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SIDIC Periodical XIII - 1980/2
L’élection (Pages 04 - 08)

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Le concept d'élection dans la tradition juive
W. Gunther Plaut

 

Une vocation sainte

« Élevés au-dessus de toute race . . . sanctifiés par tes commandements... » C'est dans le contexte de cette prière que réside la façon traditionnelle dont le juif se comprend lui-même. Il y a quelque cinquante ans, dans un souci de modernisation, le judaïsme réformé a omis ce passage dans le nouveau livre de prière qu'il publiait à son usage; aujourd'hui, une nouvelle édition de ce même livre l'a réintroduit.

Je me sers de cet exemple comme entrée en matière pour vous montrer que nous n'avons pas toujours compris l'histoire de la même manière, mais que dans l'ensemble, jusqu'à l'age moderne, nous avons sensiblement suivi une certaine ligne qui a connu, certes, des retours en arrière, mais se trouve aujourd'hui réévaluée. C'est à cette croissance et a ce déclin du concept d'élection que je voudrais m'arrêter ce soir.

Le concept traditionnel peut s'exprimer comme suit: à travers toutes ses manifestations, l'histoire juive reflète une conviction unique, celle qu'Israël a été choisi par Dieu, et cela dès l'époque d'Abraham. Les descendants d'Abraham seraient aussi nombreux que le sable de la mer; ils deviendraient une bénédiction pour l'humanité entière, à travers des périodes d'espoir et de désespoir, d'agonie et de victoire. Cette antique promesse semblait une évidence et les historiens du peuple enregistraient fidèlement son accomplissement, lent mais inévitable. Si Israël est fidèle, le plan de Dieu peut être réalisé; si Israël devient vraiment un « royaume de prêtres » et une « nation sainte », le monde sera sauvé. Cette corrélation entre le peuple d'Israël et l'ensemble de l'humanité est au centre de la compréhension de soi du juif. Car, selon cette conviction, tout ce qui arrive à l'humanité, et à Israël en particulier, est en relation directe avec la grande promesse, réitérée par la suite aux patriarches, confirmée au Sinaï, attestée par les générations suivantes: l'histoire juive est l'histoire du monde en sa quintessence, le pivot des événements. Si tout va bien pour Israël, il en va de même pour le monde; si Israël souffre, l'humanité est malade. C'est de cette manière qu'on peut interpréter une vieille façon juive de parler, à première vue terriblement égocentrique, mais qu'il faut comprendre à cette lumière: mon père (qu'il repose en paix!) avait coutume de demander, au sujet de n'importe quel problème mondial: « Est-ce bon pour les juifs? ». Il ne voulait pas dire que si c'était bon pour les juifs le reste importait peu, mais bien que si c'était bon pour les juifs, c'était bon aussi pour le monde; si, en revanche, c'était mauvais pour les juifs, c'était mauvais pour l'humanité. Cela signifie que l'histoire humaine est la responsabilité du juif, car c'est à lui, en fin de compte, que l'humanité est confiée.

Ce qui précède peut être considéré, selon les points de vue, comme une grande conception, une assomption déraisonnable ou encore une idée absurde; mais le fait demeure. Comment donc autrement Israël peut-il comprendre que, aujourd'hui où les juifs ne représentent que 1% de l'humanité, nous continuions à parler de « juif » et de « gentil »? Ce groupe infinitésimal de gens dispersés dans le monde, érigé — même en paroles —face à l'ensemble de l'humanité? C'est égocentrique; cela glorifie les choix juifs, le potentiel juif, l'espoir juif. Mais, ne l'oublions pas, cela élargit en même temps les défaillances juives aux proportions d'une catastrophe mondiale. Ne vous y trompez pas, cependant; la grandeur de la conception entraîne, pour toujours et à jamais, une position de grande responsabilité. Il peut paraître risible d'entendre une portion insignifiante de l'humanité se proclamer le gardien de la foi humaine; ce peuple étrange, toutefois, accepte en même temps d'assumer tous les fardeaux que pareille tâche implique. Si c'est l'ignominie, qu'on se soumette; si c'est la dispersion, qu'on l'endure; si c'est le martyre, qu'on le subisse. La promesse d'une récompense est vague et distante. Dans cette conception, pourtant, c'est un Dieu aimant — corn-me un bon père — qui inflige à ses enfants bien-aimés des punitions d'amour. Il est plus sévère pour eux précisément parce qu'ils aspirent plus haut; parce que, divinement et humainement, « noblesse oblige ». Telle est la vue traditionnelle (évidemment condensée et peut-être indûment simplifiée) mais essentiellement vraie de l'élection dans le judaïsme.

L'ensemble des juifs cependant ne s'en tient plus à cette position que mes ancêtres ont soutenue si longtemps. Un certain nombre de circonstances ont contribué à diluer ces idées, sinon à les faire abandonner totalement. Il y a eu d'abord l'Age des Lumières, avec ses idées d'égalité — non seulement des nations mais aussi des religions. Une religion, estimait-on, en valait une autre. Celle d'Israël, bonne pour les juifs, ne l'était pas nécessairement pour tous. Plus encore, l'idée qu'une nation puisse s'estimer choisie au-dessus des autres apparaissait comme contraire à la tendance de l'époque et devenait de ce fait — de nombreux juifs le croyaient —contre-productive dans le mouvement pour l'égalité civique. Qui craignaient-ils — voudrait accorder l'égalité à un peuple qui n'y croyait pas?

Puis il y a eu l'Holocauste, qui secoua jusqu'en ses fondements mêmes l'idée d'un Dieu aimant. Devant un martyre aux dimensions si monstrueuses, face à une dévastation aux proportions si indescriptibles, l'interprétation théologique sembla soudain inadéquate, et les bouches des juifs furent réduites au silence; même les croyants se turent.

Enfin, d'étrange façon, la renaissance même d'Israël a eu son effet sur l'affaiblissement de la conception traditionnelle, Non parce qu'il n'y a pas assez de juifscroyants en Israël ou dans la Diaspora, il y en a; mais parce que le mouvement principal qui semble sous-tendre l'existence d'Israël aujourd'hui est de se voit accepté comme sont acceptées les autres nations. Or, dès que l'on a dit cela — « être comme les autres nations » —on a, comme Samson, secoué les fondations du temple traditionnel.

Il n'est donc pas surprenant que, depuis l'époque des Lumières, un certain nombre de vues sécularistes, de mises en question du « pourquoi » de l'existence juive, soient apparues et qu'on ait essayé d'abandonner complètement, ou de réinterpréter notablement (souvent au point de la faire disparaître) l'idée du choix et de l'élection d'Israël comme une compréhension de soi valable et utile.

Laissez-moi m'y arrêter un peu, car nous vivons dans un âge célébré par Harvey Cox comme « joyeusement séculier », vu par d'autres de façon plus pessimiste, mais dans lequel les juifs sont considérés, non seulement par d'autres mais aussi par eux-mêmes, comme un peuple ordinaire.

Le choix séculier

Je voudrais faire mention brièvement de trois conceptions séculières que le juif a de lui-même. Elles ont ceci de commun qu'elles estiment, en fin de compte, l'idée d'élection comme ayant été (au long des âges) un moyen pour le juif de survivre. C'est grâce à elle qu'il a pu être capable, psychologiquement et physiquement, de résister à l'oppression, à la persécution, à l'expulsion, à l'ignominie.

La première de ces conceptions peut être qualifiée de« nationaliste ». Elle est représentée par des hommes comme Moses Hess, Peretz Smoleskin, Achad Ha'am, Simon Dubnov et les sionistes politiques. Ces gens, examinant l'histoire, virent dans le nationalisme la crête d'une nouvelle vague de civilisation. Pour eux, ce sont les nations qui définissent le contenu de la politique et la forme de la culture; elles n'ont pas besoin de se justifier. Les hommes sont doués de certains droits inaliénables, les adeptes de Jefferson l'avaient déclaré, et la conviction que tout groupe national a droit à l'autodétermination devint un principe international sacré, avant même que Woodrow Wilson ne l'énonce de façon mémorable. Cette vérité n'était pas neuve; cela allait de soi, étant partie intégrante de quelque loi naturelle omniprésente. Maintenant que plus de 150 nations constituent les Nations Unies, l'humanité semble avoir donné son assentiment formel au nationalisme, comme base normale, universellement acceptée, de cette organisation. Qu'au moment de son plus grand succès, pareille conception doive céder le pas à d'autres plus vastes, qui nécessairement limiteront, une fois encore, notre auto-détermination, ne pouvait évidemment pas être prévu il y a quelques générations. Ainsi, au moment où le nationalisme atteignait son apogée, des nationalistes juifs, spécialement en Europe orientale, demandèrent que fussent reconnues les aspirations nationales juives. Ils ne jugeaient pas à propos de se demander pourquoi les juifs devaient survivre; ils étaient ce qu'ils étaient, cela suffisait. Ayant des liens éthiques et culturels communs, les chérissant, ils avaient droit à les garder et à les développer. Ils parlaient yiddish; beaucoup aussi aimaient le nouvel hébreu comme langue littéraire, et le langage entrait, lui aussi, dans le gouffre des trésors culturels. Certains envisageaient une sorte de vie autonome au sein de quelque Etat européen; d'autres cherchaient un nouveau territoire en Australie, en Ouganda, mais la majorité regardait vers la Palestine où les juifs pourraient établir une société nouvelle dans le vieux pays. Le sionisme politique et culturel est filleul du nationalisme du XIXe siècle, et l'État d'Israël d'aujourd'hui continue à montrer de solides traces de cette vieille philosophie qui élimine tout besoin de se poser la question du « pourquoi » de l'existence juive.

Je viens justement d'achever un livre qui exprime tout ceci avec brio et persuasion; même s'il ne m'a pas persuadé, il est persuasif. Ce livre, de Hillel Halkin, est intitulé « Lettres à un ami juif américain ». La thèse développée est que la vie juive dans la Diaspara est vouée à l'extinction. Inutile d'être juif dans la Diaspora! Alors, partez pour Israël et vivez-y. Mais pourquoi? Dans quel but? Non à cause de la behira, du choix, non pour accomplir l'antique promesse faite à Abraham et réaffirmée au Sinaï et des milliers de fois plus tard encore, mais simplement parce que là-bas on vivra comme tout le monde. A la fin, Halkin dit espérer que si le juif saisit cette occasion, il apportera de nouveau une contribution importante à l'humanité. Voilà. Or Halkin est aujourd'hui, de bien des manières, l'interprète le plus persuasif de l'opinion que je viens de présenter; et, en même temps, de celle (qui n'a rien à voir avec notre sujet) de l'inanité de la vie juive en Diaspora.

Le second groupe est celui des « socialistes ». Leur inspiration est tirée des écrits classiques de Marx et d'Engels, ce qui signifie que le nationalisme, à l'instar de la religion, est attaqué comme un instrument d'exploitation; en conséquence, une survivance nationale juive est pour eux sans intérêt particulier. Les socialistes se sont opposés à l'étude de l'hébreu, moyen selon eux d'apporter dans la vie juive des idées réactionnaires et dépassées. Leur but était le salut de l'humanité, un but auquel toutes les valeurs du passé devaient être sacrifiées. Mais quelques-uns d'entre eux combinaient leur philosophie politique avec un nationalisme juif fervent. Bien avant que Joseph Staline n'ait élevé le concept de révolution nationale à la respectabilité de l'Internationale communiste, par leurs écrits et leur travail ils posèrentles fondations du mouvement travailliste et celles d'une entreprise coopérative sur laquelle l'Israël d'aujourd'hui est bâti. Ce sont là les fondations idéologiques des kibboutzim. Les socialistes ont fait revivre, en vêtements séculiers, l'élément latent du messianisme juif. L'éthique et la vision sociales juives pouvaient défricher le désert, régénérer le juif citadin perverti par le ghetto, et donner en même temps au monde un exemple magnifique. C'était un engagement hardi vers l'avenir, et il fut entrepris sans recourir à des questions ésotériques de sens et de signification!

Tous ces hommes et toutes ces femmes sont des « humanistes »; c'est-à-dire qu'ils tirent leurs valeurs de l'existence humaine et non d'une source surnaturelle. Quelques-uns, cependant, retiennent des convictions religieuses au sens large, et pour cela ils sont désignés du nom étrange d'« humanistes religieux ». On les trouve surtout dans la Diaspora, et ils constituent un troisième groupe. Leur principal avocat aujourd'hui est Mordecai Kaplan.

Le Dieu personnel et aimant du passé juif devient ici une force vague, générale et universelle qui opère le salut. Il ne saurait donc y avoir ni « choisissant » ni « choisi »; mais les juifs peuvent et doivent continuer, eux, de choisir volontairement leur éthique traditionnelle comme une vocation religieuse; cela les mettra à part tout en assurant leur survivance. De ce point de vue, si les juifs pratiquent le judaïsme en conformité avec ses idéaux splendides et éprouvés, ils garantissent par là leur propre existence. Philosophie de survivance, dont le noyau est l'État d'Israël. Judaïsme dépouillé du surnaturel. Ses adhérents partagent la conviction brûlante que leur peuple a survécu dans le passé, et continuera de survivre dans l'avenir, par son seul vouloir de survivre. Ce sont des juifs profondément dévoués aux valeurs juives; il est donc superflu, semble-t-il, de leur demander pourquoi ils le sont. Nous sommes juifs; en nous coule un fleuve collectif de génie éthique, c'est notre tâche de le répandre, de faire fleurir son potentiel bénéfique, dans la vie du juif comme dans celle du non-juif. Sans doute est-il difficile d'être juif; mais il est bon aussi d'être juif. Comme je serais pauvre si, né dans ce glorieux héritage, je le laissais se flétrir ou l'abandonnais tout à fait! Comme le monde eût été pauvre sans mon peuple, et comme il le serait sans lui, dans les années qui viennent! « Vis, et ne demande pas "pourquoi vivre"? » Nos prémisses ne sont ni Dieu, ni la psychologie; elles sont le juif vivant, ce descendant d'un peuple ancien, appelé maintenant et toujours à assumer la plus grande vocation qui soit sur terre: être lui-même, et cela de son mieux. Il n'est pas « choisi », il n'est pas « supérieur »; il n'est pas « élevé au-dessus de toute race »; mais il peut choisir de devenir, sinon supérieur, du moins égal en excellence aux nations du monde, et ainsi s'accomplir lui-même, apportant par là sa contribution singulière à l'humanité.

Cette contribution, nul autre ne peut l'apporter, le juif seul pouvant donner à la vie humaine cette modalité spéciale qui l'a distingué depuis le commencement.

Le choix divin et la foi

C'est là, je dois l'admettre, une manière séduisante de se regarder soi-même. Je l'avoue, j'aime me regarder dans le miroir, y voir l'homme en puissance et me dire: « Je fais effectivement partie d'une entreprise grande et valable ». S'accepter soi-même est psychologiquement nécessaire; mais peut-on soutenir vraiment que les valeurs juives sont si uniques, si décidément différentes des meilleures qui se trouvent dans les autres cultures et traditions, qu'elles doivent être préservées à tout prix? Que la poésie et la fiction juives sont singulières, sans équivalent? Que la vie familiale juive est d'un genre à part? Que l'éthique juive est un phénomène de rare distinction? Et en fin de compte que ce peuple doit se perpétuer pour lui-même et pour le bien du monde — et cela à tout prix? Vous voyez que cette conception séculière aboutit à clore le cercle. Celui qui l'accepte se tient en fait côte à côte avec le traditionalisme, même si séculariste et traditionaliste se tournent le dos quand ils parlent. Il est vrai que les valeurs juives sont uniques (je ne suis pas venu ici pour le nier). Leur grâce spécifique est difficile à discerner dans les cas particuliers — c'est senti plutôt que vu —. Mais tout peuple n'a-t-il pas quelque chose qui le distingue? Qu'y a-t-il dans la singularité juive qui lui vaille l'ignominie, le martyre, la menace et aussi la réalité de l'holocauste? Il est vrai que les écrits juifs ne ressemblent pas à ceux d'autres cultures — il n'y a rien de tout à fait semblable à la poésie d'un Bialik, ou aux histoires d'un Sholom Aleichem. Il n'y a rien comme le yiddish pour exprimer l'esprit de la Diaspora, maintenant largement disparu. Mais il n'y a rien non plus comme Milton ou Pouchkine, ou comme les littératures anglaise, russe ou autres. Oui, c'est vrai, il y a quelque chose de spécial dans la famille et dans l'éthique juives. Mais les juifs du passé, si vertueux, n'ont guère expérimenté le genre de troubles devenu si commun à présent. Au mieux, nous pouvons dire que la tradition juive renferme le potentiel d'une performance remarquable au plan éthique. Mais, demanderons-nous aux sécularistes, est-elle unique en cela? Non, les juifs n'ont pas survécu parce qu'ils avaient des qualités humaines, des coutumes hygiéniques ou sociales supérieures. Ils n'ont pas survécu parce qu'ils étaient une race plus têtue que d'autres. Ils n'ont pas survécu parce que leurs structures sociologiques favorisaient la continuation de leur existence. S'ils ont survécu, et ici je parle de la conception qui, selon moi, rend justice è l'existence juive, c'est parce qu'ils croyaient. Rien de moins, rien de plus, Ils croyaient en leur alliance avec Dieu, Ils croyaient en sa fidélité. Ils ont souvent cru à leur propre supériorité et à leurs prérogatives religieuses exclusives. Ce n'est pas pour assurer leur survivance qu'ils ont développé leur foi; dans le passé, c'était toujours le contraire qui se produisait. L'existence juive n'avait de sens, n'était possible et ne perdura que parce que le juif croyait en son statut divinement déterminé.

Ainsi donc, l'antique élection refuse de disparaître. Il y a aujourd'hui, je crois, une nouvelle reconnaissance de ce fait que le comportement juif a toujours relié à Dieu. Des histoires isolées peuvent relater des contes fascinants et apparaître uniques quant à la couleur et la texture. Mais toutes appartiennent au même royaume de prêtres. Partout s'y décèlent la même espérance, les mêmes attentes; toutes, elles s'abritent sous les ailes de la Shekhinah. L'histoire juive suppose un Dieu attentif et aimant, un Dieu qui choisit. Sans ces prémisses, selon moi du moins, on ne peut rien comprendre à l'histoire d'Israël. C'est là, me semble-t-il, que se trouve la difficulté, tout comme la faillite partielle d'approches purement séculières du sort de ce peuple: elles s'occupent de ce qu'Arthur Cohen a appelé « Le Juif naturel ». Mais l'histoire du juif naturel ne serait jamais qu'une partie du tout. C'est le juif sur-naturel dont la présence doit être mise en relation avec une raison d'être supra-historique. C'est lui qui est la partie vitale d'un peuple éternel dont l'oeil, quoique souvent myope, est fixé sur des choses qui dépassent l'économie et la politique. Finalement, c'est de desseins et de buts qu'il doit parler. Finalement, il doit toujours parler de Dieu.

La conception que je vais proposer dans quelques instants demande qu'on insiste davantage sur certains points qui n'ont reçu jusqu'ici que peu d'attention. L'un d'eux est l'insistance renouvelée des sécularistes, spécialement M. Kaplan, sur le juif qui choisit. Bien sûr, cela remonte aux temps du midrash. Un certain nombre de midrashim parlent en effet de Dieu qui présente sa Torah aux nations; mais Israël seul l'accepte, sans l'avoir vue, sans en comprendre le poids, dans l'ignorance de l'avenir et sans demander de récompense. En ce sens, Israël a choisi Dieu, a choisi de dire « oui » au Sinaï, a choisi d'entrer dans l'alliance et de relever les promesses faites à Abraham, Isaac et Jacob.

Mais il y a aussi une autre tradition qui, pour moi, est tout aussi valable. Elle s'exprime dans le midrash où Dieu montre clairement à Israël que le peuple a un choix à faire. « Si vous acceptez la Torah, lui dit-il, ce sera bon pour vous. Si vous refusez de l'accepter, par contre, je prendrai cette montagne, je la suspendrai au-dessus de vous et je vous écraserai dessous ». (Si Churchill avait vécu à l'époque, il aurait dit qu'il s'agissait d'un « choix relatif »). Mais n'en est-il pas toujours de même lorsqu'on touche le pan du vêtement de l'Ineffable? Dès que la présence du Très-Haut se manifeste, vous n'êtes plus totalement libre, Face à Dieu, la liberté est limitée et le choix devient, selon ce midrash, matière d'être ou de ne pas être, de vie ou de mort.

Autre point à relever: le besoin de réinterpréter notre relation, non seulement à nous-même mais à autrui; notre relation aux autres religions, spécialement au Christianisme. Cela a été fait pour la dernière fois, je crois, il y a bientôt cinquante ans par Max Brod, qui a écrit un livre où il traite du judaïsme, du christianisme et du paganisme.

Comme le savent quelques-uns d'entre vous, je suis moi-même un disciple de Franz Rosenzweig, mort il y a juste cinquante ans. Dans son livre « L'Étoile de la Rédemption », il traite de ce problème, et sa vision a éclairé mon intelligence. Moi qui crois en la behira, au choix, à l'élection, je voudrais, sans pour autant le rendre responsable de ce que je vais dire, résumer en deux mots cette vision. Le judaïsme lui apparaît comme le gardien de la flamme, et le christianisme comme celui qui, y ayant allumé sa torche, porte cette flamme aux nations. Sans doute la flamme du foyer et celle de la torche ne sont-elles pas le même feu, car elles brûlent des combustibles différents, mais elles ont en commun et la source et le destin.

Il y a plus. J'admets volontiers que l'oppression est pour les peuples cause de choses horribles, et que notre peuple en a pâti. Elle peut parfois comprimer l'essence même de la nation ou de l'être humain de telle sorte que sa quintessence se durcisse, comme le charbon devient diamant. Mais l'oppression a aussi des effets nocifs; elle gauchit et déforme. Il est vrai que l'idée de l'élection a été un aspect de notre survie; mais elle a signifié aussi que nous nous sommes bien trop souvent crus vraiment supérieurs; et la prière a toi qui nous as choisis d'entre les nations et nous as élevés au-dessus de toute race » est apparue au cours de l'histoire. Tout ce qu'un juif pouvait faire à l'époque, c'était de regarder au-dessus de lui, pour voir la populace enragée, ne rêvant que ravage et pillage, insouciante, assoiffée de sang et de rapine. Spectacle bien propre à l'enfermer plus sûrement dans la conviction qu'il était en effet supérieur, quand bien même cela ne répondait pas toujours à ses besoins physiques du moment!

L'élection et l'incertitude

Mais je vais plus loin. Il convient aussi de réviser la signification de l'élection. Si l'on ne peut plus retenir l'ancienne conception, celle que j'ai présentée au début, il faut reconnaître pourtant que l'histoire n'a pas conservé mémoire d'un autre peuple qui, au moment crucial de son existence, ait choisi un but national qui n'était ni un pays, ni une expansion, ni le pouvoir militaire oula puissance politique, mais le service d'un Dieu invisible expérimenté en un moment de révélation; moment qui n'a pas d'équivalent dans l'histoire: celui d'une nation, si grande qu'elle ait pu être et qui dit « Oui » à l'incertitude du destin. C'est cela qui est le centre de ma vision — une vision juive — du choix, de l'élection, de l'alliance et de sa signification. 11 y a cinquante ans, Werner Heisenberg révolutionnait la pensée des physiciens et des philosophes par son a principe d'incertitude », devenu aujourd'hui de bien des façons le fondement même de la connaissance. Ce principe a plusieurs aspects, l'un d'eux étant que, si nous essayons de regarder au coeur de la réalité, que ce soit au moyen du microscope électronique ou de lazers de différentes sortes, l'acte même de regarder altère la nature de ce que nous regardons, en sorte que la réalité n'est ni fixe ni fixable; on n'en peut faire qu'une estimation. Pour cette raison le calcul infinitésimal joue un rôle de base dans les sciences physiques aujourd'hui.

Je conclus mon exposé par ceci:

Nous sommes ce que nous sommes, bien que nous ne sachions pas pleinement pourquoi nous sommes. Nous savons que nous sommes messagers de Dieu, mais pour des tâches que nous ne comprenons pas complètement. Au mieux pouvons-nous dire que peut-être cela a été la tâche des juifs au Sinaï de montrer la possibilité d'un peuple qui se consacre à des rôles spirituels. Peut-être la tâche des prophètes a-t-elle été d'établir les principes de la justice sociale, de démontrer que le pouvoir séculier était serviteur d'idéaux et de besoins spirituels. Peut-être la tâche du peuple juif a-t-elle été de s'opposer à la toute-puissance, à la beauté enveloppante et à l'attrait de l'hellénisme et de lui dire « non ». De dire « non » encore, au prix de la perte de son existence politique, à la puissance et à la loi de Rome. Peut-être la tâche de ce peuple a-t-elle été de donner naissance au christianisme et, plus tard, de devenir le parrain de l'islam. Peut-être au Moyen Age, à l'époque de la Renaissance, sa tâche fut-elle d'être le pont reliant l'antiquité à ce qui était alors la modernité, les cultures de l'islam à celles du christianisme. C'est peut-être grâce au juif que les thèmes de l'égalité des hommes ont été débattus dans les parlements échelonnés de Paris à Québec... Peut-être est-ce aujourd'hui la tâche du juif, par l'État d'Israël, de faire en sorte que l'humanité soit sauvée de l'autodestruction. Le peuple juif demeure le messager, qui ne cesse d'attendre Dieu et qui attend l'histoire, en regardant vers le passé et s'émerveillant, en regardant le présent et en doutant peut-être; mais qui s'avance néammoins vers l'avenir, un avenir qu'il ne comprend pas encore et qui demeure incertain quant à sa nature. Mais c'est là une route qu'il doit parcourir.


Gunther Plaut, auteur juif bien connu, naguère rabbin du Temple Holy Blossom à Toronto, Canada, et Gregory &mn, professeur de théologie au collège St Michael, Toronto, à l'occasion de la quatrième conférence annuelle sur les relations judéo-chrétiennes, en février 1978, sous la présidence du Révérend Peter Gilbert, Directeur du dialogue judéo-chrétien à Toronto.

Texte original: The Ecumenist, vol. 17, N° 1/XIXII, 1978, publié ici avec l'autorisation de la rédaction.

 

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