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Signification de la Torah aujourd'hui: La terre et l'état d'Israel dans la vie religieuse israélienne
Uriel Tal
DES QUESTIONS VITALES
Quelques mois après la guerre du Yom Kippour, un groupe d'étudiants israéliens, de jeunes professeurs, d'universitaires, de membres de kibboutz et de militaires de carrière prirent part à une discussion sur le sujet: « Signification de la tradition juive pour notre existence en Israël aujourd'hui ». Il se trouvait que durant la semaine de la rencontre c'était B'shalach (Exode 13,17 - 17,16) qu'on lisait comme section de la Torah. Ce texte fut donc choisi comme point de départ pour les échanges.
Le premier orateur soutint que cette section hebdomadaire offre l'une des nombreuses preuves qui attestent que l'héritage juif est hautement significatif pour ceux qui vivent aujourd'hui en Israël. Il cita le texte biblique:
Lorsque Pharaon eut laissé partir le peuple, Dieu ne lui fit pas prendre la route du pays des Philistins, bien qu'elle fût plus directe. Dieu s'était dit qu'à la vue des combats à soutenir, le peuple pourrait se repentir et regagner l'Egypte. Dieu fit donc suivre au peuple la route détournée du désert de la mer des Roseaux. C'est armés de pied en cap que les enfants d'Israël quittèrent le pays d'Egypte. (Ex. 13, 17-18).
L'étudiant qui parlait ajouta que bien des exégètes, y compris Sforno, Ibn Ezra et Bachyak s'appuyant sur la Mekhilta, interprètent littéralement les mots « c'est armés de pied en cap que les enfants d'Israël quittèrent le pays d'Egypte »; autrement dit, ils étaient équipés et prêts à la guerre. Rashbam explique qu'ils s'armèrent pour conquérir le pays, « car ils partaient prendre possession de la terre de Canaan ». Ibn Ezra dit en outre que le Saint Unique, (béni soit-Il!), fit en sorte que meure au désert toute la génération qui « avait appris depuis sa jeunesse à supporter le joug égyptien et qui en était accablée, de sorte qu'Israël resta affaibli et sans expérience de la guerre jusqu'à ce que se lève une autre génération après celle du désert, une génération qui n'avait pas connu l'exil et dont le moral était élevé ». Cela signifie que la guerre contre les Amalécites avait pour but d'enseigner aux Israélites — et cela jusqu'à l'époque actuelle — à ne pas compter seulement sur des miracles surnaturels pour obtenir la liberté (ou, pour notre temps, la réalisation du sionisme politique) mais bien plutôt de leur enseigner à apprendre à faire la guerre grâce à la confiance en Dieu. D'autres exégètes, tels les Malbim, expliquent de même que le Saint Unique, (béni soit-Il!) obligea les Israélites à combattre « car l'aide divine ne joue que pour seconder l'effort naturel humain. Pour qu'Israël puisse venir à bout de peuples héroïques, il fallait une nécessaire préparation naturelle capable de lui donner un esprit héroïque; à cette préparation allait s'appliquer l'influence divine pour donner le courage à Israël; mais les Israélites n'avaient pas encore reçu cette formation quand ils quittèrent l'Egypte ».
De fait, conclut ce premier orateur, des guides de la génération contemporaine comme les Rabbis Shlomo Goren, Israël Shatzipanski et Shaul Israeli, ont interprété l'Ecriture dans le même esprit, en disant que « ... du jour où les Israélites quittèrent l'Egypte, Dieu les prépara à conquérir la terre par des moyens naturels, et la guerre contre les Amalécites était la première préparation. (Cf. l'essai de Rabbi Israël Shatzipanski in Torah Umluchach, éd. par Shimon Federbush, Jérusalem 1961, p. 108).
Cette présentation fut contestée par un autre participant, étudiant en philosophie juive spécialisé dans la question du Hassidisme et de ses sources dans la Midrash et la Kabbale. Il déclara que l'interprétation précédemment fournie n'était rien d'autre qu'une idéologie destinée à justifier une conception politique. A l'intérieur du mysticisme juif, des commentaires expliquent cette même section de la Torah d'une manière différente, pour ne pas dire opposée, dans un sens symbolique, spirituel et psychologique. Selon les principaux commentaires hassidiques (tels que Toldot Jakob Joseph, Noam Elimelekh, Ohev Israel, c'est-à-dire Apter Rav. et Knesset Israel par Rabbi Israël de Rizhin), ce n'était pas le Pharaon qui gouvernait l'Egypte, mais une nature mauvaise. (Les lettres hébraïques du mot Pharaon redistribuées font oreph, ce qui veut dire: esprit qui raidit la nuque de l'homme). Bien plus, les mots « lorsque le Pharaon eut laissé partir le peuple » signifient qu'il a délivré les Israélites de leurs péchés, qu'il leur a montré une voie de libération du péché. « L'Egypte », dans cette interprétaton, « n'est pas le pays historique de ce nom, mais le lieu de l'ultime impureté ». De même la phrase « de peur que le peuple ne se repente à la vue des combats » ne se réfère pas à une réelle bataille militaire, mais à la lutte de l'homme contre la nature mauvaise, lutte intérieure, morale, mystique et symbolique, destinée à rendre plus proche la rédemption métaphysique. La crainte « que le peuple ne retourne en Egypte » est à interpréter comme la crainte qu'il ne retourne à son impureté et à son péché quand il sera affronté à son difficile combat intérieur. Enfin, la mention que le peuple partit d'Egypte armé de pied en cap ne se réfère pas littéralement à des armes matérielles; cela veut dire que le peuple s'était équipé moralement avec des armes spirituelles et mystiques « pour n'être pas conduit par ses mauvais instincts. »
Un troisième participant, bibliste et archéologue, déclara qu'aucune de ces deux interprétations ne lui semblait raisonnable, à moins de les considérer uniquement comme de simples jeux intellectuels. Si nous cherchons en quoi la tradition juive est actuelle, dit-il, la première explication échoue car elle fait dépendre de Dieu la lutte pour la conquête du pays d'Israël. Je ne suis pas religieux, continua-t-il, mais, si je l'étais, je ne pourrais imaginer que Dieu pût désirer les guerres, moins encore les ordonner; ni qu'il pût approuver l'emploi de la force et guider la marche des Israélites dans le désert en les contraignant à combattre et à verser le sang. Quel Dieu, insista-t-il, voudrait qu'il y eût des veuves, des orphelins, des infirmes incurables? Quant à la seconde explication, elle n'est pas acceptable nonplus. Aujourd'hui, en effet, au vingtième siècle, en cette époque de rationalisme, de technologie et de positivisme, il n'y a pas de place pour une interprétation mystique ou même symbolique des phénomènes historiques, politiques ou empiriques.
Je soutiens, continua cet étudiant, que l'Egypte est l'Egypte, que la Mer Rouge est la Mer Rouge et que le chapitre 13 de l'Exode décrit de façon concrète la migration des Israélites au début du 13e siècle avant J.C. En effet, le temple de Séti I à Karnak contient une série de bas-reliefs formant comme une carte militaire; on y voit la route qui va de Silo, près de Kantara dans la région de l'actuel canal de Suez, à Raphiah. Ces bas-reliefs et d'autres découvertes archéologiques, parmi lesquelles un document littéraire datant de l'époque de Ramsès II — milieu du 13e siècle av. J.C. —montrent que « la route du pays des Philistins » longeait la côte d'Egypte en Canaan, et constituait une section de la route internationale qui joignait l'Egypte à la Mésopotamie. Selon notre étudiant, des documents de la période de l'Exode désignent cette route comme « les chemins de Hor » — chemins du dieu Hor ou Horus —car c'était la voie qu'empruntaient les Pharaons égyptiens lorsqu'ils lançaient leurs troupes en des campagnes militaires contre la Palestine et la Syrie. Sur la section désertique de cette route, les Egyptiens bâtirent des forts et des postes de relais à des intervalles fréquents, afin d'assurer le transport et l'approvisionnement des troupes et des caravanes. Comme elle était bien défendue par les forts et par les points d'eau fortifiés qui servaient aux troupes et aux chars du Pharaon, cette route aurait pu constituer, du point de vue militaire, un piège pour les tribus israélites qui s'enfuyaient d'Egypte. C'est pour cette raison, et non pour quelque motif mystique ou théologique, qu'elles cherchèrent à éviter « la route des Philistins ».
Le jeune orateur convint que la Bible est proche de nous, mais seulement d'un point de vue historique, géographique ou même stratégique. Bien plus, le rapprochement signalé apparaît évident jusque dans quelques-uns des noms de lieux indiqués par la Torah, et justement dans la section hebdomadaire étudiée. Ces noms figurent également dans des documents égyptiens contemporains de Séti I et de Ramsès II. C'est ainsi, par exemple, que la Bible mentionne un lieu appelé « Migdol »; c'est l'un de ces forts égyptiens de la route militaire joignant l'Egypte à la Palestine. Et « Baal Tsafon », donné comme le nom d'un dieu cananéen est celui du site d'un temple pour les gens de mer, temple érigé au bord de la bande étroite qui s'étend de Yamma Hasirbonit (aujourd'hui Sabhat Bardawil) jusqu'au nord du Sinaï. Quant à la Mer Rouge (Yam Suf), un document égyptien datant de quelque 1.100 ans av. J.C. applique le nom de « Suf » à la zone marécageuse du nord de Tzoan, autrement dit à Bet-Ramsès. Il est évident, selon le speaker, que les Israélites voulaient éviter le réseau des forts égyptiens. Ils ont donc avancé le long de cette bande étroite de terre. Je n'en ai aucun doute, dit-il: de telles associations concrètes et historiques ne peuvent que m'enraciner dans mon sentiment d'appartenir à cette région. Nous faisons partie du Moyen-Orient. C'est ici notre patrie. C'est ici que s'est déroulé notre passé; ici que se vit notre présent; ici que se vivra notre avenir.
Une quatrième personne prit la parole pour affirmer que tout ce qui venait d'être dit — étudié, scruté et expliqué avec tant de peine — n'avait rien à voir avec notre situation actuelle, malgré l'intérêt que ces choses pouvaient présenter d'un point de vue théorique. On ne peut rien dire sur notre situation aujourd'hui, à son avis, sinon que nous sommes comme le ballon dans la partie qui se joue entre les puissances internationales politiques et économiques. Nous sommes tout simplement les victimes d'intrigues politiques, de motivations irrationnelles parmi les sociétés tribales et d'un réveil nationaliste récent, ici dans le Moyen-Orient. Nous sommes victimes, et rien que victimes; et quiconque cherche des significations théologiques à ce fait, des connexions historiques ou des rapports mystiques, ne fait que s'abuser lui-même; il projette ses propres besoins idéologiques — besoin de justifier notre existence ici et maintenant —sur quelque chose d'artificiel qu'il va jusqu'à doter de noms magnifiques comme Identité Juive ou Divine Providence. Plus encore — c'est la conclusion — nous sommes poussés à un chauvinisme étroit, à un nationalisme extrémiste et fanatique, au moment même où les peuples éclairés sont las des nationalismes et où le monde avance vers une société universelle.
D'innombrables discussions de ce type ont lieu de nos jours parmi les jeunes intellectuels israéliens. Ce qui les motive le plus profondément n'est pas, semble-t-il, chose neuve dans l'histoire du peuple juif. La contemplation du sens théologique et eschatologique de la réalité historique concrète a toujours été partie intégrante de la vie et de la créativité juives. Des problèmes semblables ont surgi non seulement en période de crises, comme au temps de la destruction du Second Temple ou après l'expulsion des Juifs hors d'Espagne, mais aussi aux époques de contact culturel entre le Judaïsme et les cultures avoisinantes. A partir de la moitié du 18e siècle, avec l'avènement de la modernisation et de la sécularisation, les réponses traditionnelles à la recherche du sens de la réalité historique perdirent de plus en plus leur attrait. Puis, avec le sionisme politique et au cours des guerres d'Israël (spécialement durant cette génération) le peuple d'Israël s'est lancé avec ardeur à la recherche de son identité, recherche qui prenait un sens nouveau. Les gens en Israël sont très conscients du fait qu'il ne s'agit pas, cette fois, de questions purement théoriques. L'existence physique actuelle d'Israël — Etat et société — se trouve considérablement affectée par ces problèmes et les solutions qu'on leur oppose.
Quelles sont donc, en Israël, les approches, les tendances religieuses qui s'efforcent d'attaquer cette question de la signification d'Israël en tant que Terre et en tant qu'Etat?
Impossible de parler ici de toutes les variétés de réponses religieuses données à ce défi que représente Israël, terre et Etat. Il faudrait étudier davantage les courants exprimés dans les écrits de Rabbi Jack Cohen (comme « Nouvelle Vision du Sionisme » in Petachim, 2 (32), 1975, pp. 25 ss), de Pinchas Hacohen Peli (« L'Avenir d'Israël » in Débats de l'Assemblée Rabbinique, Vol. XXXVI, pp. 8 ss) de Yeshayahu Leibovitz (comme Le Judaïsme, le Peuple Juif et l'Etat d'Israël, 3e éd. Jérusalem Tel-Aviv, 1975; cf. Pinchas Rosenblueth, « I. Leibovitz, Juif » in Petachim, 2 (3.5), 1976, pp. 49 ss), de Rabbi Menachem Hacohen, Rabbi Shmuel Hacohen Avidor, Eliezer Schweid et bien d'autres. Beaucoup de tendances non discutées dans le présent essai trouvent leur place dans la bibliographie donnée 2. Par ailleurs, notre discussion étant limitée à l'auto-expression israélienne des auteurs, nous laissons de côté des personnalités d'autres pays, bien qu'elles aient apporté leur contribution à l'étude de notre sujet.
LES RÉPONSES
Le Messianisme politique
La guerre obligation religieuse
La première tendance discutée se développe à l'intérieur du mouvement Gush Emunim 3; on la trouve aussi parmi les étudiants des Yeshivot, ainsi Merkaz ou Kfar Haroeh; chez les Tzeirei Mafdal, chez les émigrants, dans les mouvements de jeunesse et les écoles religieuses nationales. L'un des points de départ systématiques de cette tendance est le suivant: les guerres d'Israël doivent être considérées comme des milchamot mitzvah, c'est-à-dire des guerres « qui constituent une obligation religieuse ». Ainsi que l'écrit Maïmonide, « une guerre qui constitue une obligation religieuse est la guerre contre les Sept Peuples (cananéens), la guerre contre Amaleq et toute guerre défensive d'Israël contre un ennemi qui l'attaque... » (Hilkhot Melakhim V, 1). Les avis sont partagés quand il s'agit de dire si ces trois critères ont la même validité aujourd'hui. La possibilité d'appliquer ceux de la guerre aux Sept Peuples et de la guerre à Amaleq à la situation présente est particulièrement discutée.
Quelques commentateurs, y compris Rabbi Menachem M. Kasher, dont le livre Hatekuphah Hagedolah (La Grande Période; Jérusalem, 1972) a soulevé un immense intérêt dans la jeune génération en Israël, soutiennent l'idée que cette analogie avec la situation actuelle doit effectivement être admise; que les commandements de la Torah au sujet des Sept Peuples et même d'Amaleq sont applicables aujourd'hui aux Arabes; et que, par conséquent, le verset biblique: « Je les expulserai devant toi peu à peu, jusqu'au jour où ta fécondité t'aura mis en mesure d'occuper tout le pays » (Ex. 23, 30) s'applique à nos relations avec les Arabes en Eretz Israel aujourd'hui. Cette transposition a reçu une signification mystique dans le système de Rabbi Kasher et parmi ses disciples. Selon eux, le passage du Zohar (cité en Torah Shleimah sur l'Exode, § 237) déclarant que le Saint Unique, (béni soit-Il!) « déracina les habitants et amena des habitants » veut dire qu'il chassa les Arabes et installa les Juifs; qu'il chassa les Cananéens et installa les Israélites et que ceci est en train de s'accomplir dans la réalité politique. De plus, « la fuite d'un million d'Arabes de la terre d'Israël » durant la Guerre de l'Indépendance, est une preuve évidente de la divine Providence et de la charité de Dieu (Hatekuphah Hagedolah pp. 38 ss).
Cette même application, toutefois, est contestée non seulement parmi ceux qui s'opposent résolument à la tendance considérée, tel le distingué penseur religieux Ernst Akiba Simon (Petachim, 5 (10) 1969, pp. 44-45), mais aussi parmi les tenants de la dite tendance, Rabbi Shemarya Arieli, par exemple. Rabbi Arieli, dans son livre Mishpat Hamilchamah (Jérusalem 1972) soutient que tous les territoires sont sanctifiés... et que « la sainteté de la terre d'Israël doit s'étendre au désert du Sinaï, à Sharem a-Sheikh et à la côte Est du canal de Suez »; ce faisant, il croit qu'une seule des trois raisons données pour une guerre d'obligation religieuse est valide aujourd'hui. Les guerres d'Israël appartiennent à la catégorie des guerres défensives contre un ennemi. Mais ladestruction des Sept Peuples et l'écrasement d'Amaleq sont des commandements inapplicables aux Arabes d'aujourd'hui. (Et de fait, cela découle du commandement positif N. 187 de Maïmonide, Hilchot Melakhim V, 4 et Sepher Hamitzvot). Il apparaît, selon ces sources, que « le souvenir des Sept Peuples Cananéens est éteint ». De même, Amaleq ne peut plus être identifié, puisque, selon la Mishnah, « Sennachérib se leva et mêla les nations ». Rabbi Yitzchak Freilich (Or Hamizrach, XXVIII, 1968) donne une raison différente. Sans récuser l'obligation fondamentale de détruire Amaleq, il cite Yagahot Maimoniyot contre Hilkhot Melakhim V, 1 pour montrer que « cette loi ne peut trouver d'application tant que n'est pas venue l'ère messianique qui suivra la conquête de la terre, car il est écrit au Deutéronome, 25, 19, « Et donc, lorsque Yahvé ton Dieu t'aura établi à l'abri de tous vos ennemis alentour... tu effaceras le souvenir d'Amaleq de dessous les cieux ».
Ce point de départ, avec ses diverses interprétations pour définir les guerres d'Israël comme des guerres d'obligation religieuse, est développé dans les notes de Nachmanide sur Maïmonide: Seler Hamitzvot, commandement positif 4, et dans son commentaire sur Nombres, 33, 53: « Vous posséderez ce pays et vous y demeurerez, car je vous l'ai donné pour domaine ». On peut trouver les sources de tout ceci dans bien des études, traités, sermons et même dans des célébrations, y compris dans le Tiqqûn Yom Ha'atzmaut, livre de prière pour le Jour de l'Indépendance, livre largement utilisé même par des personnes non religieuses. De sorte que ... » nous avons reçu l'ordre de prendre possession de la terre; nous ne devons pas l'abandonner aux mains d'un autre peuple, ni permettre qu'elle soit négligée. C'est là ce que les Sages appellent une guerre d'obligation religieuse puisqu'il nous a été commandé de prendre possession de la terre et d'y demeurer... ». L'essence de ce commandement, selon les mots de Nachmanide, est que « nous avons reçu un ordre, celui d'entrer dans le pays, de nous emparer de ses villes, d'y installer nos tribus; c'est là un ordre de conquête... »
Il y a un principe dans cette exégèse, principe si fondamental qu'il est devenu une idéologie politique; et c'est que le commandement de demeurer sur la terre d'Israël fait partie de l'ordre de conquête de cette terre. C'est ce qui découle du Talmud (Kiddushin 26 a): « ... Et tu prendras possession de la terre et tu y demeureras. Par quels moyens en prendras-tu possession? En t'y installant ». Autrement dit l'installation à demeure est comprise dans l'ordre de conquête, tout comme la conquête du désert fait partie de la conquête guerrière. On tire la même conclusion de la Tosefta à Avodah Zarah V, 2: « tant qu'ils y demeurent, le pays est comme conquis. S'ils n'y demeurent pas, c'est comme si le pays n'était pas conquis ».
L'avènement d'un âge messianique
Ce point de départ a pour essence l'autorité normative, absolutiste de Eretz Israel, et la signification de sainteté conférée à la conquête du pays, et pas seulement à l'installation. De là émerge la conception d'un Etat d'Israël considéré comme rédempteur.
De ce point de vue, l'Etat d'Israël et ses guerres sont une preuve évidente du processus de rédemption qui s'accomplit aujourd'hui sous nos yeux, par des moyens naturels d'abord, mais aussi, nous le verrons plus tard, par des moyens surnaturels. C'est ce qui ressort de l'enseignement de Amora Mar Shmuel. Shmuel affirme (Berakhot 34 b, par exemple) que la seule distinction qui existe entre ce monde et l'âge messianique est un assujettissement politique ou, selon d'autres variantes, l'assujettissement des exilés. Cela veut dire que l'âge messianique est un concept méta-historique et politico-messianique et non pas (au moins pas en premier lieu) un concept cosmico-messianique. Il s'ensuit que les prophéties concernant des changements drastiques dans l'ordre de la nature et de la création lors de la rédemption finale ne sont pas destinées à l'âge messianique mais plutôt à un futur inconnu et lointain - le Monde à Venir. Selon Rabbi Shlomo Goren (Torat Hamoadim, Tel-Aviv, 1964, p. 546) et bien d'autres, les prophéties de cette catégorie sont sans intérêt pour notre époque; elles se rapportent à un futur eschatologique inconnu. Et cela est vrai même des prophéties d'Isaïe sur la paix ou sur les changements cosmiques (Shabbat 63a). Par ailleurs, continue Rabbi Goren, dans le sens physique, terrestre et politique, l'âge messianique a commencé de se révéler en notre temps comme l'exprime Rabbi Shlomo Aviner dans son essai: « La réalité messianique » (Morashah IX, 1975, p. 63). Selon lui, nous sommes déjà dans l'ère de la Fin Révélée. « ...Nous affirmons notre certitude absolue que la rédemption a fait dès à présent son apparition. Rien ici n'appartient au domaine des choses secrètes et cachées. Au contraire, voici révélés des signes simples, explicites et clairs. Rien ne représente la Fin Révélée mieux que ceci: O Montagnes d'Israël, préparez vos branches et portez vos fruits pour mon peuple Israël, car voici qu'il arrive (Sanhedrin 98a). Rien de plus révélé et de plus simple que ce signe clairement donné de notre installation sur notre terre, de sa mise en valeur agricole et de sa générosité à porter du fruit (Rashi) ».
Partant de là, de cette optique de Mar Shmuel pour établir l'âge messianique, de ses applications à la réalité terrestre, au monde et par suite à la situation politique d'Israël au Moyen-Orient, les Rabbis Shlomo Goren, Joshua Menahem Ehrenberg, Shaul Israeli et plusieurs autres concluent que cette rédemption ne s'achève concrètement que par la force des armes, avec une aidedu ciel toute spéciale, aide qui se donne et se révèle par des moyens naturels. « Briser le joug des nations », au sens où cela indique le début de l'ère messianique, ne peut se faire que par « La constante supériorité du pouvoir militaire d'Israël » selon les mots de Rabbi Cohen (Torat Hamoadim p. 547). En conséquence, Maïmonide écrit dans son commentaire sur la Mishnah, Perek Cheilek du Sanhedrin, « toutes les nations feront la paix avec le Roi Messie, et quiconque se dressera contre lui sera détruit; et Dieu, qu'Il soit exalté, le livrera entre ses mains ». Ici encore, il est souligné que les prophéties qui contiennent un élément eschatologique, sans parler de bouleversements dans l'ordre de la création, sont justement celles qui s'appliquent à notre temps. Telles sont les prophéties qui présentent la vision du rassemblement des exilés et du retour de la souveraineté politique au peuple d'Israël.
Le critère pour déterminer si notre époque est vraiment celle du début de la rédemption ne consiste pas nécessairement dans le fait qu'elle doive comporter des merveilles cachées. Et même, contrairement à la doctrine de Rav Zvi Yehudah Kook et de Rav O. Hadya (Eretz Nachelah - Zechutenu al Eretz Israel, éd. par Yehuda Shaviv, Jérusalem 1976, pp. 111-112), Yitzchak Shilat (Greenspan) souligne fortement que « le messianisme, dans sa première et claire signification n'est pas ce désir ardent qui existe dans les coeurs de certains rêveurs mystiques soupirant après une existence différente de celle qui nous est connue en ce monde.. » (Morashah IX p. 58).
Depuis peu, nous entendons des avertissements contre l'excès de mysticisme; ils viennent du camp sioniste religieux, et même des tenants du groupe Gush Emunim. Ils mettent en relief la remarque de Maïmonide (Hilkhot Melakhim XI, 3) selon laquelle on ne doit pas attendre du Roi Messie qu'il accomplisse des signes et des prodiges, qu'il crée de nouvelles réalités en ce monde ou qu'il ressuscite les morts. Au contraire, et cela est accentué à plusieurs reprises, « lors de ses premières démarches, quand il commencera à se manifester, il (le Roi Messianique) n'aura pas à faire des signes et des prodiges, mais bien plutôt à conquérir la terre, à établir le gouvernement indépendant d'Israël, à bâtir le Temple, à rassembler les exilés ... et, seulement ensuite, à progresser peu à peu vers la réalisation de la vision totale. Au début, il se conduira plus ou moins selon le mode naturel à ce monde ... » (Goren, Torat Hamoadim, p. 551). Dans le même esprit, Rabbi Israël Shazipanski affirme que toutes les guerres, en fait, que ce soit à l'époque de l'Exode ou aujourd'hui, font partie du plan d'ensemble de la rédemption dont le caractère demeure encore naturel. Rabbi Israël soutient que « la terre a été conquise par les armes, moyen naturel, de façon à arracher le peuple à la tristesse de son esclavage et à sa soumission, soumission qui le faisait tendre le cou à ses oppresseurs et ramper devant ses maîtres; de façon aussi à lui insuffler un esprit de courage et une âme haute ». (Torat Hamelukhah, p. 108).
L'Etat, autorité mystique
On voit apparaître ici un accent différent. Certains voient la réalité présente d'Israël comme le commencement de la rédemption, à la lumière d'un passage fameux du Talmud (Megillah 17b): « La guerre aussi est un début de rédemption ». Mais d'autres voient cette même réalité comme une étape plus avancée, comme un état réellement eschatologique pourvu d'un rythme mystique. Rabbi Zvi Yehudah Kook formule cette idée de la façon suivante: « On parle de commencement de rédemption. Selon moi, il s'agit du milieu de la Rédemption... Nous sommes dans le parloir, non dans le vestibule... ». Selon Rabbi Zvi Yehudah, le retour à Sion, l'installation, la conquête et la restauration du royaume d'Israël... « constituent la révélation du Royaume des cieux... La force de défense d'Israël est sainteté totale; elle représente la domination du Peuple de Dieu sur Sa Terre... Nous devons savoir que le Royaume des cieux est révélé dans ce royaume, et même dans le royaume de Ben Gourion... ». (Réimprimé en Torat Hamelukhah, pp. 102-103).
Rabbi Zvi Yehudah Kook n'est pas le seul à vouloir attribuer une autorité mystique à l'Etat, au gouvernement et au sol. Rabbi Abraham Kahana Shapira (autre leader de Yeshivat Merkaz Harav et membre de la cour rabbinique de Jérusalem), Rabbi Haim David Ha-Levi (Rabbi Principal de Tel-Aviv-Jaffa), Rabbi Jacob Ariel (Shtiglitz) et Rabbi Judah Amital, aussi bien que des groupes d'étudiants de Gush Emunim et Bnei Akiva, soulignent à plusieurs reprises qu'une sainteté totale imprègne ce qui est terrestre et mondain, c'est-à-dire les territoires, l'Etat, et les frontières politiques fixées par la Guerre de Six Jours. Des savants et des penseurs, parmi lesquels Rabbi Zvi Yaron, ont déjà remarqué que cette approche, tout en s'appuyant sur la théorie de la rédemption élaborée par Rabbi Abraham Yitzchak Kook, père décédé de Zvi Yehudah, ne s'accorde pas tout à fait avec elle, ni avec ses implications sociales et politiques.
L'une des conceptions exprimées par le symbolisme issu de sources mystiques est l'opinion de Rabbi O. Hadya, qui prit une attitude pour ainsi dire sans compromission contre la restitution d'un seul des territoires conquis. La base en est l'interdiction de vendre maisons ou terres à des non-Juifs en Eretz Israel, et cela à cause de la défense bo techonem (ne leur faites aucun quartier). Sur ce point, il s'agit d'une position plus extrême que celle adoptée par d'autres autorités comme Rabbi Bezalel Zolti (dans son essai « Tenons fermement les Territoires Conquis », 1969, réimprimé en Eretz Nachalah, pp. 77ss) qui accepte les vues de la Minchat Chinukh, n. 94. Selon ces vues, l'interdiction bo techonem s'applique aux seuls territoires occupés par les Juifs revenus de Babylone et non à la terre conquise après le départ d'Egypte et que les Juifs n'ont pas ré-occupée après l'exil. L'opinion de Rabbi Hadya prend place dans une perspective mystique générale qui rejette la souplesse et les subtiles distinctions halakhiques favorables aux compromis. Les événements de la Guerre des Six Jours, dit-il, ont apporté un changement radical dans notre état métaphysique. La victoire fut un « étonnant miracle divin... la fin des jours est déjà venue... voyez: par la conquête Eretz Israel a été libéré de l'oppression et du sitra achra (du camp de Satan). Israël est entré dans le royaume de la sainteté. De ce fait, nous avons relevé de la poussière la Shekhinah qui avait été en exil parmi les étrangers. Si, ce qu'à Dieu ne plaise, nous devions rendre la moindre parcelle de terre, ce geste nous mettrait à la merci des forces mauvaises et du sitra achra ». (Eretz Nachalah, pp. 111-112).
Il existe une source rabbinique fréquemment utilisée pour appuyer cette vue; c'est l'enseignement de Rabbi Hiyya bar Abba, qui proclame au nom de Rabbi Yochanan: « Toutes les prophéties concernent l'âge messianique et lui seul; quant au « Monde à Venir », personne ne l'a vu, O Seigneur, sinon Toi ». (Berakhot 34b, Shabbat 63a, Sanhedrin 99a). En contraste avec l'enseignement de Mar Shmuel, toutes les prophéties de bouleversements cosmiques qui doivent se produire dans l'ordre naturel du monde se réfèrent à une situation politico-messianique, à une ère de salut et de rédemption; cette ère de salut est déjà commencée car nous n'avons aucune connaissance concernant le « Monde à Venir ». Il s'ensuit donc ceci: puisque nous sommes déjà pris dans une effective rédemption messianique en Israël (rassemblement des exilés, souveraineté politique, désert qui fleurit, terre conquise jusqu'à ses plus larges frontières), nous sommes dans l'ère de la Fin des Jours qui comporte la splendeur, la gloire et l'autorité normative du salut eschatologique. C'est pourquoi la situation politique présente, y compris les guerres, le gouvernement des territoires et la domination sur leurs populations non-juives, constitue une réalité revêtue d'une sainteté absolue. Par conséquent, « la guerre faite pour conquérir la terre d'Israël est l'une des tâches les plus essentielles dans le processus de rédemption. (Goren, Torat Hamoadim pp. 313-314).
L'une des expressions caractéristiques de ce messianisme politique, largement connue et souvent citée de nos jours, est celle de Rabbi Yehudah Amital dans son recueil de sermons Hama'alot Mima'amakim (Jérusalem 1975, publié par la Yeshivah de Har Etzion). Il écrit: « Posons-nous quelques questions; Pourquoi cette guerre est-elle née? Qu'y a-t-il à conquérir? Pourquoi la guerre de Gog et de Magog a-t-elle éclaté?... Après l'établissement du Royaume d'Israël, la guerre ne peut avoir qu'une seule signification: l'assainissement, la purification, l'affinage du peuple d'Israël ». Selon Rabbi Amital, les guerres d'Israël, y compris la conquête des territoires et la domination militaire et politique d'Israël sur ces territoires, sont une sorte de grâce octroyée à Israël, car la souffrance a un grand pouvoir pour élever la pureté morale de notre peuple. Bien plus, des sources bibliques de caractère moral et édifiant, comme les Psaumes, retrouvent aujourd'hui leur sens originel, leur sens clairement militaire... « car David, le Roi d'Israël, fit de nombreuses guerres » (pp. 21-22).
En fait, « toute guerre en Israël est une guerre faite au nom de l'Unité de Dieu... Israël, par son existence même, représente le concept divin de l'Unité de Dieu... La victoire d'Israël est donc la victoire de l'Idée Divine, et la défaite d'Israël est celle de cette Idée... Rabbi Abahu dit (Yalkut Shimoni II, 577): « La Rédemption est Tienne et nôtre. Je vous montrerai le salut de Dieu. Ce n'est pas le salut d'Israël qui est mentionné, mais le salut de Dieu. La guerre des Gentils est une guerre contre Dieu; mais comme ils ne peuvent lutter contre Dieu lui-même, ils font la guerre à Israël... ». C'est pourquoi, conclut Rabbi Amital, « il est défendu de considérer cette guerre comme nous avons pu considérer les malheurs de l'exil. Nous devons reconnaître la grandeur de l'heure dans sa dimension biblique. Et on ne peut la comprendre qu'en termes messianiques ».
Le Sionisme religieux
Les Sionistes religieux opposent plusieurs réponses à cette tendance. Elles sont, elles aussi, enracinées dans le monde de la Halakhah, mais elles ne souscrivent pas à ce qu'elles définissent comme un excès de zèle et de messianisme politiques. Tandis que le courant politicomessianique est bien organisé selon les lignes d'un mouvement politique, c'est tout juste si leurs adversaires ont établi un cadre de base pour une organisation. Des essais sont tentés par des groupes comme Hatenuah Leyahadut shel Torah et Oz Veshalom. Mais, dans l'ensemble, cette tendance est exprimée par des individus, professeurs et étudiants, dans des cercles d'études. On l'entend aussi affirmée dans des réunions publiques, dans la presse, dans des journaux comme Mahalakim ou dans d'autres publications orthodoxes ouvertes à des opinions diverses, Amudim, par exemple, l'organe du mouvement religieux des kibboutz, et Deot, journal des universitaires religieux; on la rencontre également dans des publications de caractère relativement libéral sur la pensée religieuse, tel Petachim.
Avant de discuter les opinions exprimées par ces différents cercles, une remarque préliminaire s'impose au sujet de la nature unique de cette lutte à l'intérieur du Sionisme religieux, lutte pénible parce que se déroulant, pour ainsi dire, au sein d'une même famille. Les deux parties appartiennent au même camp sioniste religieux; et ce camp se trouve affronté d'une part aux adversaires sionistes non-religieux, et de l'autre aux adversaires de la communauté religieuse non-sioniste. De plus, les escarmouches avec la tendance politico-messianique ont souvent pour résultat de diviser les membres du même milieu socio-culturel, du même kibboutz ou d'une même famille — qui, tous, souscrivent au même style de vie. Ainsi, par exemple, nous lisons dans les Principes récemment publiés par le mouvement Oz Veshalom que « à l'intérieur du Sionisme religieux officiel, il existe un extrémisme, répandu jusque dans les rues, qui a déformé notre image... en ce qui regarde nos valeurs spirituelles, éthiques et politiques ». En lisant cela, nous pouvons percevoir cet affrontement moral et intellectuel à implications politiques qui existe entre des frères. Plus encore, des Sionistes qui ont toujours vu dans l'occupation de la terre l'un des buts et l'un des moyens essentiels du Sionisme trouvent dur d'élever aujourd'hui la voix contre un mouvement qui prône l'occupation. Leur opposition n'est pas dirigée contre l'occupation per se, mais plutôt contre les implications politiques et morales négatives que suppose cette occupation des territoires. Ils trouvent pénible de lutter contre un éveil de foi et d'idéalisme qui ne s'était guère manifesté en Israël depuis bien des années. (On a remarqué qu'en fait, le mouvement Gush Emunim a mieux réussi sur les plans démagogique et politique que sur celui d'une occupation sérieuse et effective (Abraham Paltiel de Fin Hanatziv, Amudim, Tamuz, 1976). Ce fait a été statistiquement vérifié par le groupe L'shiluv du Parti Travailliste dans son enquête sur le développement des points d'occupation en Israël depuis la Guerre des Six Jours).
Une approche religieuse, réaliste et critique
Examinons à présent quelques-unes des positions de ces Sionistes religieux qui se sont dressés contre la tendance politico-messianique. Leur point de départ est celui de l'Orthodoxie, c'est-à-dire l'autorité indiscutable de la Halakhah sur les relations entre l'homme et son Créateur, entre l'homme et son semblable et, par conséquent, entre l'individu et la société, l'individu et l'Etat. Moshe Unna, l'un des leaders les plus remarquables du mouvement religieux des kibboutz, l'a montré clairement dans son adresse sur Shleimut Ha'aretz (La Totalité de la Terre) donnée devant les superviseurs des Ecoles Religieuses en Israël (Nissan 1969). Ephraïm E. Urbach dans son étude « Le sens religieux de la Halakhah », étude souvent réimprimée pour des étudiants, des professeurs, des éducateurs et des instructeurs militaires, souligne que... « la foi sans mitzvot est impensable... Le sens religieux de la Halakhah réside en ceci qu'elle établit la foi sur la base de la pratique et sur une étude qui conduit à l'action... La foi et ses moyens d'expression sont gouvernés par des règlements et des lois... » (Judaïsme et Education, L'Ecole de l'Education, Université Hébraïque, Jérusalem 1967, pp. 127, 133). Selon ce point de vue, le cadre de la loi est conçu comme un facteur qui, tout au long de l'histoire, a libéré la foi juive de tendances contemplatives et ascétiques excessives. C'est dans la mesure où la Torah, avec ses interprétations faisant autorité, fut acceptée par tout le peuple, par la société organisée et institutionnalisée, que le rôle de la prophétie, avec son autorité charismatique, mystique et individuelle, a diminué. Car... « l'activité charismatique libre donna naissance à des faux prophètes dangereux » (ibid. p. 128). Le danger principal réside dans le fait qu'une autorité totalitaire et absolue est exigée par des individus possédés par un charisme prophétique ou mystique. Le fait qu'une autorité sociale et politique devienne mystique est susceptible d'affaiblir le caractère rationnel et critique des modes de vie religieux et intellectuel, ainsi que les structures ouvertes et toujours en développement de la société et de l'Etat avec leurs pouvoirs législatif et exécutif.
Une mise en garde contre le mysticisme politique
Des vues pseudo-mystiques et fanatiques, cependant, ont récemment attiré un regain d'attention dans le public israélien, sous l'influence de Rabbi Zvi Yehudah Kook et de ses disciples. Rabbi Zvi Yehudah transforme la conception organique qui était celle de son père en une plate-forme politique sans compromission. De là vient que Zvi Yehudah cite une déclaration de son père dans son fameux ouvrage Orot, à savoir que « Eretz Israel n'est pas quelque chose d'extérieur... c'est une entité substantielle organiquement intégrée dans la vie de la nation... il est donc au-delà du pouvoir de la raison humaine de vouloir définir comme il convient l'unique essence de la sainteté de Eretz Yisrael... » (Netivot Israel, pp. 89-93). Ceux qui critiquent le messianisme politique ne dirigent pas nécessairement leurs critiques à la théologie organistique de Rabbi Abraham Isaac Kook elle-même (voir Zvi Yaron, Mishnato shel Harav Kook, Jérusalem 1974). Cette critique vise l'application politique ou même partisane qui est faite de cette théologie pour justifier l'idéologie de Eretz Yisrael Hashleimah, comme on le voit par exemple dans « Réalisme messianique » écrit par le disciple de Rabbi Zvi Yehudah, Rabbi Shlomo Aviner, (Morashah IX pp. 61-65). Le soupçon qu'on abusait de cette transformation en mystique de la religion fut formulé il y a déjà plusieurs années par Ephraïm Urbach. Il disait en effet que la foi... « ne doit pas être dépendante de la descente d'un esprit spécial sur le croyant; elle ne réclame pas de médiateurs entre lui et la source d'inspiration; elle n'a pas à attendre une ferveur particulière qui serait suscitée par des facteurs externes ou internes » (op. cit. p. 133).
Sous l'influence de ces vues, et en se basant aussi sur certaines des études historiques d'Urbach (« Quand cessa la prophétie? », Tarbitz, XVII), Israël Jacob Yovel avertit que le caractère moral et démocratique de l'Etat serait en danger si son autorité se fondait sur un romantisme ou un pseudo-mysticisme politique. En vérité, dit Israël Jacob Yovel, des attentes messianiques qui perdurent durant des milliers d'années ont eu, sans doute aucun, une vitalité constructive dans le Judaïsme. Aussi longtemps que ... « l'espérance messianique était maintenue à sa propre place, profondément ancrée dans les profondeurs les plus intimes de la nation, dans la prière, dans les sermons et l'enseignement, elle a rempli une fonction utile pour fortifier la volonté nationale et lui permettre de persister dans la mission dévolue aux Juifs, mission pour laquelle nous fûmes créés... Mais une fois les barrières érodées, une fois le messianisme lâché hors de ses limites intérieures et devenu un combiné d'appréhension et de remodelage de la réalité, les dégâts ont été grands. (« Le Messianisme sioniste religieux ». Morashah IX p. 48). Et, de fait, la conclusion est que... « le système national d'éducation religieuse a produit du sentimentalisme, un nationalisme extrême, et une conviction très nette que le messianisme se déploie et se réalise sous nos yeux... l'éducation s'est changée en politique... il arrive souvent que l'on trouve dans les écoles religieuses des professeurs qui exploitent leur autorité pour prêcher le concept de af sha'al (ne pas rendre un pouce de terre), ou qui envoient leurs élèves à des manifestations politiques... l'assomption morale qu'un éducateur ne doit pas user de son influence dans un but politique n'existe pas pour ces maîtres, puisqu'ils ne considèrent pas de telles façons d'agir comme appartenant au domaine de la politique... » (ibid. p. 52). Il est vrai, continue Yovel, que la foi messianique a servi comme une des sources d'inspiration du Sionisme et fut l'une de ses puissantes motivations; mais le Sionisme politique savait distinguer « espérance et utopie ». De même, il était suffisamment sage « pour échapper au danger de la démagogie utopique » (ibid. p. 51). Ce n'est pas ici le lieu de discuter si, oui ou non, le Sionisme a réellement échappé à l'utopie du point de vue de l'histoire des faits. Ce problème particulier a peut-être été plus exactement exprimé par Martin Buber dans ses Paths in Utopia, et récemment par le jeune historien Joseph Gorni dans ses études sur les bases utopiques et les désirs romantiques qui motivèrent le premier mouvement travailliste sioniste. Mais une chose est importante, c'est l'opposition croissante à une autorité absolue ou totalitaire qui pourrait surgir d'une politique s'appuyant sur des bases romantiques ou néo-mystiques qui confondent la soif de rédemption avec les faits et les responsabilités réels. Dans ce contexte, Yovel souligne la phrase de Rabban Yochanan ben Zakkai (selon Abot Derabbi Nathan, XXXI): « Si vous avez un jeune arbre à planter et si l'on vous dit que le Messie est là, plantez d'abord votre arbre, et, ensuite, accueillez le Messie » (ibid. p. 49). D'autres critiques sont centrées sur la perte de réalisme politique et de responsabilité morale qui résulte d'une surabondance d'enthousiasme messianique; ces critiques ont été formulées par Zvi Yaron dans la presse aussi bien que dans Amudim (n. 363, 1967). De fait, la critique sioniste religieuse de l'extrémisme politique en souligne les aspects suivants: on attache une sainteté absolue à des phénomènes essentiellement historiques et sujets au changement, comme le sont les frontières; on voile la clarté d'une pensée rationnelle et critique par un excès de piété, de romantisme politique et de prédication sentimentale; on transforme l'expérience mystique, expérience personnelle exaltante, en un dangereux levier politique qui peut pousser les masses à des pratiques irresponsables et antidémocratiques; on tourne l'éducation en endoctrinement; on crée un radicalisme national et politique, qu'il soit séculier ou religieux; on manque de tolérance et de bonne volonté pour considérer les vues et les besoins des autres, Juifs ou Arabes, regardés comme des êtres humains à part entière.
Un regard respectueux sur tous les êtres humains et leurs droits
C'est en ce point que le conflit judéo-arabe apparaît comme un test important pour l'intégrité morale de l'Etat juif. La réalité actuelle, transitoire, ne devrait pas être élevée sur les sommets de la phase finale dans le processus de rédemption, de peur que la société israélienne ne se dispense du devoir qui est le sien de remplir ses obligations morales vis-à-vis de la population arabe. C'est pourquoi les membres de Oz V eshalom affirment: « ... Nous devons nous abstenir de dominer trop longtemps une importante population arabe qui a sa propre conscience nationaliste. ... Nous sommes donc en faveur d'un compromis territorial (Principes §§ 3 et 4). Le même esprit apparaît dans l'essai bien connu de Ephraïm E. Urbach « Qui est un héros? Celui qui d'un ennemi fait un ami » (Petachim, n. 3 (13) 1970 pp. 5-9). L'auteur met en relief les avertissements donnés par des penseurs et des écrivains comme Ahad Haam dès 1891; par le poète M.S. Feierberg qui écrit dans son histoire 1Vhither? (1899): « Mes frères, si vous voyagez vers l'Orient, nevoyagez pas en ennemis de l'Orient... »; par Chaim Nachman Bialik; par Rabbi Abraham Kook dans sa lettre au journal Haivri (1912). Tous mettent en garde contre le fait de ne pas reconnaître les Arabes, de ne pas les considérer. Dans cet esprit, l'auteur demande qu'on respecte tous les êtres humains, toutes les autres nations, avec leurs droits et leurs besoins. Des requêtes morales de ce genre, venant du camp sioniste religieux, sont d'une signification toute spéciale si l'on considère les voix qui aujourd'hui se font entendre, celles de disciples de Rabbi Zvi Yehudah Kook, comme Rabbi Shlomo Aviner et Rabbi Jacob Ariel (Stiglitz). Rabbi Ariel cite Maïmonide (Hilkhot Melakhim, VI, 1) à propos du verset: « Tout le peuple qui s'y trouve te devra la corvée et le travail » (Deutéronome 20, 11); il cite aussi Hilkhot Melakhim VIII, 10-11, texte selon lequel la pleine acceptance des Sept Lois « noachiques » est conditionnée par la reconnaissance de leur origine divine puisqu'elles viennent de la Torah donnée à Moïse sur le Sinaï. Ces sources confirment la conclusion politique de Rabbi Ariel: Selon cette optique, nous sommes obligés d'utiliser l'avantage qui est le nôtre d'avoir des étrangers sous notre autorité pour leur enseigner à observer les Sept Lois « noachiques » comme lois émanant de l'unique source qui nous est commune à eux et à nous, à savoir la Torah de Moïse donnée au Sinaï (Morashah, IX p. 97). L'auteur présente cette solution comme une solution morale et éducative, la « seule solution complète au problème de la guerre et de la paix... ». Il dit encore: « ... c'est là en effet la solution aux problèmes démographiques et socio-politiques pour lesquels tant de voix réclament des solutions » (ibid.). Des étudiants ont récemment discuté d'un point de vue historique cette proposition pour une ligne de conduite. Il est difficile, dirent-ils, de distinguer cette conception de ce qui fut l'attitude de l'Eglise envers les Juifs depuis que le christianisme est devenu une religion dominante, c'est-à-dire depuis l'époque de Théodose à la fin du IVè siècle; on ne peut guère plus la différencier de la position des régimes totalitaires modernes. L'un des étudiants qui essayait de défendre l'opinion de Rabbi Ariel répondit que la différence est simple: leurs enseignements sont faux tandis que le nôtre constitue la vraie Torah.
La question des « territoires » n'est pas une question strictement morale et religieuse
De telles positions deviennent aujourd'hui la cible de critiques aiguës, même de la part de personnes liées à Gush Emunim. On exprime plus spécialement la crainte d'un extrémisme et d'un fanatisme qui ne peuvent que produire une perversion morale dans la société israélienne. Cette appréhension conduit à accepter en principe de rendre quelques territoires si une telle concession peut assurer la paix et garantir des frontières sûres. En considérant de fait Shleimut Haaretz (La Totalité de la Terre), Rabbi Yishai Yovel affirme que la vraie paix est aussi importante à Klal Israel que Naplouse et Hébron, et peut-être même plus importante. On peut avoir des sentiments très forts en ce qui concerne notre droit à Eretz Israel en sa totalité, et être prêt cependant à en céder des lieux chers et de grand intérêt. Non pas parce qu'on les estime au-dessous de leur valeur, dit Rabbi Yovel, « mais en raison d'un souci profond au regard de l'intégrité (morale) de Klal Israel... » (« Hitnachlut — Yaavor ve al Y ehareg», Morashah IX, p. 26). Le point de départ systématique en cette affaire est qu'il n'y a pas de justification à la dispute si ce n'est d'un point de vue halakhique, celui qui prétend qu'on ne doit rendre aucune parcelle de Eretz Israel. De plus, le fameux commentaire critique de Ramban sur le quatrième commandement positif de Maïmonide: « nous ne l'abandonnerons pas aux mains d'autres peuples, ni ne la laisserons en friche » ne s'applique ni nécessairement ni exclusivement aux frontières maximales telles que les présente la Genèse, « du Torrent d'Egypte au grand Fleuve d'Euphrate » (15, 18), frontières qui sont, à quelque chose près, semblables à celles qui furent établies par la Guerre des Six Jours. Selon Rabbi Yovel, la Torah et les Prophètes donnent bien des versions sur les limites de Eretz Israel. Celles de Canaan au temps d'Abraham (Gen. 10, 19) sont différentes de celles qui furent promises à Abraham et à ses descendants après lui (Gen. 15, 18-21) et les deux indications diffèrent de ce qui est promis aux enfants d'Israël, au désert d'une part (Ex. 23, 31) et avant l'entrée dans la Terre promise de l'autre (Deut. 1, 7). Il y a divergence aussi entre les diverses frontières promises dans la Torah et celles qui regardent la Fin des Jours (Ezéchiel 47, 13). Aucune des frontières promises dans les livres bibliques ne coïncide avec celles qui devaient être attribuées aux tribus par tirage au sort (Nombres 34, 2-13). Elles ne correspondent pas davantage à celles de l'Héritage, ni à celles de l'occupation au temps de Josué et des Juges (Jos. 12, 13 - Jg. 3, 4). Et ni les unes ni les autres ne peuvent se comparer à la seconde prise de possession au temps d'Esdras et de Néhémie, ou plus tard à l'époque du roi Jannée et d'Agrippa I. Il s'ensuit que Rabbi Yishai Yovel poursuit en demandant: de quelle source vient le commandement concernant l'occupation de la terre, et à quelles frontières s'applique-t-il? Si, par exemple, ce sont les passages sur l'héritage qui constituent cette source, la question surgit de savoir s'il s'agit du premier ou du second. Selon Maïmonide (Hilkhot Terumot I), le second oblige légalement. S'il en est ainsi, Samarie par exemple, serait à exclure, puisque les Juifs revenus de Babylone ne l'ont pas conquise, et que le pouvoir des Asmonéens sur cette région fut bref et chancelant.
Dans cette discussion, Rabbi Yovel se réfère aussi à des recherches historiques comme celles de Yechezkel Kaufmann dans le premier volume de Toldot Ha'emunah Hayisraelit et aussi à l'atlas historique de la période du Second Temple édité par Avi Yonah.
Il est significatif que cette approche utilise les résultats des recherches historiques et critiques pour fortifier ou vérifier des valeurs normatives. Un différent type d'arguments contre la position du messianisme politique s'attache au principe de yehareg ve'al ya'avor (donne ta vie plutôt que de transgresser). Ici, l'on s'oppose à l'application de ce principe par ceux qui sont contre le retour des territoires occupés. Selon les sources en cause, Sanhedrin 74a par exemple, il n'existe que trois transgressions — idolâtrie, inceste, meurtre — auxquelles ce principe s'applique sans conditions. Pour toutes les autres transgressions, on ne doit pas sacrifier sa vie, sauf si les conditions de Chillul Hashem (diffamation du nom de Dieu) ou de gezeirat shmad (persécution religieuse) l'exigent. Il découle de cela, dit-on, que les commandements de conquérir et d'occuper la terre ne sont pas compris dans la catégorie des trois lois les plus contraignantes de la Torah. Et donc, si l'on rend des territoires en vue de la paix, pour sauver des vies humaines ou pour éviter la corruption morale typique et inévitable dans une nation conquérante, cette restitution ne peut constituer un cas de Chillul Hashem ou de gezeirat shmad. C'est pourquoi le problème de yehareg ve'al ya'avor est ici hors de propos.
On entend souvent dire qu'une décision à ce sujet (la restitution des territoires) devrait être laissée à des experts en stratégie militaire ou en diplomatie. On fait des comparaisons avec la profanation du Sabbat (Avodah Zarah 27b, Y oma 85b) pour sauver la vie de quelqu'un, cas où le médecin doit évaluer la situation réelle tandis que la Halakhah est guidée par le Sabbat lui-même (Hilkhot Shabbat II, 2, 3; et aussi Shulchan Arukh, Orach Chaim 328). Cette position a été également appuyée par Rabbi J.B. Soleveichik dans un interview qui fut publié par la presse israélienne. (Voir aussi « Approche messianique ou Approche réaliste », Amudim 1976, n. 360).
Au-delà de tout le détail des débats, ces tendances dans le Sionisme religieux cherchent à cristalliser une attitude plus compréhensive comme alternative à ce que Uriel Simon appelle « le danger d'un faux messianisme » (« Appel Biblique — Promesses sous conditions ». Petachim, 2 (32) 1975, p. 24). En conséquence, les conditions politiques qui font espérer la paix et délivrent la société israélienne des handicaps moraux inhérents à une nation conquérante, doivent être préférées à une domination qui s'étendrait aujourd'hui à tous les territoires.
L'interpellation existentielle
La « troisième » génération s'interroge
Voyons à présent une situation totalement différente, que l'on pourrait définir comme une recherche existentielle d'identité. C'est la situation d'un groupe de jeunes, diplômés d'écoles secondaires, nés en kibboutz pour la plupart, jeunes intellectuels dont presque tous sont des Israéliens de la deuxième ou de la troisième génération. Ces jeunes ont grandi, soit en rejetant la tradition juive, soit en n'ayant avec elle aucun contact, qu'il s'agisse d'histoire ou de religion. Or aujourd'hui, ils commencent à questionner; ils cherchent à retrouver la tradition juive et même ils y retournent. Ces deux traits, dissociation du Judaïsme et tentative pour le rejoindre, ne sont pas considérés par ces jeunes simplement comme une affaire sociale, nationale ou politique. Ces questions pour eux ont, avant tout peut-être, une signification très personnelle, existentielle.
Son exil spirituel — sa recherche d'identité individuelle
Ils ne les envisagent pas en tant que membres d'un corps politique en premier lieu, mais en tant qu'individus. Ceci a été récemment très bien exprimé par l'un des Cadets du Cours IDF pour les officiers: « Mon éloignement de la tradition juive m'a rendu étranger à moi-même, comme si le fait d'appartenir à la troisième génération d'Israéliens était synonyme d'exil, je veux dire d'exil spirituel par rapport à l'héritage de mes pères et donc par rapport à moi-même. Cette sensation d'éloignement me trouble, pas seulement comme citoyen ou soldat de ce pays, mais d'abord et avant tout comme être humain, comme individu ».
Que les membres de ce groupe soient arrivés à un point de conscience de soi caractérisé par l'éloignement par rapport au passé, la perplexité quant à l'avenir et une sérieuse préoccupation émotionnelle et existentielle quant au « Moi », au « maintenant » et au « ici », il suffit pour s'en rendre compte de parcourir leurs écrits dans Shdemot, journal très significatif auquel contribuent les jeunes de tous les kibboutz. On trouve aussi de ces écrits dans le fameux Septième Jour et dans Parmi les jeunes, Discussions sur le mouvement des Kibboutz (Tel-Aviv 1969), et encore dans Un an après la Guerre — les jeunes parlent (Ein Shemer 1968) et plus récemment dans L'Israélien comme Juif — Déroulement d'un Colloque (en mémoire du Lt. Yishai Ron, 1974) ou par les discussions déjà fameuses des élèves des classes terminales à Givat-Haviva le 12 Mars 1974, ou encore dans l'anthologie de A. Eli, Har Hamenuchot 1969, dans Pas de secrets dévoilés, une anthologie de sketches,de poèmes et d'histoires, écrits par les jeunes membres de la Fédération Ichud des Kibboutz (1969). De toutes ces causeries, dialogues et écrits, émerge une sincère préoccupation au regard du sens de l'être et de l'existence en général, et très spécialement au regard du sens de l'existence juive ici et maintenant.
Son « a-historicité » et « a-religiosité » — L'être humain un « accident » au cours de l'histoire
Les jeunes en cause restent insatisfaits des réponses données par la religion ou l'histoire nationale à la question de leur lien avec le Judaïsme et Israël. Ils adoptent de plus en plus une nouvelle attitude que l'on pourrait décrire comme a-historique, en ce sens qu'ils ont le sentiment que l'histoire les a jetés en ce lieu particulier, en ce temps particulier, seulement par accident. Nous ne sommes ici aujourd'hui que par hasard, disent-ils, victimes sacrifiées sur l'autel de l'histoire par nos parents et par les générations précédentes. C'est ce sentiment d'être un accident, ou une victime, autrement dit un objet, et le besoin de justifier et de sanctifier cet accident, pour ne pas dire de souffrir, de mourir ou de tuer pour lui, qui ne laisse aucun repos à ce secteur, petit mais significatif, de la plus jeune génération. Le présent dans lequel nous vivons, proclament certains d'entre eux, semble avoir été dessiné et fixé indépendamment des gens qui naissent ou qui sont jetés dans ce présent; l'individu qui se trouve plongé dans une situation historique à laquelle lui-même ne prend personnellement aucune part sent alors croître en lui un sentiment d'isolement et d'aliénation. Ce sentiment d'être exclus de toutes les forces qui forment votre propre destinée est exprimé de façon hautement émotionnelle. C'est un sentiment personnel de grande intensité, peut-être parce qu'il se présente sur l'arrière-fond d'une éducation sioniste et travailliste qui cherchait précisément à fournir une réponse à la fois sociale et nationale-juive à ce problème de l'aliénation. L'interpellation existentielle est d'autant plus pénible qu'elle surgit au sein du pays, dans le milieu même où est né le jeune Israélien.
Vanité des idéologies
Le fait que le Sionisme politique a voulu résoudre la question juive sans y être encore arrivé, qu'il a voulu créer une nouvelle société basée sur des principes de justice et d'honnêteté sans avoir encore atteint ce but reflète, semble-t-il, un phénomène ancien et universel, à savoir le fossé qu'il y a entre l'idée et la réalité, entre le rêve et le réveil, entre les intentions et les actes, entre les actes et leurs conséquences. Des systèmes variés et opposés ont essayé, au cours de l'histoire, de combler ce fossé, depuis les différents systèmes théologiques jusqu'au marxisme et au sionisme contemporains. Mais le problème est devenu spécialement aigu dans les temps actuels et dans les milieux non-religieux, étant donné que les forces qui façonnent l'histoire ne sont plus conçues comme téléologiques, religieuses ou rationnelles. Aujourd'hui, les forces créées par l'homme lui-même — politique, science, technologie et bureaucratie dépourvue de tout critère moral qui lui soit inhérent — ne font qu'approfondir la conscience qu'il a d'être aliéné. Ce sentiment, réfléchi comme dans un miroir par la réalité israélienne, fut bien exprimé par un des participants de Un an après la guerre — les jeunes parlent (Ein Shemer 1968): « Vivre dans une situation non soumise au contrôle.. Nos actions sont dictées du dehors, et nous perdons de plus en plus fréquemment le droit, le devoir et la possibilité de choisir notre propre voie en hommes libres ». « La tragi-comédie, continue ce jeune, typique de la réalité dans laquelle ma génération s'est trouvée plongée, est que le désir d'une Palestine grande et glorieuse, le désir d'une continuité historique qui serait un commandement divin, ce désir cache un sens monstrueux et paradoxal que dissimule l'appel que l'on adresse à Dieu ».
Pour moi, ajouta-t-il, les valeurs de la tradition, de l'histoire, du nationalisme et du sionisme se sont effondrées à un moment précis, « le jour même où mourut un être humain, un être de chair et de sang qui appartenait aux deux nations et dont l'âme reflétait le monde... ». On peut comprendre, mais ce n'est que partiellement, cette a-historicité et ce vide spirituel comme l'un des résultats du processus de sécularisation. La révolte spirituelle et sociale contre la tradition religieuse juive, en fait contre l'autorité contraignante de la religion ou de la métaphysique, a enrichi le monde intellectuel des premières générations du Sionisme politique, fortifié leur identité sociale et nationale. Pour les hommes de cette génération, et parmi eux pour Berdichevsky et Brenner, la révolte contre la tradition et le processus d'historicisation, le retour à la nature, aux forces primordiales de la vie et de l'existence, et donc aussi la relativisation des valeurs traditionnelles ont fourni des motivations constructives d'une étonnante puissance idéologique. Bien plus, et paradoxalement peut-être, la révolution elle-même a tacitement admis, comme par réflexion, le monde traditionnel contre lequel elle était dirigée.
Pour les générations suivantes, cependant, et pour les jeunes d'aujourd'hui, le tableau est différent. Peut-être cela ressemble-t-il à d'autres mouvements romantiques qui surgirent durant le Siècle des Lumières et contribuèrent à la naissance en Europe de la Nation-Etat. Ces mouvements se vidèrent apparemment de toute substance une fois leurs buts atteints. Pour les générations qui furent éduquées selon les principes de la révolution dont nous parlons et dans la relativisationdes valeurs, le mythe historique esthétique s'est changé en mythologie politique; un rêve est devenu réalité, et donc a disparu comme rêve; une utopie spirituelle et sociale pleine de promesses semble avoir été détruite par un processus de désenchantement.
Le judaïsme politique et religieux justifie-t-il la souffrance, la mort, la peur, l'incertitude, l'insécurité de tant d'hommes, de part et d'autre?
Aujourd'hui, quelques-uns des plus sensibles parmi les jeunes intellectuels sont confrontés à un dilemme moral qui les pousse à mettre en question leur droit à vivre dans le pays, à se demander comment on peut justifier une souveraineté juive en Palestine, souveraineté qui s'est accompagnée de tant de souffrances pour les Juifs et pour les Arabes, et cela pendant des générations. Ces jeunes sont facilement en proie à un conflit intérieur au sujet de leur identité comme êtres humains, comme Israéliens et comme Juifs. Bien des facteurs ont engendré ce conflit intérieur intense chez des jeunes qui avaient été coupés de la tradition juive. Citons parmi ces facteurs: la confrontation avec la mort, comme réalité personnelle et comme problème métaphysique; la confrontation avec la peine, la souffrance et l'agonie, avec la peur et l'incertitude quant à l'avenir proche et lointain; le sentiment ou le soupçon qu'il n'est pas de solution au dilemne concernant la sécurité d'Israël; le sacrifice des années de jeunesse avec leurs possibilités d'étudier, de travailler, d'apprendre un métier ou de fonder une famille, sans ces exigences constantes du service de réserve; le sentiment que tout ce que peut faire une personne, tout ce que peut accomplir une nation, est de toute façon sans importance parce que le sort en est déterminé par des forces internationales incontrôlables; le sentiment que l'histoire a tourné en dérision le plus haut principe du Sionisme politique, c'est-à-dire le principe de l'autonomie.
Ces jeunes demandent: Le Judaïsme a-t-il une réponse à nous donner? A-t-il une réponse à la mort et à la souffrance? Peut-il dire si cela vaut ou non la peine de mourir ou de tuer pour l'histoire juive, ou pour le Dieu d'Israël qui a détourné Sa Face durant l'Holocauste, durant les guerres, et peut-être même au cours de toute l'histoire humaine avec ses misères, ses agonies, ses souffrances? Une identité nationale juive qui donne lieu à tant de tourments a-t-elle aucun sens? Et si le Judaïsme a vraiment une réponse qui vienne de la tradition religieuse, comment un homme moderne du vingtième siècle, capable d'analyser les processus géo-politiques et économiques, sûr de sa liberté intellectuelle et de ses capacités rationnelles et critiques, comment peut-il accepter une théodicée biblique ou rabbinique?
Génération d'incrédules et de sceptiques ou pionniers de voies nouvelles?
Au cours des causeries de Ein Shemer en 1968, l'un des participants résuma le problème comme suit: « Nous sommes une génération d'incrédules et de sceptiques. Il n'y a plus en nous que contradiction, et notre foi est détruite. En quoi pouvons-nous croire encore? ... Je veux savoir et comprendre où je vais et pour quoi je me bats. Je ne veux pas être un éternel Isaac montant à l'autel sans demander pourquoi et sans comprendre... » (PP. 7-8).
Au premier abord, on peut avoir l'impression qu'il s'agit de jeunes gens coupés de la société en Israël, déçus par le Sionisme ou désespérant de l'Etat. Cela serait une conclusion complètement erronée. C'est l'opposé qui est vrai. Car les membres de ce groupe, peu nombreux, certes, mais ardents et créatifs, font partie de l'élite de la jeune génération en Israël. Ils sont actifs dans les plus importants secteurs de la vie israélienne — kibboutz, armée active ou armée de réserve, éducation, enseignement, littérature, art et sciences. On peut trouver une interprétation assez émouvante du Sionisme comme engagement personnel, social et moral dans le Symposium « Education militaire et vision universelle » (Petachim 2 (35) 1976 pp. 4 ss). Cette interprétation est celle de remarquables généraux de l'armée et d'éducateurs comme Avner Shalev et Yeshayahu Tadmor.
Avraham Schapira, auteur et éditeur, a souligné que la recherche d'identité, la mise au point morale et l'autocritique ne sont en vérité que des expressions de sentiments naturels: sentiment d'être chez soi en Israël, amour du pays, responsabilité morale et engagement social. Dans cette perspective, donner à l'Etat un statut eschatologique conduirait nécessairement à toutes les horreurs du messianisme politique, horreurs que le monde moderne a connues depuis la Révolution Française, horreurs qui ont été prédites à plusieurs reprises par des auteurs comme Jacob Burckhardt, Friedrich Nietzche et Dostoïevsky, horreurs aussi qui ont -été expérimentées par l'humanité sous les régimes totalitaires de notre époque. Schapira, dans son essai provoquant et largement discuté contre le faux messianisme (Shdemot LVI, 1975/6), établit une analogie partielle entre les Sabbathiens et Gush Emunim. Se référant à l'oeuvre de Gerson Scholem, Schapira n'ignore pas les différences historiques et théologiques qui les séparent; mais il affirme que la connaissance de l'expérience sabbathienne peut aiguiser notre regard aujourd'hui, en ce temps où une émotivité exaltée, une passion débridée, une extase personnelle et nationaliste remplacent souvent la responsabilité socio-politique. C'est pourquoi, conclut Schapira, la tendance Gush Emunim ne ressemble guère à la théologie de Rabbi Abraham Isaac Kook (cf. Zvi Yaron: « La Haine au nom de l'Amour », Amudim, Shvat 1976).
Les membres non-orthodoxes du groupe Shdemot pensent que l'Etat d'Israël devrait être regardé non comme une institution ecclésiastique, mais seulement comme une entité sociale et juridique. Son but est de réaliser les droits et les devoirs essentiels de l'homme, par exemple: l'affirmation de la liberté physique, personnelle et intellectuelle; la préservation de l'individualité propre malgré l'impact nivelant et conformiste de la civilisation moderne; la pratique effective de la souveraineté propre de chacun en tant qu'individu et en tant que citoyen. Ces idées ont toutes leur racine dans l'une des plus précieuses valeurs du Sionisme, l'autonomie, c'est-à-dire le propre nomos de chacun. Puisque dans le Judaïsme ce nomos est constitué par la Torah et l'héritage religieux, nos jeunes intellectuels, si sensibles, se trouvent aujourd'hui confrontés au Judaïsme d'une manière neuve et dont la nouveauté, semble-t-il, ne fait que commencer.
Titre de l'original: « The Land and the State of Israel in Israeli Religious Life », Proceedings of the Rabbinical Assembly, vol. XXXVIII, 1976. Reproduction et traduction autorisées.
Uriel Tal est professeur d'histoire juive moderne à l'Université de Tel Aviv. Il est l'auteur de nombreux articles et de l'ouvrage: Christians and Jews in Germany: Religion, Politics and Ideology in the Second Reich, 1870-1914, Ithaca, 1975.
2. L'auteur présente en annexe une bibliographie de 18 pages rédigée entièrement en hébreu, qui rassemble les titres des ouvrages publiés par des écrivains israéliens contemporains sur la question de la terre et de l'Etat d'Israël. (Photocopie sur demande, prix: 5 frs.). Pour plus de renseignements bibliographiques, cf. Tal Uriel, « Jewish Self-Understanding and the Land and the State of Israël » dans Union Seminary Quarterly Review, V. XXVI, n. 4, été 1971, pp. 376-381.
3. Le Gush Emunim est un mouvement religieux activiste issu de l'Université de B'nei Akiva. Ce mouvement a contribué à établir des colonies de peuplement en Judée et en Samarie pour défendre les droits d'Israël de s'établir sur l'ensemble des territoires israéliens (Voir, Encyclopaedia Judaica, Year Book 1975-1976, p. 312).