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Elie dans la Kabbale et dans le hassidisme
Joseph Stiassny
L'historien des religions note avec étonnement la place éminente d'Elfe le Prophète dans la spiritualité juive. Que Moïse, le libérateur et le législateur, soit devenu un héros, on l'admet aisément. On comprend aussi sans difficulté que David, le roi par excellence, soit le prototype du Roi-Messie. Elle, tel qu'il nous est présenté dans les livres des Rois, aurait droit à une place plutôt modeste parmi les personnages hauts en couleur de l'histoire biblique. Que la légende ait mis en valeur certains traits de « l'homme de Dieu », rien de plus naturel, mais comment et pourquoi a-t-il acquis cette importance qui va en grandissant, à l'intérieur de la Bible déjà. et dans la tradition juive au cours des âges? Cela tient, sans aucun doute, à son ascension: dégagé des liens de l'espace et du temps Elie jouit d'une liberté totale, les portes de la transcendance et de l'immanence lui sont ouvertes. Ce n'est pas le fait qu'il soit monté dans les cieux sans avoir goûté la mort qui importe, mais qu'il ait gardé son identité après son ascension, c'est cela qui lui permet de continuer et de parachever l'oeuvre qu'il a commencée sur la terre. Ce n'est pas par hasard, mais par une sorte de contrainte psychologique, que la tradition juive parlera de l'assomption de Moïse et que la tradition chrétienne célébrera l'assomption de Marie. Sous ce même chef, il est permis de mentionner l'ascension de Jésus. Le héros mort sera l'objet d'une anamnèse-évocation et relégué ensuite dans l'ombre de plus en plus épaisse de l'oubli; le héros monté au ciel suscitera une épiclèse-invocation: on implorera son aide dans les vicissitudes du présent et, bien des fois, on attendra son retour au cours ou à la fin de l'histoire.
Le midrash juif n'est pas seulement l'élaboration des données de la _tradition biblique mais sa transfiguration. Il en va de même pour la mystique juive: synthèse stupéfiante des éléments traditionnels et d'une gnose qui les restructure selon ses propres catégories. Il y a quelques dizaines d'années à peine, le judaïsme a été considéré comme étant essentiellement halakha, législation, avec, de surcroît, quelques récits légendaires que les gens sérieux se devaient d'ignorer. Un judaïsme « dans les limites de la raison » apparaissait comme le seul judaïsme méritant l'attention des savants. La mystique était traitée par prétérition.
Cette époque des lumières, en fait obscurantiste si jamais il en fût, est maintenant — on voudrait dire, grâce à Dieu — révolue. Les midrash ne sont plus considérés comme des fabulae nugatoriae, mais comme le miroir du judaïsme et le triomphe de l'imagination créatrice juive. Quant à la Kabbale, à la suite des travaux de Gershom Scholem, de ses élèves et de ses adversaires, on reconnaît aujourd'hui qu'aucun aspect de la vie juive ne peut être compris si l'on ne tient pas compte de l'influence qu'elle a exercée.
Pour parler du rôle reconnu au prophète Elie dans la mystique juive j'aurai recours à l'excellent ouvrage d'Aharon Wiener, The Prophet Elijah in the Development of Judaism (Londres, 1978). Le Dr Wiener est un médecin juif de Jérusalem, riche en années et en expérience, qui unit en lui l'intérêt pour la recherche historique et une formation psychanalytique. Cette double spécialisation lui a permis de révéler le vaste matériau que la tradition juive (ainsi que la chrétienne et la musulmane) nous a légué sur Die, et d'en fournir en même temps une interprétation analytique du plus haut intérêt
Elle dans la Kabbale
Déjà dans le midrash, Elie joue le rôle de messager: il transmet des communications venant d'en-haut aussi bien à des rabbins fameux qu'aux simples juifs avides de connaissance. Etant en même temps céleste et terrestre, il soulève le voile qui sépare les deux domaines. La Kabbale est connaissance et libération à la fois: elle est, de par son essence, initiatique. Elle s'adresse non à la raison, mais à l'âme supérieure, à la neshama (le mals des grecs, et la mens des latins). Le maitre spirituel ne peut communiquer que des renseignements au sujet de la kabbale; il ne peut pas provoquer l'illumination. C'est à cette fin que l'intervention d'Elie est requise: il est le mystagogue, révélateur et révélé en même temps.
R. Joseph Karo (1488-1575), un mystique connu surtout comme le codificateur de la loi juive, le Shulhan Aruch, nous dit qu'Elie peut se communiquer de trois manières: en songe; à l'état de veille quand il apparaît sans parler; et finalement, en éveil aussi, quand il répond à des questions qui lui sont posées.
R. Moses Cordovero (1522-1570), le grand cab-baliste de Safed, disciple de Joseph Karo et maitre d'Isaac Luria, parle lui aussi de la révélation d'Elfe:
« Elle entre dans l'âme de l'homme et lui révèle ce qui était caché en lui. L'homme a l'impression qu'il a lui-même découvert quelque chose, comme si une pensée venait de la profondeur de sa conscience à la surface ».
Pour Cordovero ce qui est essentiel c'est Elie intérieur ou intériorisé, un « interior interiari mea quia supertor superiori mec ».
Cette révélation d'Elfe, gilluy Eliyahu, joue en rôle important pour assurer la continuité entre la tradition rabbinique et les « innovations » des kabbalistes. Le meilleur moyen de rattacher les révélations nouvelles à ce qu'on pourrait appeler le depositum Wei, c'est de leur conférer une autorité surnaturelle: de les couvrir du manteau d'Elfe. Après les derniers prophètes, l'Esprit Saint n'accorde plus l'inspiration: l'intervention divine se fait par une bath qat, une voix venant du ciel. Quand la bath qat à son tour se tait, elle est remplacée par le gilluy Eliyahu. « l'éliophanie ».
Dans la synthèse de Moses Cordovero, Elie est rapproché d'une autre figure biblique qui, bien avant lui, au temps des commencements « marchaavec Dieu, puis disparut, car Dieu l'enleva » (Gen. 5,24): Hénoch. Il n'y a pas lieu d'insister ici sur toute la littérature qui se rattache au nom du patriarche dans la période intertestamentaire, mais il faut souligner la place très importante qu'il tient dans le système kabbaliste. Il y a une grande différence entre Hénoch et Elie: après l'assomption, le corps d'Hénoch fut consommé par les flammes et son âme unie à l'ange Metatron; le prophète Elle, lui, garde son corps et de ce fait est en mesure de maintenir des rapports avec le monde d'en-bas et d'y apparaître à son gré. Elle, monté au ciel, est assimilé à un autre ange, frère de Metatron, qui e nom Sandalphon. Metatron et Sandalphon sont appelés dans la tradition kabbaliste « les jeunes gens », ha-ne'arim. qu'on peut traduire aussi « les serviteurs », le premier étant le grand luminaire (le soleil) et le second le petit luminaire (la lune). Metatron est l'ange le plus élevé, le prince du monde, premier-né de toute la création; Sandalphon (le mot est d'origine grecque et signifie « avec les frères ») est l'ange de l'alliance, malakh ha-berit, médiateur entre le peuple juif et leur Père céleste, garant de « l'alliance de paix » que Dieu a conclue avec Israël. Son office — faut-il dire ministère — est de restaurer l'harmonie, shalom, en reconstruisant le monde disloqué à la suite du péché. Cette restauration s'appelle tiqun, l'homme en général et le kabbaliste en particulier n'ayant d'autre fin que de « réparer le monde pour qu'il devienne le royaume de Dieu » et qu'ainsi les choses d'en-bas reflètent fidèlement la perfection de l'archétype d'en-haut. C'est le sens de la prière: « Puisse Celui qui a établi le shalom dans ses hauteurs accorder le shalom à nous et Israel tout entier». L'ordre cosmique s'instaure autour d'un axe (l'échelle de Jacob), où Hénoch-Metatron assure le flot des biens célestes vers le bas, et ElleSandalphon fait monter le désir de l'homme vers le haut.
Elle dans le hassidisme
Le hassidisme se nourrit de la flamme de la Kabbale. Il y e pourtant une différence entre les deux mouvements: de par sa nature la kabbale est une spéculation théosophique réservée à un nombre restreint d'initiés, tandis que le hassidisme est une expérience mystique à laquelle, au moins en principe, chaque juif peut accéder. C'est un chemin royal et direct vers l'union mystique. Le mot qui revient sans cesse est devequt, qu'on traduit d'ordinaire par adhésion et qui veut dire en fait soudure: l'âme se colle à Dieu non pas superficiellement mais de telle manière qu'aucune force ne peut l'en détacher. Point n'est nécessaire d'attendre la rédemption; la rédemption se réalise par la communion de l'âme à Dieu.
L'aventure de Shabbataï Zevi (qui s'est proclamé messie en 1665, dont la messianité fut reconnue par la partie prépondérante du peuple juif contemporain et qui se fit musulman l'anné suivante) a traumatisé l'âme juive de la même manière que l'expérience messianique de Bar Kochba cent ans après la mort du Christ, autre expérience traumatisante. La venue du Messie continue à être confessée comme un article de foi, elle n'est plus une force vive susceptible de modifier l'histoire. Le hassidisme est un mouvement post-sabbatéen: on n'attend plus la rédemption de l'apparition du messie, mais on s'efforce de se racheter hic et nunc et de racheter l'univers: la libération de l'individu, microcosme, entraîne la rédemption de l'univers, macrocosme. On sauve son âme, en permettant à l'étincelle divine de jaillir et de l'embraser tout entière. Les hassidim aiment à se servir d'une autre image encore, bien connue dans l'histoire de la spiritualité: la rédemption est comme un éveil; après l'ignorance, l'âme se rend compte qu'elle est inhabitée par la divinité. Nous sommes en présence d'une redécouverte juive du Chant de la Perle. C'est ici, et d'une façon qui est propre au hassidisme, qu'intervient Elle; c'est grâce à lui que le Juif ordinaire se transforme en hassid.
Dans la littérature hassidique, l'illumination s'appelle da'at, terme extrêmement riche qui désigne la connaissance allant de la perception jusqu'à l'union mystique, selon l'interprétation hassidique de Gn. 4,1: «Adam connut sa femme Eve ». Nous sommes en pleine gnose salvifique où, grâce à l'illumination, l'homme est sauvé et sauveur en même temps. Da'at est l'élément unificateur, fruit non pas de l'arbre de la connaissance du premier jardin qui entraîna la mort, mais fruit de l'arbre qui donne en même temps connaissance et vie, fruit infiniment désirable et se trouvant à notre portée parce que l'arbre lui-même grandit dans le jardin de l'âme. Avant de s'épanouir en arbre. da'at est un tout petit grain enfoui dans le sol et pour ainsi dire captif. La possibilité d'épanouissement, l'ouverture de plus en plus grande sur le divin, est appelée dans le hassidisme « le potentiel élianique ».
Le hassid qui a pleinement activé cette puissance élianique est le tzaddiq. A partir du texte de Proverbes (10,25): « le tzaddiq est la fondation, yessod, du monde », la spiritualité juive a développé une longue série de réflexions sur le rôle du tzaddiq, insistant surtout sur sa fonction médiatrice. Le tzaddiq hassidique n'est pas seulement un disciple d'Elie, il est un alter ego du prophète, médiateur entre Dieu et les hommes, et mystagogue capable d'éveiller chez les fidèles la puissance élianique qui est en eux.
On ne peut qu'admirer la créativité juive dans les domaines spirituel et mystique que manifestent la Kabbale et le hassidisme. Qu'Elie le prophète tienne une place si importante dans ces mouvements montre que la « puissance élianique » est plus qu'une fiction littéraire; elle est un facteur permanent du subconscient collectif juif.
Infiniment vieux et infiniment jeune, Elle apparait au détour d'un chemin comme un mendiant qui se révèle prince, ou comme un enfant qui nous ramène à notre état d'avant la chute. La jeunesse de ce vieillard le rend toujours actuel.
• Joseph Stiassny, prêtre de N. Dame de Sion, vit à Jérusalem depuis plus de 35 ans. Il a une grande connaissance et un grand amour de la Bible et de la tradition juive, et il consacre sa vie à cette étude. Il a écrit de nombreux articles, et il est aussi un membre actif du dialogue interconfessionnel en Israël.