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Jesus et Jonas
Benoît Standaert
— Le livre de Jonas e manifestement quelque chose d'excentrique. Il détourne le regard d'un centre donné et l'ouvre à un Autre que toujours on préférerait esquiver, n'avoir ni vu ni entendu. Jésus parait bien avoir vécu et pensé de lagon excentrique. L'exemple de Jonas en est un, parmi d'autres, qui illustre l'excentricité divine à l'oeuvre dans l'histoire biblique. Jésus s'en sert pour rendre compte de sa conduite et pour l'expliquer.
— Quelques-unes des paraboles de Jésus se réfèrent directement au dénouement du livre de Jonas. Il y a une correspondance frappante entre cette vie de prophète et ce que Jésus raconte en parabole. On peut conclure à une véritable parenté spirituelle entre Jésus et l'auteur de ce court récit. Cest ainsi que ce petit livre de l'AI. tut souvent considéré comme ce qu'il y a de plus proche du Nouveau
— Jésus est enfin un autre Jonas, et Jonas passe pour être une figure de Jésus. Déjà les évangélistes ont rapproché dans cette perspective l'un et l'autre, et les Peres de l'Eglise prolongeront ce type de relecture. Le livre de Jonas a été lu comme une histoire sur Jésus, de même que certains épisodes de la vie de Jésus ont été modelés comme une réplique du récit de Jonas.
Jésus parle à plusieurs reprises de Jonas. S'il connaît son histoire, c'est qu'Il doit l'avoir entendue à la synagogue, vraisemblablement un jour de jeûne ou lors d'une fête comme le jour du Grand Pardon, le Yom Kippour. Il semble bien qu'il se soit reconnu dans ce prophète galiléen du Royaume du Nord. 1
Le signe de Jonas
Alors quelques scribes et pharisiens prirent la parole:
Maitre, nous voudrions que tu nous lasses voir un signe.
Il leur répondit:
Génération mauvaise et adultère qui réclame un signe.
En fait de signe, il ne lui en sera donné d'autre que le signe du prophète Jonas! (Mt 12,38-39; cf. Lc 11,29).
La demande d'un signe — ailleurs « d'un signe venu du ciel» — revenait à réclamer une action éclatante, aux proportions cosmiques, qui démontrerait avec évidence que Jésus était le Messie, l'Envoyé de Dieu, Celui qui devait venir. Cette demande se retrouve dans les quatre évangiles. Les contemporains de Jésus veulent voir des « signes et des prodiges » Jn 4,48; 6,26.30; 2,18; Lc 23,8; Mc 8,11). II est bien possible qu'au goût de l'homme moderne Jésus étonne justement par la quantité de guérisons et d'exorcismes dont nos évangiles sont pleins. Mais aux yeux de ses coreligionnaires, vu leur attente messianique, tout cela n'était que trop discret. Loin d'impressionner, Jésus a dû surtout décevoir ses contemporains. Lui-même s'écrie: Malheureuse es-tu Chorazin! Malheureuse es-tu Bethsaïda! Car si les miracles (= les « signes») qui ont eu lieu chez vous avaient eu lieu à Tyr et Sidon, il y a longtemps que, sous le sac et la cendre (cf. Jonas 3), elles se seraient converties (Mt 11,21; Lc 10,13).
Même Jean le Baptiste semble avoir attendu plus et autre chose de Jésus. De sa prison il envoie des disciples s'enquérir auprès de lui: Es-tu Celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre? Jésus répond en se référant aux guérisons d'aveugles, de boiteux et de lépreux, dans un langage qui évoque directement M prophète (cf. Is 61, notamment: la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres). Jésus lit dans ces humbles signes la manière dont le Royaume de Dieu se fait proche en lui. Et il apute cette parole libératrice pour le réconfort de son précurseur: Heureux celui qui ne viendra pas à être scandalisé à cause du moi! (Mt 11,6).
Jésus n'est pas personnellement intéressé à produire des tours de force extraordinaires. La foi, et seule la foi, est pour lui le levier de l'impossible. Mais celui qui réclame des « signes » refuse au même instant d'entrer en communion avec lui par la porte toute simple de l'abandon de la foi.
Dans sa réplique aux scribes et aux pharisiens, Jésus se réfère au « signe de Jonas ». Ce mot de Jésus a tout à fait l'allure d'une énigme. Jésus répondrait en leur proposant une charade? Car, à y regarder de plus près, Jonas à Ninive ne disposait d'aucun signe! Moïse 'Lui, arrivé en Egypte, avait tout un arsenal de merveilles et de prodiges à sa disposition, par lesquels il pouvait impressionner le Pharaon et toute sa cour. On assiste, dans l'Exode, e une véritable escalade de « signes », jusqu'aux plus sanglants. Finalement, l'Egyptien cédera et laissera partir Israël.
Mais à Ninive, Jonas n'a rien; rien, si ce n'estla Parole. Il prêche, un point c'est tout. Jésus, à ses contemporains qui réclament des signes, déclare donc: Convertissez-vous. Prenez exemple sur les Ninivites: ils se convertirent à la seule parole du prophète Jonas! Ne cherchez rien d'autre! Ce qui importe, c'est la foi! (Cf. Mc 1,15: Convertissez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle!)2
Marc raconte à sa manière l'épisode de la demande d'un signe. Peut-être, dans sa communauté, ne connaissait-on pas suffisamment bien M récit de Jonas pour que l'allusion au prophète soit comprise. De toute façon, il l'a omise.
Et aussitôt, Jésus monta dans la barque et se rendit dans la région de Dalmanoutha. Les pharisiens vinrent et se mirent à discuter avec Jésus. Pour lui tendre un piège, ils lui demandèrent un signe qui vienne du ciel. Poussant un profond soupir, Jésus dit: «Pourquoi cette génération demande-t-elle un signe? En vérité je vous le déclare, il ne sera pas donné ae signe à cette génération! y. Et les laissant là, il remonta dans la barque et partit pour l'autre rive (Mc 8,11-13).
Ce qui, chez Mt et Le, était «le signe de Jonas» apparaît chez Mc comme « pas de signe »! (cf. encore Mt 16,3 et 12,28-29). La réponse en forme de charade devient ici simple et forte négation. Mais c'est bien ce que Jésus tenait à signifier. Qui réclame des « signes » manifeste qu'il n'approche pas en croyant. Hérode, nous dit Luc, se réjouissait de pouvoir rencontrer Jésus, enfin arrêté: «il esperait le voir faire quelque prodige » (litt. « signe »)! (Le 23.8)... Jésus demande conversion et foi; les « signes » ou miracles sont d'un autre ordre (cf. Jn 4,48).
Notons encore l'encadrement de ce bref épisode dans Marc, Au début, Jésus aborde (v. 10) et immédiatement après il rembarque (v. 13). Jonas, le prophète qui prit la mer puis en ressortit, semble être encore dans les parages de la péricope martienne, même si son nom e été sciemment éliminé du récit... (voir plus loin le commentaire de Mc 4,35-41).
Jonas, Elle, Elisée...
Lors du Jugement, les hommes de Ninive se lèveront avec cette génération et ils la condamneront, car ils se sont convertis à la prédication de Jonas! eh bien! ici, il y a plus que Jonas.
Lors du Jugement, la reine du Midi se lèvera avec cette génération et elle la condamnera, car elle est venue du bout du monde pour écouter la sagesse de Salomon; eh bien! ici, il y a plus que Salomon (Mt 12,41-42; cf. Lc 11.31-32).
Jésus exprime ici sa déception d'avoir rencontré si peu de répondant auprès de ses contemporains. Il ne parle souvent, comme dans la parole devenue proverbiale: « Nul prophète n'est bien reçu dans sa patrie » (Lc 4,24; Mc 6,5; Mt 13,57; Jn 4,44). Il espérait la conversion, et il rappelle /es exemples de Jonas à Ninive et de la reine de Saba, venue écouter la sagesse de Salomon. En affirmant à ses auditeurs juifs que les païens les précéderaient et même les jugeraient au dernier jour, Jésus a dû les provoquer très sérieusement. Ce qu'il n'a pu obtenir par l'annonce joyeuse du Royaume qui vient, il tente de l'obtenir par la menace du Jugement dernier.
Offrir l'exemple du non-juif pour amener l'authentique fils d'Israël à la conversion est un procédé dont Jésus se sert ailleurs dans l'évangile. On a déjà vu comment les villes de Tyr et de Sidon, symbole du monde païen, sont citées en relation avec les villages de Chorazin et de Bethsaida (Mt 11,20-22). Capharnaüm se voit comparée à rien de moins que Sodome! (cf. le 1,10).
Et toi, Capharnaüm, seras-tu élevée jusqu'au ciel? Tu descendras jusqu'au séjour des morts! Car si les miracles (= signes) qui ont eu lieu chez toi avaient eu lieu à Sodome, elle subsisterait encore aujourd'hui. Aussi bien, je vous le déclare, au jour du Jugement, le pays de Sodome sera traité avec moins de rigueur que toi! (Mt 11,23-24).
Aussi, je vous le dis, beaucoup viendront du levant et du couchant prendre place au festin avec Abraham, Isaac et Jacob dans le Royaume des cieux, tandis que les héritiers du Royaume seront jetés dans les ténèbres du dehors: là seront despleurs et des grincements de dents (cf. Mt 8,1112; Lc 13,28-29).
Jésus est consterné par l'incrédulité de son entourage (cf. Mc 6,6), tandis qu'il admire la foi d'étrangers comme le centurion romain (Mt 8,5-13; cf. Lc 7,1-10 et Jn 4,46-53) ou la femme syro-phénicienne de la région de Tyr (Mc 7,24-30; Mt 15,2128). Réfléchissant sur ce qu'il peut observer, Jésus se laisse guider par les exemples que lui fournit la tradition bibiique. Ces Ninivites qui se convertissent à la parole de Jonas, voilà un exemple impressionnant de « derniers » qui deviennent « premiers » (cf. Mc 10, 31 et par.). Il en est de même pour la reine de Saba, venue du bout du monde. Ailleurs Jésus rappelle le souvenir d'Elie qui fut envoyé par Dieu à une veuve de Sarepta (encore la même région de Tyr et de Sidon), alors qu'il y avait Dieu sait combien de pauvres veuves en Israël...! Ou encore Elisée qui guérit le Syrien Naaman de sa lèpre, alors qu'on n'a jamais raconté qu'un tel prodige ait été accompli pour un lépreux en Israël (cf. Lc 424-27).
Ce que Jésus dit à propos de Jonas et des habitants de Ninive peut donc être replacé dans l'ensemble plus large de ses paroles et de ses réflexions au cours de son ministère. L'expérience de n'être pas vraiment accepté par ses contemporains, notamment les plus religieux, évoque spontanément chez lui la vie des prophètes d'autrefois. Il semble se reconnaître dans ce que l'existence de l'un ou l'autre d'entre eux a d'excentrique ou de marginalisé. Galiléen, objet de mépris pour le centre judéen, Jésus s'est identifié plus directement avec quelques-uns des prophètes du Royaume du Nord: Jonas, Elle, Elisée.
Ton oeil est-il mauvais parce que moi, le suis bon?
Deux paraboles proches de Jonas
Deux paraboles de Jésus, rapportées par Luc et par Matthieu, finissent de la même manière que le livre de Jonas: celle du fils prodigue (Le 15) et celle des ouvriers de la vigne (Mt 20). A y regarder de plus près, non seulement le dénouement s'achève de façon identique, mais la relation triangulaire qui articule l'intrigue de chaque récit a, dans les trois cas, la même portée.
• Dans le livre de Jonas. on voit le Seigneur Dieu (1) s'inquiéter des habitants de Ninive (2) à cause de leur mauvaise conduite et leur envoyer son prophète, Jonas, fils d'Amittai qui conteste cette démarche (3).
• Dans la parabole du père miséricordieux et de ses deux fils, il y a la figure du père (1) qui se soucie de son fils « perdu» (2) et cherche ensuite à convaincre le fils aîné (3) qu'il prenne part au festin: « ton frère, mort, est à nouveau vivant, perdu, le voilà retrouvé!» (Lc 15,11-32).
• Dans la parabole des ouvriers de la vigne, il y a le maitre de la maison (1) qui, à toutes les heures du jour, sort de chez lui, pour embaucher des travailleurs pour sa vigne (2), et qui se volt repris par les ouvriers de la première heure (3) à cause de son comportement à l'égard des ouvriers de la onzième heure (Mt 20,1-16).
Les deux paraboles de Jésus expriment la manière d'agir de Dieu, pour autant qu'elle se reflète dans le comportement de Jésus. Il n'est pas trop difficile de reconstituer le contexte concret pour lequel ces deux paraboles ont été composées (cf. les ouvrages de J. Dupont et J. Lambrecht). Jésus fait l'objet de critiques de la part du milieu religieux qui l'entoure, de la part des pharisiens. On lui reproche de « manger » sans distinction « avec des pécheurs et des publicains » (Le 15,2; 5,30; 7,34-39; 19,7). Pour répondre à ces critiques, Jésus invente un cadre nouveau: il raconte des histoires. il se sert de paraboles. C'est par cette voie qu'il espère ramener les juifs pieux, qui ont pu se scandaliser à son propos, à une meilleure compréhension de ce qui est en jeu et à une véritable conversion. Derrière les différences des points de vue, c'est de la relation à Dieu qu'il s'agit avant tout.
Le dénouement
Considérées d'un point de vue un peu plus formel, nos deux paraboles se terminent toutes les deux sur une conversation. On entend d'abord la protestation; ensuite vient la réponse divine. Celle-ci est chaque fois articulée en deux temps: la relation entre les deux interlocuteurs se voit d'abord redéfinie, avant que la relation avec le troisième partenaire — le pécheur, « fils prodigue» ou « ouvrier de la onzième heure » — soit énoncée en toute clarté. Le dernier mot, sous forme de question, est chaque fois une pressante invitation à entrer tout de même dans la perspective du Père ou de celle du propriétaire, c.-à-d. celle de Jésus pour autant qu'il transmet celle de Dieu.
Or le livre de Jonas s'achève également sur une telle conversation (ch. 4). Le prophète gémit et proteste, et Dieu lui répond; et cette réponseest donnée en deux temps. Dans un premier temps, il est question de Jonas et de sa relation au ricin. Dans un second temps, c'est la relation de Dieu à l'égard de cette immense ville païenne qui est révélée, également sous forme interrogative: « Et moi, je n'aurais pas pitié de Ninive, la grande ville, où il y a plus de cent vingt mille êtres humains qui ne savent distinguer leur droite de leur gauche, et des bêtes sans nombre?» (Jon 4,11). Ici encore, la dernière parole retentit comme une invitation à apprécier autrement le comportement de Dieu.
Pour chacun des trois récits, le dénouement est interrompu au beau milieu: nous ne savons toujours pas si Jonas s'est laissé convaincre... Nous n'apprenons pas si le fils aine a fait le pas et est entré dans la maison afin de se joindre à son père pour la fête. Nous ne connaissons pas la réaction des ouvriers de la première heure à la dernière question: « Ton oeil est-il mauvais parce que moi je suis bon?». L'art du narrateur a réussi, dans chacun des trois cas mentionnés, à interpeller directement son interlocuteur réel, au-delà des personnes mises en scène. Le cadre du récit éclate un instant et la narration d'une histoire passée devient discours, parole directe et immédiate. Faire le pas et entrer dans la maison paternelle ne relève plus de la liberté du narrateur, mais uniquement de celle de son interlocuteur. Jésus tend la main au pharisien dont la liberté décidera de l'issue. De même pour Jonas, sa conversion finale relève d'un processus par lequel devaient passer certains milieux juifs au retour de l'exil. C'est à eux que s'adresse cette parole finale de Dieu.
Parenté spirituelle et indépendance littéraire
On voit donc combien grande est la parenté qui unit le livre de Jonas et certaines paraboles de Jésus. De part et d'autre, on constate une même structure narrative et le mème art consommé d'amener un opposant à donner malgré tout son adhésion.
Rien n'indique pourtant que Jésus ait voulu forger, dans les deux paraboles citées, une nouvelle version de Jonas. L'auteur du récit sur le prophète envoyé à Ninive tenait un dialogue franc et libre avec certains milieux observants de son temps. Il leur proposait une vue élargie de l'histoire, une image de Dieu et de ses desseins différente de celle qu'on cultivait dans les cercles pieux. L'auteur du rouleau de Ruth fait de même, à partir de vieilles traditions sur les ancêtres du roi David. L'un et l'autre agissaient en savants, habités par une vision nouvelle. Ils tiraient de leurs trésors des histoires parmi les plus anciennes et vénérables et les enrichissaient de toute leur culture prophétique et sapientielle.
Jésus baignait dans la tradition qui a produit des récits tels que Ruth ou Jonas. Il a, en outre, expérimenté dans sa propre vie des impasses et des conflits analogues à ceux qui sont sous-jacents à la création d'une oeuvre comme celle de Jonas. Irrésistiblement, il se sera assimilé certains tours oratoires, des formes subtiles de dialogue, ou des personnalisations saisissantes. Les correspondances qu'on e pu noter ne doivent donc pas être interprétées comme des emprunts directs ou comme une imitation intentionnelle. Elles sont le fruit d'une situation quasiment analogue et d'une culture commune; mais parce qu'elles ne sont justement pas recherchées en elles-mêmes, elles sont d'autant plus instructives. Jonas éclaire Jésus et réciproquement. Si l'auteur de Jonas est d'abord un savant qui « tire de son trésor du nouveau et de l'ancien », Jésus, du moins dans ces deux paraboles, parait être avant tout un poète qui crée librement des images nouvelles à partir de formes anciennes, connues ou en partie oubliées.
Dans nos deux paraboles, la relation de Jésus à Dieu est immédiate. N'entre-t-il pas lui-même dans le rôle du Père miséricordieux ou encore dans celui du Maître de la vigne? Par cette identification, il laisse entendre à ses interlocuteurs que son comportement ne s'écarte d'aucune manière de celle du Seigneur Dieu.
Les « pécheurs » — appelés ailleurs « publicains et prostituées » — (cf. Mt 21,31-32) sont reconnaissables dans a le fils perdu » ou encore dans les ouvriers de la onzième heure ». Ils se voient acceptés, embauchés, pardonnés gratuitement, pour l'unique raison que Dieu est Dieu et que Son Règne s'est fait tout proche. Il y a tête dès qu'un homme, si perdu soit-il, répond à l'invitation de se convertir. Qu'on relise les deux autres paraboles, celle des deux fils dans Mt 21,28-32; et celle des enfants nui jouent sur la place publique (Mt 11,16-19; Le 7,28-34).
L'intrigue, au coeur des narrations paraboliques, commence à se corser avec l'intervention d'un troisième rôle: celui du « fils aîné » ou des « ouvriers de la première heure ». Ceux-ci contestent ce qui vient de se passer. Dans leur critique et protestation, Jésus donne voix aux critiques dont il est l'objet de la part du milieu pharisien. Indirectement, il apparaît que leurs reproches révèlent leur méconnaissance de Dieu. Leur manière de se rapporter à Lui est franchement déficiente. Le fils aîné est bien loin de se connaître tel que le Père le connaît! Voilà tant d'années que je te sers sans avoir jamais désobéi à tes ordres! Il sert son père, tel un esclave, et se voit en tout placé comme sous ses ordres. Tout autre est la langage que lui tient le Père: Mon enfant. toi, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi (y. 31). Tu partages en tout mon héritage. Tu es mon unique héritier. Tu es vraiment mon fils (cf. Mt 11,27 et Mc 12,7; Jn 16,15; 17,10). Indirectement nous apprenons ici comment Jésus lui-même se rapporte à Dieu: toujours à demeure chez Lui, il vit le partage de tout dans une parfaite transparence et totale réciprocité (cf. Mt 11,27). Quelle différence avec ceux qui estiment devoir le critiquer! Jésus leur confie qu'ils sont bien plus aimés de Dieu et accueillis par Lui qu'ils ne le soupçonnent ou ne le croient eux-mêmes. C'est justement pour cela qu'ils doivent accueillir « l'autre fils » comme leur frère et entrer dans la fête célébrée en son honneur. Une nouvelle relation à Dieu entraîne la découverte d'une autre fraternité.
Jésus, un autre Jonas
Formés à l'écoute des Écritures, les premiers chrétiens ont été amenés comme naturellement à percevoir dans l'histoire de Jésus toutes sortes d'échos rappelant Moïse et les prophètes. C'est ainsi que plusieurs annonces prophétiques ont trouvé dans la vie, la mort et la résurrection de Jésus une nouvelle et pleine actualisation. Inversement, l'événement christique a donné un éclairage nouveau à plusieurs passages de Moïse, d'Isaïe et des Psaumes".
C'est ainsi qu'également le livre de Jonas fut l'objet de relectures chrétiennes et que, par ailleurs, la vie de Jésus fut racontée en rappelant et en évoquant des détails de l'histoire de Jonas trois passages des évangiles entrent plus particulièrement en ligne de compte.
Après le discours paraborique. Jésus, d'après Marc, monte dans la barque pour traverser le lac (Mc 425-41). Aussitôt une tempête se déclenche. Les disciples sont pris de panique et totalement désemparés. Mais Jésus, nous dit le narrateur, « dormait à l'arrière sur le coussin » (Mc 4,38). Tout lecteur habitué de la Bible connaît cet autre homme de Dieu dormant au milieu de la tempête — même si ce fut pour de tout autres raisons! Là également, les matelots et le capitaine sont entièrement désemparés, et chacun invoque son dieu pour qu'il vienne les sauver! Il est à noter que les disciples invoquent Jésus, plutôt que d'en appeler au Seigneur Dieu.
En comparant les récits de plus près, on peut noter que chez Matthieu une expression de la version grecque du livre de Jonas est reproduite telle quelle. Il termine son récit en écrivant: « Et les hommes (anthrôpoi) s'émerveillèrent et ils disaient: "Quel est-il pour que même le vent et la mer lui obéissent?" » (Mt 8,27). Dans Jon 1,16 (LXX), le terme utilisé dans le reste du chapitre pour désigner les matelots est remplacé par « les hommes » (anthrôpoi). Cette substitution, tant chez Mt que dans Jonas, tend à exprimer la reconnaissance que quelque chose de vraiment divin est arrivé: l'homme reconnaît que Dieu est ici à l'oeuvre (cf. Ps 64,6ss).
Après la traversée, Jésus et ses disciples arrivent dans la région de Gadara ou Gérasa (cf. Mc 5,1; Mt 8,28; Lc 8,26). De même que Jonas devient, après son aventure en mer, prophète des païens, ainsi Jésus: la suite entraînera une mission dans toute la Décapole païenne (cf. Mc 520).
Un autre exemple se trouve dans la réflexion matthéenne sur la parole de Jésus au sujet du « signe de Jonas » (Mt 12,38-40)5:
Car tout comme Jonas lut dans le ventre du monstre marin trois jours et trois nuits, ainsi le Fils de l'homme sera dans le sein de la terre trois fours et trois nuits.
La résurrection de Jésus d'entre les morts, « le troisième jour » ou « après trois jours » (1 Co 15,4; Mc 8,31; cf. Mt 16,21), trouve dans le séjour de Jonas dans le ventre du monstre marin une correspondance qui n'a pas échappé à l'exégète matthéen. Ce rapprochement repose pour une part sur la relecture juive du livre de Jonas, où le séjour dans le ventre du monstre marin a toujours été interprété comme une descente aux enfers. Les commentaires juifs les plus anciens comme les plus récents s'attardent spécialement sur ces purs passés dans le ventre du poisson. C'est ainsi qu'on peut lire dans le Midrash sur Jonas et dans le Zohar: «Le poisson qui absorba Jonas, c'est le tombeau; (...) les entrailles du poisson sont les enfers (le Shéol)»6.
Le texte parallèle de Luc a une résonance plus énigmatique que la version matthéenne que nous venons de lire:
Car de même que Jonas fut un signe pour les Ninivites, de même aussi le Fils de l'homme en sera un pour cette génération (Lc 11,30).
Les deux textes ont plusieurs traits formels en commun:
De même que Jonas...
de même aussi Jésus...
Mais Matthieu a mieux dégagé le parallélisme entre les deux phrases, en mentionnant explicitement le séjour du prophète dans le ventre du monstre marin. Le séjour de Jonas dans les enfers et sa résurrection sont alors le signe et la préfiguration de Celui qui doit venir Jésus qui devra mourir et après trois jours ressusciter. Le catéchiste Matthieu est soucieux, ici comme ailleurs, que sa communauté comprenne bien le sens des paroles de Jésus.
Le texte de Luc (1120), moins clair, est généralement considéré comme plus primitif que celui de Matthieu. La répétition du mot « signe », associé à « cette génération », fait que le verset se rattache davantage au contexte immédiatement antécédent:
Cette génération est une génération mauvaise; elle demande un signe!
En fait de signe,
il ne lui en sera pas donné d'autre que le signe de Jonas! (v. 29).
Comment interpréter le verset 30?
A Ninive, Jonas ne disposait d'aucun signe ni miracle pour appuyer son appel à la conversion. Cette génération ne recevra pas davantage ce qu'elle réclame. Voilà une première signification que l'on peut donner à ces mots sur « le signe de Jonas » (y. 29). Mais, par ailleurs, Jonas ne fut-il pas lui-même une merveille, un signe, un miracle? Jeté par dessus bord au milieu de la tempête, le voilà qui prêche au coeur de l'immense ville de Ninive. Sa prédication n'est-elle pas en elle-même un événement absolument étonnant?
Il est difficile de préciser si la réflexion plus approfondie sur « le signe de Jonas » remonte à Jésus lui-même ou plutôt aux premiers chrétiens. Mais la réflexion est sans conteste originale. Elle laisse entrevoir cette claire perception qu'à partir d'un certain moment il n'y a plus de « signes » à chercher en dehors de la personne qui agit et qui témoigne. La vie même devient, d'un bout à l'autre, « signe ». Jonas ne disposait d'aucun signe li était signe. Jésus, à un certain stade de sa prédication, ne fait plus de miracles ni de signes. ll est signe. Par le don de sa vie jusqu'à la mort, il pose un signe absolu qui met fin à toute quête de signes ou de prodiges.
Il n'y a plus de signes
Les paroles de Jésus — comme celles des rabbins d'ailleurs — ont souvent une double face, ou encore se laissent comprendre sur un double registre: il y a ce qui est destiné aux « gens de l'extérieur », et il y a la signification que le cercle des disciples a pu percevoir. L'expression énigmatique: « pas d'autre signe que le signe de Jonas » mérite d'être considérée sous cet angle double. Marc aurait conservé la signification réelle pour les gens du dehors: pas de signe à cette génération! (Mc 8,13). Tel est, de fait, le sens des mots, en rapport même avec Jonas. Luc aurait conservé la parole avec l'explication, telle que Jésus l'aurait confiée au cercle des disciples. Matthieu, lui, a pris soin de réécrire et de clarifier l'expression, eu égard à la communauté chrétienne de son temps. L'explication du verset 30 n'ajoute rien à ce que Jésus a voulu dire à ses auditeurs incrédules: En aucune manière, cette génération « mauvaise »n'aura de signes spectaculaires à contempler! Mais, indirectement, nous apprenons quelque chose de la façon dont Jésus se voyait lui-même il est prophète, et à tel point que toute sa vie est appelée à devenir « signe », jusque dans la mort même. C'est avec une telle conscience que Jésus est entré dans la dernière phase de sa mission et qu'il a signifié sa mort, notamment dans le geste ultime du pain rompu et de la coupe partagée entre les siens. Il est donc difficile d'exclure que l'idée souslacent° à l'expression du y. 30 ne remonte à Jésus lui-même. Dans la mesure où il dut se rendre compte que « cette génération » ne lui apportait pas son adhésion, mais au contraire lui en voulait au point d'attenter à sa vie, il fut amené à réfléchir sur sa mort inéluctable et sur le sens qu'elle pouvait avoir à l'intérieur de sa mission prophétique. Cela dut le convaincre qu'en mourant il allait pouvoir dire et réaliser ce que ses paroles ou même ses gestes ne parvenaient plus à communiquer.
De même que Jonas fut un signe pour les gens de Ninive, de même le Fils de l'homme en sera un pour cette génération.
Dans sa mort et sa résurrection, Jésus est devenu tout entier «signe» de la volonté de Dieu que tous soient sauvés. Le rejet de tout signe incluait la référence à un signe unique qui coïnciderait avec la mort. Une telle immédiateté n'est pas étrangère à Jésus. Les martyrs parlent le même langage. A toute « génération adultère et pécheresse », il n'est donné d'autre signe que celui-là...
Epilogue
Ce verset mystérieux de Luc 11,30 est devenu, au cours des siècles, la clef par excellence pour toute relecture chrétienne du livre de Jonas. Jésus est un autre Jonas, et Jonas est figure et préfiguration de Jésus. Le commentaire du livre de Jonas par saint Jérôme, qui poursuit sur la voie tracée par Origène, illustre pour chaque verset l'exemplarité du prophète, et met l'existence de celui-ci en rapport avec les évangiles, les Actes ou encore la vie de l'apôtre Paul.
Un des exemples les plus expressifs de cette exégèse se trouve dans la Chapelle Sixtine, et nous le devons à Michel-Ange. Jonas apparaît juste au-dessus de l'autel, dominant la peinture immense du Jugement dernier, que Michel-Ange n'exécutera que vint-cinq ans plus tard, et où l'on voit le Fils de l'homme surgir en gloire et puissance pour juger toutes les générations.
La voûte de la Chapelle Sixtine représente l'autre extrémité de l'Histoire: on y voit dépeint les origines, depuis la Création jusqu'à la Chute du premier couple, tandis que prophètes et Sibylles annoncent et attendent un Sauveur. Celui-ci n'est nulle part dépeint. Seuls, dans les quatre angles de la Chapelle, on voit apparaître les quatre Signes de sa venue victorieuse: David tranche la téta de Goliath, Judith emporte avec sa servante la tête coupée d'Holopherne; Moïse dresse le serpent salvifique sur le poteau, tandis que Haman est suspendu à la potence, prévue d'abord pour Mardochée. En bordure de la voûte, entre les grandes fenêtres, Michel-Ange a représenté sept prophètes et cinq Sibylles. Toutes ces figures annoncent l'avenir et prononcent des oracles messianiques selon leurs rouleaux ou leurs livres. Seul Jonas n'a ni livre ni rouleau. Frétillant de vie, jaillissant tout frais de la gueule ouverte du monstre marin, il est en personne son message. Jonas est résurrection. Comme aucun autre, il figure en personne Celui qu'il annonce, il est tout entier le signe de Celui qui doit venir: en le voyant, on voit le Sauveur sauvé, le Messie attendu, « Jésus qui est mort pour nos péchés selon les Ecritures et qui, après trois jours, ressuscite d'entre les morts. selon les Ecritures » (1 Co 15,3-4).
Dom Benoît Standaert est un bénédiction de l'Abbaye St André de Bruges (Belgique). Il a étudié â Rome, à Jérusalem, puis à Nimègue où il a défendu une thèse de doctorat sur L'Evangile selon Marc: composition et genre littéraire thèse qui vient d'être rééditée (Bruges 1984).
1 « Jonas» (litt. « colombe » en hébreu; cf. la colombe du déluge. Gen 9), « fils d'Amittai » (ce que les Pères de l'Eglise ont traduit par « fils de ma vérité ») est encore mentionné au deuxième livre des Rois (2 R 1425-26). Il y est présenté comme un prophète du Royaume du Nord qui intervint au temps de Jéroboam II (787-747). Il était originaire de Gath-ha-Hefer, un bourg en Galilée (Jos 19,13 situe Gath-ha-Hefer en Zabulon). Des traditions postérieures, connues des Pères de l'Enlise, l'ont identifié avec le fils de la veuve de Sarepta, ressuscité par le prophète Elie. Ce dernier trait fait de Jonas, dès son enfance, un ressuscité. Voir Yves-Marie DUVAL: Le livre de Jonas dans la littérature chrétienne grecque et latine. Sources et influence du commentaire sur Jonas de Saint Jérôme. coll. Etudes Augustiniennes, t. 2, Paris 1973, p. 89, n. 92 et 328, n. 13.
2. Jonas apparaît en parallèle avec Moïse dans une ancienne traduction commentée de Dt 30.11-14. le Targum du Codex Néofiti: « La Loi n'est pas dans le ciel pour (qu'il vous faille) dire: "Ah! Si nous avions quelqu'un comme Moïse, le prophète, qui monterait au ciel, la prendrait pour nous, et nous en ferait entendre les préceptes pour que nous les mettions en prafiquer ». « La loi n'est pas non plus au-delà de la grande Mer pour (qu'il vous faille) dire: "Ah! si nous avions quelqu'un comme Jonas, le prophète, qui descendrait dans les profondeurs de lu grande Mer, nous la rapporterait et nous en ferait entendre les préceptes pour que nous la mettions en pratique!" ». Voir R. Le Déaut et J. Robert, Targum du Pentateuque, T. IV, Deutéronome. Paris 1980, p. 248, ch. XXX, V. 12-13. Dans l'évangile de Jean. la demande d'un signe venant du ciel est directement associée à Moïse et au miracle de la manne, pain descendu du ciel (Jn 6,26.30-33).
3. Comparer Mt 20,15: « Ton oeil est-il mauvais parce que moi je suis bon? » avec Jonas 4,4.9: « As-tu raison de te tâcher?».
4. Notons comment ce double mouvement de va-et-vient entre Jésus et les Ecritures se trouve réalisé dans l'oeuvre de Luc: dans l'épisode des disciples d'Emmaüs, c'est la vie de Jésus qui se voit éclairée par les Ecritures; par contre, dans la rencontre de Philippe avec l'eunuque Ethiopien, c'est un passage d'Isaïe qui reçoit son sens par la vie, la mort et la glorification de Jésus (La 24,27; cf. 44-47; Ac 8,32-35).
5. Ici, on peut observer les rabbis chrétiens (cf. Mt 13,52) concrètement à l'oeuvre, suivant le procédé des midrashim (= commentaires bibliques; le mot midrash vient de la racine darash qui veut dire, en tant que verbe, chercher).
6. Voir Y.-M. DUVAL, op. cit., p. 108. Voir également le Targum de Dt 30,71-14, cité plus haut. Jonas est descendu aux enfers comme Moïse est monté aux cieux. Dans Eph 4,8-9 Jésus est présenté comme celui qui est à la fois monté (comme Moïse) et descendu (comme Jonas), et qui accomplit ainsi dans sa personne la destinée des deux prophètes. Cf. Ro 6-10. V.-M. DUVAL, pp. 75-76.