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Poursuivre la culture du dialogue au Moyen-Orient: un processus de paix global pour le Moyen-Orient
Landau, Yehezkel
Devant les ruines du processus de paix d’Oslo et la démoralisation des Israéliens et des Palestiniens au terme de près de deux années de guerre et de terreur, il est temps de rechercher d’autres moyens de guérir de ce conflit apparemment incurable. Il est évident que, de quelque côté que ce soit, la force militaire ne peut l’emporter, puisqu’elle est incapable de faire accepter par la partie adverse les conditions dictées par les auteurs de la violence. Bien qu’ils soient épuisés par le cycle actuel des violences et des représailles, aucun des deux adversaires ne voit un autre moyen de faire advenir la paix et la sécurité.
Les artisans de l’accord d’Oslo, qui étaient des dirigeants politiques animés de bonnes intentions, se sont efforcés de mettre en place un dispositif qui puisse déboucher sur la création d’un Etat palestinien en Cisjordanie, à Gaza et à Jérusalem-Est, tout en obtenant des garanties de nature à assurer la sécurité d’Israël et son acceptation par le monde arabe. Cet échange paraissait raisonnable ; pourtant, quelque chose s’est détraqué lorsqu’il s’est agi de passer de la vision à la réalité. Il faut, pour une part, en imputer la cause à un manque de confiance entre les deux parties. Mais il y avait, à mon sens, un problème plus fondamental, un « défaut congénital » dans le concept d’Oslo, qui tenait au présupposé rationaliste des solutions envisagées pour régler le conflit. Les négociateurs étaient des nationalistes laïcs qui ont cherché à imposer un plan de paix « laïc » sur une terre sainte dont nombre d’habitants sont mus par des passions religieuses. Se voyant effectivement exclus des pourparlers, les militants religieux des deux parties ont tout fait pour en saboter les résultats. Pour surmonter ce grave obstacle à un accord mutuellement acceptable, il nous faut adopter ce que j’appellerais une approche plus globale des négociations de paix, qui mobilise davantage d’Israéliens et de Palestiniens, au-delà de la seule sphère politique et diplomatique. Tout véritable processus de paix en Israël/Palestine doit simultanément prendre en compte les quatre aspects suivants.
Sur le plan politique, il faut que Juifs et Palestiniens parviennent à un compromis sur les sujets manifestement en litige, comme le territoire, la souveraineté sur Jérusalem, les ressources en eau, les arsenaux d’armement et le rapatriement ou l’indemnisation des réfugiés. Il faut que les deux parties fassent de douloureuses concessions, qui leur imposent en quelque sorte une amputation du corps collectif, rapetissant l’Etat d’Israël par rapport à la Terre d’Israël et l’Etat palestinien par rapport à la Terre de Palestine. Les dirigeants politiques doivent admettre qu’un tel renoncement entraîne de douloureux sacrifices - pour la partie adverse comme pour la leur – et trouver les expressions symboliques adaptées à ce deuil collectif. Les avantages économiques pour les deux parties - surtout pour les Palestiniens qui connaissent une pauvreté beaucoup plus grande – constituent l’un des éléments clé des pourparlers de paix. Il faut instituer une interdépendance commerciale fondée sur l’équité, dans un cadre régional comprenant Israël, la Palestine, la Jordanie, l’Egypte, l’Arabie Saoudite, la Syrie et le Liban. Pour opérer cette mutation politique de l’hostilité au partenariat, il faut mettre en œuvre une politique courageuse faisant intervenir tous les acteurs, y compris des puissances extérieures comme l’Amérique et l’Europe.
Sur le plan cognitif, il faut inculquer de nouvelles façons de définir son identité – qui suis-je face à « l’Autre » ? – ce qui est beaucoup plus exigeant que de passer simplement de la notion d’ « ennemi » à celle de « voisin pacifique ». Les Israéliens comme les Palestiniens cultivent depuis de longues années des « scénarios de victimes ». Leur paysage intérieur a besoin d’un adversaire brutal pour justifier un conflit existentiel qui donne un sens à leur vie, tout en préservant un profond sentiment d’appartenance et de loyauté. L’un des chapitres de l’ouvrage de Menahem Begin La Révolte s’intitule « Nous combattons, donc nous sommes ».Que deviendrons-nous lorsque la guerre sera finie ? Comment justifierons-nous ce que nous avons fait, ou ce que d’autres ont fait en notre nom, lorsque nous ne pourrons plus mettre sur le compte de l’autre toutes les horreurs du conflit ? Comment pouvons-nous passer d’une lecture partisane à une interprétation inclusive de l’histoire ? Le processus d’Oslo a commencé par des déclarations de « reconnaissance mutuelle » - mais aucune des deux parties n’était prête, en 1993, à reconnaître l’autre, à percevoir et à concevoir « l’ennemi », soi-même et sa propre communauté en des termes non dualistes. Il faudra le travail assidu de nombreux éducateurs professionnels dans les années à venir pour transformer ces deux conceptions dualistes du monde opposant le « nous » au « eux » et enseigner une vision humaniste plus inclusive. A l’OPEN HOUSE de Ramlé, Israël, qui a servi de foyer à une famille de palestiniens musulmans avant 1948 et à une famille juive israélienne depuis, l’éducation à la paix que nous dispensons aux enfants et aux adultes consiste à relater honnêtement les événements tragiques de la guerre de 1948, y compris le rejet par les Arabes de l’Etat proclamé par les Juifs et les expulsions de civils palestiniens par l’armée israélienne.
Sur le plan affectif, nous devons examiner et transformer les sentiments passionnels qui enferment les deux peuples dans une interdépendance antagoniste. Le plus manifeste d’entre eux est la peur. Transformer la peur en confiance mutuelle exige des rencontres avec « l’ennemi » à tous les niveaux, de l’échelon politique à la salle de classe, dans l’idéal dès la maternelle. Pour préparer les gens à rencontrer effectivement leurs homologues qu’ils redoutent tant, il faudrait diffuser sur les deux réseaux de télévision des vidéos montrant les aspects positifs de « l’Autre » diabolisé, au lieu des images négatives dont nous sommes gavés jour après jour. Les médias représentent à cet égard un grave problème et nous nous devons d’inciter les professionnels de la communication à changer de « scénario ». Les messages qui nous parviennent quotidiennement ne se contentent pas de perpétuer notre dualisme cognitif ; ils nous maintiennent dans une « inertie viscérale » qui nous empêche d’assumer la responsabilité de nos préjugés et des réactions que nous avons acquises. La peur, en particulier, est une force irrationnelle puissante qui explique en grande partie les comportements destructeurs que l’on observe en Israël /Palestine, comme en bien d’autres lieux. Et les deux peuples ont de bonnes raisons d’avoir peur. Mais si nous voulons surmonter nos peurs, il nous faut organiser de vastes rencontres entre arabes et juifs de tous âges. Notre expérience à l’OPEN HOUSE nous a appris que des activités communes axées sur des intérêts communs et apportant un certain savoir-faire ont beaucoup plus de chances de succès que les amorphes « dialogues judéo-arabes ».
La colère est un autre sentiment qui nous prend au piège. Transformer la colère en reconnaissance, voire en pardon, nécessite une aptitude à l’empathie qui manque terriblement chez les Palestiniens et les Israéliens. Les éducateurs et les spécialistes de la santé mentale se doivent d’aider les gens à saisir qu’ils ont réellement représenté une menace pour le bien-être des autres. En d’autres termes, si nous sommes victimes, nous faisons aussi des victimes. Nous devons comprendre que l’autre a de bonnes raisons d’être en colère, lui aussi, et que, si nous étions nés parmi « eux », nous serions sans doute en train de « nous » combattre et non l’inverse. Pour aborder notre colère de manière constructive, il nous faut poser au moins les deux actes suivants :
1. écouter avec empathie les griefs de la partie adverse, afin de pouvoir replacer les nôtres dans une perspective plus large.
Un projet conçu aux Etats-Unis et intitulé « Ecouter avec compassion » forme des Israéliens, des Palestiniens et des Américaines à cette discipline.
2. décider avec nos adversaires des moyens de porter remède aux différentes expériences d’injustice. Des particuliers et des gouvernements peuvent exprimer des excuses. Pour être sincères, cependant, les expressions de remords doivent s’accompagner d’actes de réparation morale : c’est ce que la tradition juive appelle tikkoun. Par exemple, si certains réfugiés ne peuvent regagner leur domicile (qu’il s’agisse de Palestiniens ayant quitté ce qui est aujourd’hui Israël ou de Juifs autrefois domiciliés dans des pays arabes), il convient d’accorder une juste indemnité aux familles qui ont souffert.
Le troisième et dernier sentiment qu’il est nécessaire de transformer est le chagrin. Tout le monde a perdu un être cher, un ami ou un voisin au cours de ce conflit. Comment pouvons-nous nous aider à jeter également un regard de compassion sur la souffrance de l’autre ? Il nous faut ouvrir notre cœur à ses récits de perte et de deuil, les récits dont notre propre souffrance et notre propre refus nous ont amenés à faire abstraction. Le Forum des parents endeuillés, qui se compose d’Israéliens et de Palestiniens qui ont perdu un proche dans le conflit, offre le remarquable exemple de la manière dont le deuil partagé peut se muer en compassion. Il faut que les éducateurs, les travailleurs sociaux et les psychologues parviennent, avec l’appui des médias, à reproduire cet exemple en faisant connaître les drames poignants qui ont été vécus, sans tenir compte des barrières que dresse une ignorance délibérée.
Sur le plan spirituel, enfin, les chefs et les éducateurs religieux doivent enseigner une conception différente de la sainteté. Les juifs, les chrétiens, les musulmans, les druzes et bien d’autres en Terre Sainte cherchent à faire l’expérience d’une vraie sainteté, fondée sur la connaissance du Dieu de tendresse, juste envers tous. Il importe de remplacer les lectures partisanes du sacré, surtout en ce qui concerne la terre et l’histoire, par un paradigme théologique différent dont on peut qualifier l’essence de « monothéisme pluraliste ». Le Dieu Unique ne se borne pas à subir ou à tolérer la différence ; si ce Dieu a créé des individus et des nations aussi différents, c’est pour créer une communauté humaine bigarrée, capable de célébrer la diversité et non de se sentir menacée par elle. Il s’agit d’amener les Juifs et les Palestiniens à découvrir et à se convaincre que la Terre appartient à Dieu seul et que c’est par sa grâce qu’ils appartiennent tous les deux à la Terre (cf. Exode 19, 5-6), car c’est sur ce socle spirituel que l’on peut bâtir une nouvelle vision politique. Dans cette vision concrète, tous les enfants d’Abraham peuvent être partenaires d’élection, au lieu de se conduire en rivaux pour obtenir la faveur divine, celle-ci étant jugée rare par principe. En matière de vérité, de sainteté et d’amour divin, c’est au contraire le principe de l’abondance et de la générosité gratuite qui doit primer. Pour qu’il en soit ainsi, il faut que les responsables de l’éducation religieuse prennent sur eux de diffuser une conception inclusive de la sainteté. Il faut qu’ils s’instruisent mutuellement, qu’ils prient les uns pour les autres et s’attellent ensemble à la mise en œuvre d’un programme politique de réconciliation. Sans cet engagement spirituel commun sur la voie du vrai sacrifice – c'est-à-dire de l’humilité et du renoncement pour l’amour de Dieu – tous les plans de paix que proposeront les diplomates seront voués à l’échec. Dans toute société, la paix ne peut advenir tant que les cœurs sont plongés dans d’amers ressentiments. La Terre Sainte de Dieu est censée être un laboratoire où se pratiquent la justice et la compassion à l’égard de tous les êtres. Nous qui sommes les habitants privilégiés de cette Terre, nous sommes appelés à transcender le passé de sang et de division et à créer un avenir commun. Si nous relevons le défi, nous bénéficierons tous de la sainteté du Shalom, du Salaam, de la Paix. Et c’est alors la vie qui prévaudra, et non la mort et la destruction.
C’est en mettant en oeuvre ce processus de paix global, qui requiert les services de tout un ensemble de personnes et non pas seulement ceux de la classe politique, que nous avons une chance de redresser la situation tragique qui est la nôtre. Il est tard et la souffrance subie partout est affligeante. Mais si nous nous engageons sur la voie d’un nouveau commencement, nous pouvons, avec l’aide de Dieu, faire de la Terre Sainte une terre de vraie sainteté pour tous.
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* Yezkel Landau est co-directeur de l’OPEN HOUSE, centre pour la réconciliation et la co-existence des Juifs et des Arabes dont le siège est à Ramlé, Israël. Il donne des conférences dans le monde entier sur les questions touchant à la religion, à la politique et aux efforts de paix au Moyen Orient. On peut visiter l’OPEN HOUSE sur Internet, à l’adresse suivante : www.openhouse.org.il
Cette conférence a été prononcée à Genève, durant l’été 2001. Traduit de l’anglais par C. Le Paire.