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SIDIC Periodical II - 1969/2
Les juifs dans la litérature (Pages 10 - 13)

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Le portrait du juif dans la littérature anglaise
Tony D. Battle

 

Un résumé de ce genre risque d'être peu satisfaisant de diverses manières. D'une part, il risque de mutiler les différentes sources au point de les rendre méconnaissables; d'autre part il pourrait bien dégénérer en une schématisation purement théorique de l'ensemble des raisons qui ont inspiré le portrait du juif typique dans la littérature. Une telle schématisation serait le signe d'une connaissance superficielle non-étayée par l'étude personnelle des sources elles-mêmes. Le lecteur est prévenu! Le but de cet article est simplement de présenter le juif tel qu'il apparaît dans la littérature anglaise au cours des siècles et de faire une rapide analyse des théories émises à ce sujet. Ainsi le lecteur sera à même de discerner combien l'idée qu'il se fait du juif est conditionnée par l'image traditionnelle, fruit de quelque 600 ans de littérature.

Les débuts

C'est seulement au Moyen Age que l'on prit conscience du « juif » comme étant un être à part tel que n'a jamais été le Français par exemple. Il paraît certain que pendant 10 siècles le chrétien et le juif vivaient dans des conditions de vraie amitié et d'interdépendance, soit du point de vue économique — la loi de l'Eglise contre l'usure faisait des juifs des banquiers de la communauté — soit du point de vue intellectuel —que l'on pense combien Thomas d'Aquin doit à Maïmonide! C'est avec les croisades que commencent les premières persécutions systématiques. Aussi se demande-t-on si elles furent la cause ou plutôt le catalyseur de l'antisémitisme. Etaientelles motivées par la religion, celle-ci exigeant un châtiment pour le déicide, ou une punition infligée sur une race qui soutenait les païens musulmans surtout en Espagne? La condition du juif, être mystérieux et étranger, n'était-elle pas plutôt déterminée par le fait sociologique que n'étant pas chrétien il ne pouvait en aucune façon entrer, sur un pied d'égalité, dans une société féodale, l'accès à cette société étant conditionné par le serment d'allégeance?

Quelles qu'en furent les causes, l'antisémitisme ne tarda pas à s'enraciner dans la littérature populaire du temps, particulièrement dans les mystères. Ces derniers étaient des représentations dramatiques de scènes du Nouveau Testament, joués d'abord dans les églises puis remaniés et élaborés avec imagination, et représentés sur des estrades mobiles par les divers corps de métiers devant tout le peuple de la localité. Le juif — et Judas en particulier — devint bientôt le scélérat de la pièce du Nouveau Testament, et un scélérat qui arrivait à choquer jusqu'à l'imagination pourtant aguerrie des spectateurs du Moyen Age. Mais le plus important était que les auteurs dramatiques ne présentaient pas le juif comme ayant toujours été un adversaire malfaisant du Christ; les changeurs du Temple tournés en ridicule par les auteurs dramatiques étaient reconnus facilement pour les hommes qui étaient alors les financiers de la société. Ainsi quelle que soit la cause première de la haine des juifs, elle fut énoncée en des termes nettement religieux. Le drame religieux fut la première expression de l'antisémitisme.

Le théâtre élisabéthain

Il s'agit surtout ici du Jew of Malta de Marlowe et de Shylock, tous les deux caractérisés d'une part par une soif gargantuesque du gain, d'autre part par une haine démoniaque contre le chrétien sans malice: Barabbas (notez bien!) est un débauché qui tue les moines; Shylock renoncera même à l'or pour assouvir son désir de tuer Antonio. Il est étonnant, quand on y réfléchit, de voir la violence avec laquelle Shakespeare et Marlowe tracent le portrait de leurs anti-héros, puisque ni l'un ni l'autre n'aurait pu avoir une connaissance personnelle de vrais juifs. Ils avaient été bannis de l'Angleterre en 1290. De fait, l'influence exercée sur l'imagination populaire par les mystères et la littérature contemporaine était renforcée par diverses rumeurs qui couraient sur les juifs, comme celle qui les accusait d'avoir causé la Peste Noire par l'empoisonnement des puits d'Europe. C'est une des accusations portée contre Barabbas, qui périt finalement dans une bassine d'eau bouillante. Inutile de vous donner tous les détails des personnages que vous ne connaissez que trop bien, ou d'essayer de trouver un message social tout fait dans le portrait de Shylock — il y a plus ici qu'une satire contre l'avarice des Anglais du temps de la reine Elisabeth. Aucune de mes sources ne me permet de dire clairement ce qu'est ce message, et c'est pourquoi cette partie se terminera simplement par la description du costume de théâtre du juif à cette époque: il portait un manteau énorme, un gros nez rouge, avait des griffes... et des pieds fourchus.

Le roman moderne

Pour éviter de faire un catalogue, la discussion se limite aux caractéristiques les plus marquantes de l'époque. Avant d'aller très loin nous rencontrons Dickens et le démon Fagin, peut-être l'archétype de l'infamie juive. Encore une fois il est étonnant de trouver en Fagin exactement les mêmes traits qui avaient surgi du drame religieux 500 ans auparavant. Il avait des cheveux roux qui, dans le miracle, identifiaient le juif avec le diable; il enlève d'innocents enfants chrétiens — encore une rumeur croquemitaine qui prétendait que le juif les tuait pour son repas de Pâque, et trouvée d'abord dans le Prioress's Tale de Chaucer — et il menace souvent ses complices de les empoisonner. A défaut de pieds fourchus, Dickens le présente d'abord à la lueur sinistre d'un grand feu, une fourchette à rôtir à la main!

Maintenant nous sommes à même de tirer des conclusions sur l'image dans la littérature. C'est essentiellement un mélange démoniaque de l'infrahumain et du surhumain: infrahumain dans la malveillance funeste de ses desseins diaboliques, et surhumain dans les ressources préternaturelles auxquelles il peut faire appel pour atteindre ses fins: un peu plus et un peu moins que Satan lui-même. Dickens, répondant aux accusations d'antisémitisme, soutenait que ce qu'il écrivait était conforme à la situation sociale — la plupart de ces criminels étaient juifs — mais ceci n'explique pas du tout le personnage tel qu'il est imaginé par l'auteur. D'autres sont d'avis que Fagin symbolise la cupidité d'une société avide de profit résolue à exploiter les enfants des pauvres, mais encore une fois ce n'est pas une réponse à la question: Pourquoi représenter un juif de cette façon? Et si Dickens ne faisait que représenter un fait social, peut-on en dire autant de Ferdinand Lopez, le juif portugais de Trollope dans The Prime Minister, qu'on voit successivement s'emparer de l'élite de la société féminine pour la séduire; de l'Allemand Freytag, dont l'anti-héros juif de Soll und Haben (un livre classique) s'insinue dans les rangs de la bourgeoisie, uniquement afin de ruiner une légion d'honnêtes commerçants allemands, de défier l'Eglise, menacer le Reich lui-même; ou l'Américain Ignatius Donnelly, qui dans Caesar's Column décrit une vision apocalyptique dans laquelle des juifs de la classe riche sont les apôtres de méchante intrigue et de destruction? Il y a des centaines d'exemples analogues.

Il semble qu'on doit chercher une explication qui va beaucoup plus loin que le reportage d'un fait social. Sr Louis-Gabriel suggère qu'on a fait du juif le bouc émissaire de tous les maux et névroses sociales qui ont tourmenté l'Europe au cours des siècles. N'importe quel bouleversement social produit un trouble profond dans la psyché individuelle et collective, qui, plutôt que de risquer une metanoia révolutionnaire, cherche un moyen de sortir de son malaise en choisissant un tiers comme cause de son mécontentement et soulage ainsi un sentiment inquiétant de déception. Sr Louis-Gabriel soutient que durant les siècles de mutation en Europe, le juif devint comme le pauvre qui reçoit des coups de pied quand les choses ne marchent pas comme on voudrait. Telle fut la situation lors des croisades aux 12e et 13C siècles quand on comprit que l'univers n'était pas cet abri sûr, stable et parfaitement intelligible que l'on croyait. C'est aussi l'état des nations d'Europe après la révolution industrielle, et particulièrement de la France après la guerre de 1870, de l'Angleterre à la fin du 19e siècle, et de l'Allemagne à partir de la Réforme.

La tendance à chercher un tel bouc émissaire est accentuée quand celui qui cherche n'est pas seulement gêné par les changements, mais désire ardemment le retour de l'âge d'or et du passé. Belloc et Chesterton (voir surtout The Dual of Dr. Hersch) appartiennent à cette dernière catégorie, tous les deux prétendant qu'une conspiration de juifs existe contre l'Angleterre et même contre toute la chrétienté. Et de peur qu'on ne trouve excentriques ces exemples du romancier catholique, on pourrait peut-être s'éclairer en examinant les satires d'Evelyn Waugh contre les années vingt, ou étudier les romans de Graham Greene des années trente (Stamboul Train etc.) où le juif est constamment identifié avec ce qu'il y a vraiment de pire dans la vie moderne.

Le juif devient le grand ennemi de la société, de la religion et de tout ce qui est « établi ». Mais la mentalité qui a tellement stigmatisé le juif n'était pas en rapport avec les valeurs de l'Evangile et on peut facilement s'en rendre compte par l'étude du livre qui a fait plus que tout autre pour changer l'image du juif dans la littérature. C'est l'Ulysses de James Joyce. L'Ulysses en question c'est Leopold Bloom bien entendu, le protagoniste du roman, le vagabond, le juif. Mais au lieu d'être l'agent sinistre de la ruine, ce qui est le rôle qu'on lui attribue toujours dans toutes les oeuvres étudiées jusqu'ici, Bloom est le seul dans le livre à posséder de vraies qualités humaines. Tout au long du roman, le courage, l'endurance et la générosité de l'étranger méprisé font nette-ment ressortir la grossièreté et la brutalité du chrétien moyen de Dublin à cette époque.

« Cela ne sert à rien », [dit Bloom], « la force, la haine, ce n'est pas une vie pour les hommes et les femmes, l'insulte et la haine, et tout le monde sait que la vraie vie, c'est tout le contraire de cela ». « Qu'est-ce que c'est alors? » dit Alf, l'un des citoyens. « L'amour », dit Bloom, « je veux dire le contraire de la haine ». Et l'on se moque de lui.

La littérature contemporaine

Après Ulysses, le déluge. Une discussion compétente du juif dans la littérature contemporaine remplirait plusieurs numéros de ce bulletin. Cette partie continuera donc avec des paragraphes tronqués, des sujets choisis au hasard; elle montrera le juif décrit par des auteurs non-juifs et juifs respectivement, et elle terminera avec un bref rappel de la littérature de l'Holocauste.

James Parkes, dans sa conférence au sujet de l'Image nouvelle du juif dans la littérature contemporaine (non-juive), choisit trois genres de romans: ceux qui s'occupent simplement des juifs; ceux dont le sujet est l'Holocauste; et ceux qui s'occupent d'Israël. A la première catégorie appartiennent les romans de Lord Snow, The Conscience of the Rich, et de Roger Peyrefitte, Les Juifs. L'image du judaïsme qui est présentée est chez l'un inexacte et chez l'autre difficile à admettre. La deuxième catégorie comprend The Burnt Offering par le Pasteur Albrecht Goes, et The Wall par John Hersey. Les deux, dans leur étude exacte des infâmies de l'Holocauste, sont de très bons exemples de cette ironie monstrueuse qui fait que l'Holocauste est l'événement principal de l'histoire scandaleuse des relations judéoeuropéennes unissant le juif et le non juif dans la même compréhension profonde. The Tower of Babel de Morris West et The Source de James Michener illustrent la troisième catégorie. Ces Jeux auteurs essayent de décrire avec délicatesse la dimension humaine de la situation actuelle au Proche-Orient. L'oeuvre de Michener — « l'un des livres sur les juifs et sur Israël qui, à tous points de vue, sont parmi les mieux faits — a une sensibilité particulière dans la présentation qu'il fait des préjugés entre les races qui divisent le Proche-Orient, et des conflits aigus entre les vieux et les jeunes, entre les gens religieux et les non-religieux qui se confrontent au judaïsme aujourd'hui ».

C'est en Amérique que l'on trouve des juifs qui écrivent au sujet des juifs. L'oeuvre pilote sur ce sujet fut The Rise of David Levinsky (1917) d'Abraham Cahan, qui fut la première oeuvre juive qui traita en détail de l'immigrant juif. L'oeuvre est importante non seulement parce qu'elle est la première, mais parce que le passage du héros des haillons à la richesse ne réussit qu'à le laisser dans cet état de perplexité et de déboussolement, qui est le prototype du héros juif tel qu'il apparaît dans les oeuvres postérieures d'auteurs tels que Bellow, Malamud, et Philip Roth. Nous sommes loin de l'image de Satan. Quoique le roman de Cahan apporta un changement radical, les auteurs qui écrivirent par la suite sur des thèmes connexes — des hommes comme Henry Roth et Meyer Levein — n'ont eu que peu de succès. Pourtant, pendant les vingt dernières années la situation a radicalement changé. Encore une fois il semblerait que l'Holocauste, combiné avec la lutte de l'Etat d'Israël pour l'autonomie nationale, ait contribué en grande partie à rétablir le juif et l'auteur juif. Exodus de Léon Unis et la comédie musicale « Fiddler on the Roof » sont de bons exemples de l'ascension récente des juifs dans l'opinion populaire. Quant aux oeuvres d'une valeur plus permanente, je ne fais que rappeler au lecteur Herzog de Bellow, The Fixer de Malamud, et Good-Bye Columbus de Philip Roth. Bien que seulement Malamud recrée avec constance et vivacité un monde de coutumes et de pratiquesjuives traditionnelles, les trois auteurs décrivent le juif comme ne le font pas, par exemple, Arthur Miller et Norman Mailer.

Pour ceux qui cherchent à comprendre l'inhumanité de l'homme plutôt que de s'appesantir sur des événements de la Deuxième Guerre Mondiale, il faudrait analyser les écrits juifs qui traitent de l'Holocauste. Ces écrits sont uniques en ce qu'ils essayent de parler de l'horreur inexprimable des crimes qui doivent détruire toute idée que les occidentaux se font de l'homme. Nous sommes tous des survivants de l'Holocauste, et ces oeuvres nous documentent sur ce dont nous sommes les héritiers. Il y a Le Journal d'Anne Frank inachevé, le témoignage le plus bouleversant de notre époque. Le romancier se tait face à ces événements. Les oeuvres importantes d'Elie Wiesel et de Miguel de Castillo sont des écrits basés sur des expériences personnelles. Les récits réels de Léon Wells, The Janowska Road, et Chaim Kaplan, Scroll of Agony, sont plus typiques. Le premier a survécu pour témoigner à Nuremberg, le second est mort à Treblinka. Dans tous ces écrits l'image des juifs est celle de vrais anawim. Il n'est ni martyr, ni héros, mais victime. Une victime conduite à l'abattoir qui présente l'autre joue et ne résiste pas. Non pas par faiblesse, car la faiblesse se trouve chez ceux qui le tiennent. Pour terminer voici un poème écrit par un enfant de l'époque.

Je voudrais m'en aller seul
Où il y a d'autres gens, qui sont plus gentils.
Quelque part dans l'inconnu lointain.
Là, où personne ne tue l'autre.
Un millier, peut-être davantage parmi nous
Atteindrons ce but
Avant trop longtemps.

L'enfant passa dans la chambre à gaz, et le diable fut terrassé.

 

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