâces après les repas dans n'importe quelle langue, mais la bénédiction aaronide sur le peuple peut seulement être dite en hébreu (38 a).

La plupart des bénédictions qui nous ont été transmises sont en hébreu. Certaines prières ou annonces faites à l'assemblée, telle l'invitation publique faite aux voyageurs et aux pauvres de se joindre au repas pascal, étaient en araméen ver-naculaire. Mais on ne peut prononcer une action de grâces que dans la langue qu'on connaît le mieux. Ainsi est-il rappelé dans Berakoth 40 b que Benjamin le berger, après s'être fait un sandwich de pain avec quelque assaisonnement, avait l'habitude de s'exclamer en araméen (ce qui était sans aucun doute sa langue maternelle): « Béni soit le Maître de ce pain ». Son action a été considérée comme faisant jurisprudence. Elle a été citée, longtemps après, par les rabbins à l'appui de ce grand principe: Aussi grande que soit la valeur de la langue sacrée, aussi fort que soit le lien qu'elle représente entre les membres dispersés d'Israël, aussi nécessaire soit-il que tout juif ait un accès de première main à la Bible et à toute la littérature juive, il reste que celui-ci ne doit pas approcher son Père du ciel par l'intermédiaire d'un interprète. Le plus humble et le plus pauvre doivent avoir un droit d'accès sans restriction...

Ces bénédictions partent d'un principe essentiel: « Une bénédiction dans laquelle le Nom Divin n'est pas prononcé n'est pas une bénédiction » (Talmud Berakhot 12 a). D'autres soutiennent qu'il faut mentionner aussi la Royauté divine, pour proclamer que Dieu, et non pas César, gouverne le monde. La formule habituelle de bénédiction commençait — et commence encore — ainsi: « Béni sois-Tu, Seigneur (c'est-à-dire le Nom divin) notre Dieu, Roi de l'univers (c'est-à-dire la Royauté divine) qui as... ». Pour rappeler à chacun ces principes essentiels, on a donné de Dt 26,13 l'interprétation suivante: « Je n'ai transgressé aucun de tes commandements » — c'est-à-dire en omettant la bénédiction — « et je ne les ai pas oubliés » — c'est-à-dire en oubliant de mentionner ton Nom et ta Royauté. Il s'agit là d'une tradition ancienne puisque Zacharie s'y est conformé quand, rempli de l'Esprit Saint, il dit la prière. « Béni soit le Seigneur, Dieu d'Israël » (Luc I, 67-68), connue de tout chrétien pratiquant.

L'usage de la bénédiction s'est en fait beaucoup développé. le fidèle doit viser à remercier Dieu cent fois par jour. Cela veut dire qu'il doit avoir conscience d'être sans cesse redevable à Dieu, pour chacun des bienfaits reçus... (voir l'article de Carmine Di Sante, p. 11 qui traite de cela).

On peut noter deux étapes dans le développement de la bénédiction. Il y a eu un temps où son usage était complètement libre et spontané. « Ceux qui mettent par écrit les bénédictions sont comme ceux qui brûlent la Torah » (Talmud Shabbath 115b). Cette déclaration avait pour but d'empêcher que les bénédictions ne deviennent figées: « La lettre tue ». La tradition orale était la référence suprême: celle « de la bouche des scribes » (Soferim) et non celle des livres (Sefarim); (ces paroles sont citées comme un proverbe populaire par Juda Halevi, mort en 1141, dans son Kuzari 11,72, trad. angl. par Hirschfeld, 2ème éd. 1931, p. 110). Il s'agit là d'adages fameux. Cependant vient un temps où la tradition orale va s'avérer insuffisante. Quand il y a risque, au moment d'une persécution, qu'une tradition se perde; quand le corps des fidèles devient si étendu et dispersé qu'il ne peut plus être rassemblé pour recevoir la tradition; quand les fausses doctrines abondent, alors il est nécessaire d'agir. Les Evangiles doivent être rédigés: les bénédictions doivent être mises par écrit... Finalement le « canon » des bénédictions va se clore. Il ne sera plus permis d'improviser. Le croyant pourra remercier Dieu pour des bienfaits particuliers; ce sera même son devoir, on est formel sur ce point. Mais il faudra qu'il choisisse une nouvelle formule et qu'il n'imite pas le modèle classique. Il ne devra pas prononcer en vain le Nom de Dieu. Une liste sera établie des cas ordinaires dans lesquels on récite une bénédiction....

Il existe un enseignement ancien (une Baraitha), dans le Talmud Berakhot 35 a, qui se présente ainsi:
Il est interdit à quiconque de jouir ou de tirer profit de quoi que ce soit dans le monde sans réciter une bénédiction, et quiconque fait cela commet un sacrilège....

Nous n'avons pas la place d'énumérer ici toutes ces bénédictions, qu'il serait plus juste d'appeler des expressions instinctives de reconnaissance. Deux exemples suffiront. D'abord, il existe une bénédiction célèbre, celle qui remercie pour le don de la vie. Elle est récitée chaque fois qu'on fait une expérience absolument nouvelle ou qu'on jouit pour la première fois de quelque produit de la saison ou quand, le jour de son anniversaire, on accomplit un commandement. La bénédiction est récitée quand, par exemple, on sonne la corne du bélier pour la Nouvelle Année, quand on allume les lumières de Hanukka, quand on lit le livre d'Esther à Purim, à l'inauguration des fêtes, quand on mange les fruits nouveaux qu'on vient juste de récolter, quand on met des vêtements neufs, et ainsi de suite. Nous remercions Dieu « qui nous a donné la vie et la nourriture et nous a amenés jusqu'à ce moment ». Lorsque nous entrons dans un jour saint en buvant du vin, lorsque nous sommes assis dans la Sukkah ou que nous célébrons le repas pascal avec notre famille, lorsque nous tournons les yeux à la ronde et constatons avec reconnaissance que le cercle est intact, qu'il n'y a pas de chaise vide qui ait été occupée l'année passée; lorsque nous nous rappelons comment, l'an passé aussi, nous avons tous savouré les premières prunes ou poires de notre jardin et que nous constatons que, depuis, le cercle de famille ne s'est pas rétréci du fait de la maladie ou de la mort, alors nous remercions Dieu pour la vie elle-même, pour la vie et toutes les joies et bonnes occasions qu'elle nous offre.

L'autre bénédiction dont nous pourrions parler ici est celle qui concerne la connaissance et le discernement. Elle est la première de ce qui constitue la partie centrale des Dix-huit Bénédictions, la partie où débutent les pétitions; et la première de toutes les demandes et bénédictions doit être une demande de la connaissance et du discernement. Elle se présente ainsi:
Dans ta bienveillance tu donnes à l'humanité le don de la connaissance et tu enseignes aux mortels le discernement. Veuille nous accorder ta connaissance, ton discernement et ta sagesse... Béni sois-tu, Seigneur, toi qui dans ta bienveillance nous accordes le don de la connaissance.

On notera que la fonction de la bénédiction individuelle est d'être une exclamation instinctive qu'on pousse au moment où l'on reçoit, dans sa vie, un bienfait quelconque. Il s'agit d'éviter que tout soit considéré comme allant de soi; de faire que les merveilles de la nature gardent toujours leur fraîcheur pour l'être humain; de rappeler à celui-ci ce pour quoi il est constamment redevable; et dans cette perspective cent bénédictions par jour ne sont que bien peu de choses.

DIEU BENIT L'HOMME

Le psaume 134 est un des plus courts de tout le Psautier. C'est le dernier des quinze « Cantiques des montées », un terme qu'on a eu l'habitude d'expliquer comme se référant aux quinze marches du Temple, mais qui est probablement un nom abstrait et signifie « montée », c'est-à-dire pèlerinage.... C'est avec ce psaume sur les lèvres que les pèlerins de la Dispersion, après un long voyage, une fois franchi le Val des Pleurs, entraient finalement dans la Cité Sainte et se tenaient devant le Seigneur en Sion. Un cri se faisait entendre:
« Elevez les mains vers le sanctuaire » (ou « en sainteté » — cf. ps. 28,2); et la réponse venait: « Que le Seigneur te bénisse de Sion ».

Nous avons ici le double sens de la bénédiction. L'homme bénit Dieu; Dieu bénit l'homme. Et la réponse commence par Yebarekhekha: « Que le Seigneur te bénisse », ce qui est sans aucun doute une citation du début de la formule de bénédiction divine la plus sacrée, celle de Nombres 6, 22-27.

Le mot « élevez » introduit un nouvel aspect dans l'idée de bénédiction. Bénédiction se dit en hébreu Berakhah, mot dont la racine a le sens de « se mettre à genoux ». Le fidèle s'incline pour bénir Dieu; il se tient debout pour recevoir la bénédiction. Il y a là un nouvel aspect, celui d'une exaltation. La bénédiction de Dieu par l'homme implique une réciprocité de la part de Dieu. C'est pourquoi l'orant se tient debout, très droit, poursymboliser l'exaltation de Dieu; et afin de faire bien comprendre que cet acte n'est qu'un symbole, il est répété bien souvent'que Dieu « est exalté au-dessus de toutes les bénédictions » que les lèvres humaines peuvent prononcer. Ainsi, en Néhémie 9,5, il est écrit: « Alors les Lévites Yeshua, Qadmiel... et Petakhyah dirent: « Levez-vous et bénissez le Seigneur votre Dieu, d'éternité en éternité; et qu'on bénisse ton Nom de gloire, qui est exalté au-dessus de toute bénédiction et louange ».

Dans tous les rites, la cérémonie de la bénédiction a été accompagnée d'une action ou d'un geste indiquant l'exaltation. La personne qui donnait la bénédiction se mettait ordinairement debout. Jacob, affaibli par l'âge et la maladie « fit un effort et s'assit sur le lit » (Gn 47,31 et 48,2) avant de donner une bénédiction. Il essaya de se mettre debout mais ne le put pas. Or le fait qu'il soit resté assis pendant la bénédiction était si contraire à l'idée qu'on se faisait généralement d'une attitude de respect que la version grecque interprète différemment les consonnes de l'hébreu et traduit: « Jacob fit un effort en s'appuyant sur son bâton » (en vocalisant matteh au lieu de mittah). C'est l'interprétation retenue dans He 11,21. On peut mettre en parallèle la scène racontée dans I R 8, quand Salomon rassembla Israël pour consacrer la Maison de Dieu...

Après la grande procession, les sacrifices, le festin, les chants, Salomon fit son discours de consécration (versets 12 et suivants). Ensuite, « le roi se retourna et bénit toute l'assemblée d'Israël, tandis que toute l'assemblée d'Israël se tenait debout ». Si l'assemblée se tenait debout, c'est parce qu'elle participait à un acte du culte, car le verset suivant montre que le roi, en fait, bénissait non son peuple, mais Dieu; en effet, le verset 15 suit immédiatement: « Béni soit le Seigneur, Dieu d'Israël... » Puis, « Salomon se tint devant l'autel du Seigneur et il étendit les paumes de ses mains vers les cieux ». Il priait, comme l'indiquent les paumes levées vers le ciel. A un moment donné, il se mit à genoux, car à la fin de sa longue prière, « il se leva de devant l'autel du Seigneur, de l'endroit où il s'était agenouillé, et il avait les paumes tendues vers les cieux. Il se tint debout et bénit toute l'assemblée d'Israël » (54-55). Il n'est pas dit ici que l'assemblée se tenait debout, comme c'est dit au verset 14, car ici la bénédiction est certainement donnée à Israël. La déduction est pour nous révélatrice.

Lever les paumes vers le ciel est un signe de prière; et elles sont étendues en signe de supplication comme en Isaïe 1,15: « Lorsque vous étendez les mains, je détourne les yeux. Quand bien même vous multipliez les prières, je n'entends pas, car vos mains (que vous étendez en priant) sont pleines de sang! » Les mains étendues étaient un geste symbolisant l'offrande d'un don, et le verbe employé pouvait être soit « élever », soit « étendre ». Ainsi, dans le psaume 141,2: « Que ma prière soit un encens devant toi, que l'élévation de mes mains soit comme l'oblation du soir ». La métaphore passe du sacrifice à la prière dans des phrases telles que: « Elevons notre coeur sur les paumes de nos mains vers Dieu qui est aux cieux » (Lm 3, 41).

Quand il s'agissait de transmettre la bénédiction, les mains élevées prenaient des positions différentes. Elles étaient étendues quand on les imposait sur la tête d'une personne pour la bénir ou élevées verticalement pour bénir une foule. En Genèse 48,14 Jacob croise ses mains, met la main droite sur la tête d'Ephraïm et la gauche sur celle de Manassé. Mais les prêtres quand ils bénissaient le peuple, tenaient leurs mains levées vers lui. Les cinq doigts des deux mains étaient élevés, les deux mains étant placées l'une contre l'autre, les pouces se touchant; les dix doigts se rejoignaient par paires, comme pour former cinq éléments. Ils évoquaient les rayons du soleil et symbolisaient la Présence divine, car « le Seigneur des armées est un soleil et un bouclier » (Ps 84,11; He 12). Sur ce thème, il existe divers récits allégoriques: la Shekinah (Présence divine) « épie » entre les doigts des prêtres:
« Mon bien-aimé regarde par les fenêtres, il épie par les grillages » (Ct 2,9); c'est Dieu qui regarde derrière les épaules et entre les doigts des prêtres.
Mon bien-aimé m'adresse la parole »; c'est Dieu qui dit: « Que le Seigneur te bénisse et te garde... ».


Le voyage des pèlerins à Jérusalem se concluait, comme nous l'avons vu, par une supplication pour obtenir une bénédiction. La réponse est significative: « Que le Seigneur te bénisse ». L'emploi du singulier manifeste bien une allusion directe à la bénédiction aaronide de Nombres 6,22-27. Celle-ci est, en effet, la formule par excellence de la bénédiction de Dieu sur l'humanité, et elle occupe une place unique dans le rite de la bénédiction. Nous en citerons ici le texte intégral dans une version littérale:
Puis le Seigneur parla à Moïse en disant: « Parle à Aaron et à ses fils en disant:
Ainsi vous bénirez les fils d'Israël, vous leur direz: Que le Seigneur te bénisse et te garde! Que le Seigneur fasse briller sa face sur toi et te fasse grâce! Que le Seigneur lève sa face vers toi et t'accorde la paix! Ainsi mettront-ils mon Nom sur les fils d'Israël mais c'est moi qui les bénirai ».


Cette formule solennelle a été reconnue dans le judaïsme, dans le christianisme et, dans une certaine mesure, dans l'Islam comme la bénédiction par excellence. Maintes et maintes fois les liturgies chrétiennes se terminent par ces paroles. En ce qui concerne l'Islam, le mot-clé de « paix » est repris plusieurs fois dans le Coran comme formule de bénédiction. Dans le judaïsme, la formule marque la fin des Dix-huit Bénédictions et, en conséquence, la fin de l'office qui se terminait habituellement à ce moment-là. Elle constitue peut-être la seule trace de sacrement existant dans le judaïsme (à part l'Alliance qui fait partie intégrante du rite de la circoncision). Au cours de l'office ordinaire de chaque jour, elle est lue par le Hazzan (l'officiant) en tant que texte liturgique. Elle peut être lue par quiconque fait fonction de Hazzan. Mais à l'origine, à. l'époque du Temple, elle était prononcée seulement par les prêtres, et le terme technique employé alors pour ce rite était « élévation des mains ». A la synagogue, on peut retrouver une trace de l'élément sacramentel dans la réminiscence du Temple, quand, à certains jours saints — qui varient selon les rites — la bénédiction est prononcée solennellement et non pas seulement rappelée dans la prière par le Hazzan. En de telles occasions, seuls les prêtres officient. Dans le judaïsme, les prêtres ne sont pas des rabbins ordonnés, mais des laïcs (ou Rabbis) qui affirment descendre d'Aaron... Les prêtres sont appelés en hébreu Kohanim, singulier Kohen: d'où le nom juif si courant de Cohen. Mais tous les prêtres ne s'appellent pas Cohen. Ils peuvent porter un autre nom. Le mot Cohen a d'ailleurs plusieurs formes, diverses selon les pays: par exemple, Kohn, Kagan, Kahn etc...

Quand les Kohanim doivent donner la bénédiction, ils respectent certains détails d'une procédure remontant à l'époque du Temple. Dans le Temple, les prêtres enlevaient leurs chaussures. Comme Moïse (Ex 3,5) et Josué (Jos 5,15) avaient enlevé leurs sandales quand ils s'étaient trouvés dans un lieu saint, cela fut demandé plus tard à ceux qui entraient dans le Temple (Mishna Berakhot 9,5, trad. angl. de Danby, p. 10). De la même manière aujourd'hui, les Kohanim ôtent leurs souliers de cuir ordinaire, et mettent des pantoufles de laine noire, comme celles que portent les bedeaux dans les cathédrales. Ils se réunissent alors dans un lieu convenu et sont accueillis par les Lévites, c'est-à-dire ceux qui affirment descendre de Lévi, mais ne sont pas de la famille d'Aaron. Enl'absence de Lévites, leur place peut être prise par les premiers-nés d'Israël. Mais s'il n'y a pas de Kohanim dans la synagogue, le rite ne peut pas être célébré.

Les Lévites alors lavent les mains des Kohanim. Dans certaines communautés on use pour cela d'une belle aiguière et d'une bassine en argent, emblème qu'on voit parfois représenté sur les tombes des Lévites, exactement comme le symbole des mains étendues est l'emblème d'un Kohen.

Après cela, les Kohanim montent sur la plate-forme dressée devant l'Arche. Ils se couvrent la tête de leurs châles à. franges (cf. Nombres 15, 37-41) et, en silence, ils font face à l'Arche, tournant le dos à l'assemblée. L'Arche sainte, qui contient les Rouleaux du Pentateuque, se dresse
l'extrémité Est de la synagogue, occupant la position de l'autel dans une église. A un moment donné, au cours de l'office, le Hazzan invite les prêtres à officier. Mors ils se retournent et font face à l'assemblée. Ils lèvent les mains et prononcent la bénédiction préliminaire suivante:
Béni sois-tu, Seigneur, notre Dieu, Roi de l'univers, Toi qui nous as sanctifiés de la sainteté d'Aaron et nous as commandé dans ton amour de bénir ton peuple Israël ».

L'ordre donné en Dt 31,19: « Mets-la dans leurs bouches » est appliqué alors, et le Hazzan va dicter mot pour mot la bénédiction des Nombres que les Kohanim répèteront.

Ce rite est l'un des plus solennels de la liturgie juive. Il est, d'une certaine manière, ex opere operato (c'est-à-dire valide en vertu de son exécution), mais il est aussi ex opere operantis (valide en fonction seulement de la personne qui l'accomplit). Si les prêtres, en effet, sont les seuls à pouvoir prononcer la bénédiction sacramentelle, ils n'en sont que les agents, non les auteurs. Cela est souligné dans la Sainte Ecriture, mais cette insistance n'est plus perceptible dans les versions en langue étrangère. L'hébreu a un pronom spécial: « Ils prononceront mon Nom » mais, continue-t-il, « c'est moi qui bénirai ». On peut en trouver la confirmation dans les citations suivantes:
« Mais c'est moi qui les bénirai »: cette parole est ajoutée pour que les Israélites ne pensent pas que leur bénédiction dépend des prêtres, et pour que les prêtres ne disent pas: « C'est nous qui bénissons Israël ». (Sifré Nombres 43, sur 6,27)

Quand Dieu ordonna à Aaron et à ses fils « Ainsi vous bénirez... », les Israélites dirent: « Seigneur du monde, Tu as commandé aux prêtres de nous bénir: c'est de ta bénédiction que nous avons besoin, d'être bénis de ta bouche ». Dieu dit: « Même si j'ai dit aux prêtres de vous bénir, je me tiens près de vous et je vous bénis avec eux ». C'est pour cette raison que les prêtres étendent les mains, pour indiquer que Dieu est derrière eux. (Midrash Rabbah, Nombres Naso 11,2).

Pour avoir une idée de l'impression que faisait ce grand acte pontifical, nous pouvons nous reporter aux jours du Temple et lire la description donnée par un contemporain, Jésus ben Sirac (Ecclésiastique 50,20).

A une certaine époque, le Tétragramme — ou le Nom en quatre lettres du Dieu Tout-Puissant — était prononcé au cours de la bénédiction. On se rappellera que la forme abrégée « Yah », familière aux lecteurs sous la forme courante Alleluya, « Loué soit Ya », apparaît dans la doxologie à la fin du quatrième livre du Psautier. Plus tard cet usage fut désapprouvé; le Nom personnel était trop saint pour être divulgué:
Une seule fois en sept ans les Sages confiaient à leurs disciples la prononciation exacte du Nom de Dieu.... Ils la confiaient à des prêtres pieux et discrets qui avalaient le mot tout en le chantant.
(Talmud Qiddushim 71 a)

Un curieux chant a été conservé jusqu'à nos jours, à la synagogue, au moment où l'on prononce ce qui remplace le Tétragramme dans la bénédiction sacerdotale. Il s'agit peut-être d'un vestige de la coutume que nous avons mentionnée. Le texte continue ainsi:
Rabbi Tarphon (Trypho) dit: « J'ai suivi une fois le frère de ma mère jusqu'à l'estrade d'où était donnée la bénédiction sacerdotale, et j'ai tendu l'oreille pour écouter le Grand Prêtre. Je l'ai entendu avaler la prononciation du Nom tandis que ses frères chantaient... ».

Il est facile de comprendre pourquoi cette bénédiction occupait une place si centrale. On peut citer d'innombrables paraboles à son sujet. Le motif en est qu'elle met l'accent sur la Paix... (Les lecteurs peuvent se référer à ce propos à SIDIC, vol. XXI, N° 1, 1988, pp. 18-20).

Le mot Shalom en hébreu signifie quelque chose de plus que la « paix », entendue comme l'absence de guerre ou de troubles. Le sens premier de la racine est plénitude: un état de bien-être total, que ne vient compromettre aucune insuffisance, aucun facteur pernicieux pouvant vicier l'atmosphère. La paix signifie le bonheur pour tous. C'est pourquoi la bénédiction aaronide est formulée à la deuxième personne du singulier, même si elle est adressée à la foule. La bénédiction de paix est donnée à chacun des individus qui composent le groupe, et ainsi, quand les parties sont en paix, le tout est en paix.

Mais la paix est un don de Dieu, et pas seulement une oeuvre humaine. Elle doit donc engager les deux parties: d'une part, c'est la Shekinah, la divine présence de Dieu, qui l'accorde. « Point de paix pour les méchants, a dit mon Dieu, car ils sont comme une mer tourmentée qui ne peut se calmer » 57, 21 et 20). D'autre part, le fidèle doit se tenir debout, en état d'élévation, pour recevoir la bénédiction des piètres; mais s'il se tient debout, il ne doit pas rester immobile ou inactif. La paix n'est ni automatique, ni mécanique. On ne peut pas avoir une vraie paix en cessant simplement de faire la guerre. L'achèvement de la paix implique une activité incessante et beaucoup d'amour. C'est pourquoi l'Ecriture dit: « recherche la paix et poursuis-la » (Ps 34, 14).

La Torah ne vous ordonne pas de courir après les commandements et de les poursuivre, mais seulement de les accomplir quand l'occasion se présente, c'est-à-dire que lorsque A arrive, vous devez faire B. Mais la paix, vous devez la chercher là où vous êtes et la poursuivre en d'autres lieux. (Midrash Leviticus Rabbah, Tzav 9,9 Éd. Wilna, f. 13b, col.1)

Nous pouvons découvrir ainsi un cycle ininterrompu de concepts qui va de l'élévation à la bénédiction, à la paix et au bonheur.



• Cet article est extrait d'un manuscrit non publié, préparé par Herbert Loewe (1882-1940), professeur de Rabbinisme d l'Université de Cambridge, en vue de l'inauguration de la Place du Peuple et de la grande tour de la cathédrale de Liverpool (1940). Nous le faisons paraître ici avec la permission de son fils, Professeur Raphaël Loewe, de l'Université de Londres.
(Traduit de l'anglais par SIDIC) Nous regrettons que le manque de place ne nous permette pas de publier ici la 2ème partie du texte: « L'homme bénit l'homme ». Nous espérons pouvoir le publier dans un autre numéro.

 

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