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La bénédiction et les psaumes - Reconnaissance de Dieu et de sa présence dans nos vies
M. Sharon Burns
Nous présentons ici plusieurs pages de l'important article sur « Les racines juives de la prière et de la spiritualité chrétiennes » que nous a envoyé Sr M. Sharon Burns, RSM, docteur en Théologie, pro¬fesseur à l'Institut de Théologie de la Faculté Loyola, à Baltimore, Maryland, U.S.A. Sr M. Sharon Burns a publié plusieurs articles de théologie, de spiritualité et de philosophie de la religion dans des revues éditées aux U.S.A., au Canada et en Angleterre.
Origines juives de la prière chrétienne
Les premiers chrétiens continuaient à fréquen¬ter le Temple et la synagogue, mais l'Eucharistie, notre sacrifice liturgique, a commencé par être un repas sacré, célébré à la table de famille 1. Dans le judaïsme, la maison est aussi un lieu de culte. C'est à la maison qu'on procède à la circoncision, à laquelle sont soumis tous les garçons juifs, c'est là que les parents doivent instruire leurs enfants. Le repas du Shabbat est un moment de grande joie, avec les bénédictions sur les mets et sur le vin qui en font partie.
La Bénédiction
Le repas commence par la solennelle fraction du pain qui incombe au père de famille ou à la personne qui préside la table. Suivent une série de bénédictions sur les mets et d'autres gestes rituels. La grande bénédiction sur la dernière coupe est, pour ainsi dire, une synthèse de cette spiri¬tualité pré-chrétienne qu'on pourrait déjà qualifier d'« eucharistique ». Le noyau de la prière eucha¬ristique chrétienne est la berakha qui loue Dieu et Lui rend grâces de ses dons. Les célébrations chrétiennes ont combiné les bénédictions accom¬pagnant la lecture des Ecritures à la synagogue et celles qui font partie du rituel du repas de fête familial. Plus précisément, c'est la berakha pronon¬cée sur la dernière coupe qui a donné sa forme à notre prière eucharistique. Les gestes et les paro¬les de Jésus à la dernière Cène, tels que les rap¬portent les synoptiques et Paul (Mt 26,26-30; Mc 14,22-25; Lc 29,19s.; 1 Co 11,23s.) suivent le déroule¬ment normal du repas de fête juif.2
La berakha, provient de la liturgie du Temple. Elle est une expression très ancienne de la prière juive, de l'attitude typiquement juive qui consiste à sanctifier la création et à consacrer toute chose et toute action à Dieu dans l'action de grâces — ou, mieux, par l'action de grâces —. St Paul dit très clairement dans sa première lettre à Timothée: « Tout ce que Dieu a créé est bon et aucun ali¬ment n'est à proscrire si on le prend avec action de grâces; la Parole de Dieu et la prière le sanctifient » (1 Tm 4, 4-5). La berakha permet aux juifs, comme individus et comme communauté, de mettre leur vie entière sous le regard de Dieu. En d'autres termes, c'est leur « sacrifice de louange » qui sa¬cralise toute la vie quotidienne. Parce que Jésus était un juif pieux, toujours prêt à bénir et à rendre grâces, les premiers chrétiens ont certainement eu, eux aussi, cette attitude propre à la piété juive. La spiritualité de la berakha peut se résumer sous une forme qui vaut pour toute la « gnose » juive: c'est un acte de foi en Dieu qui se fait « connaître » dans chaque créature et dans chaque événement. Cette prière pleine de foi est un acte d'abandon à la volonté de Dieu manifestée par sa Parole. Cette sacralisation de la vie entière, qui s'enracine dans la « connaissance » des desseins providentiels de Dieu, ne s'exprimait plus au temps de Jésus par les sacrifices du Temple mais par le repas pris en famille à l'occasion du Shabbat ou d'autres fetes. un peut aire ia même chose des repas com¬munautaires des « havourot », ces communautés de juifs pieux dont les manuscrits de Qûmran nous montrent l'importance. De nombreux biblistes sou¬tiennent que le groupe d'amis formé par le Christ et par ses apôtres constituait une havourah 3. Les textes de Qûmran, des réflexions de Philon et de Flavius Josèphe au sujet des Esséniens, confir¬ment le fait que, pour les juifs pieux, ce repas rituel en était venu à remplacer le sacrifice du Temple.
Aucun acte humain ne se prête mieux que le repas à cette consécration par la prière de tous les dons que Dieu nous a faits. Pour nous, chré¬tiens, consacrer des personnes ou des choses, c'est comme les mettre à part pour remplir une fonction sacrée. Mais la berakha, elle, commence toujours par une formule telle que: « Béni sois-Tu, Seigneur notre Dieu, Roi de l'univers... ». Il me semble plus beau de louer Dieu parce qu'Il « fait pousser les produits de la terre » plutôt que de dire: « Bénis-nous, Seigneur, et bénis les dons que Tu nous fais... ». Dans la nouvelle liturgie eucharistique, les bénédictions sur le pain et sur le vin ont gardé justement leur caractère de berakhot4.
C'est pour nous une nécessité, dit Léon Bouyer, de saisir le sens plénier de la berakha juive qui était la prière continuelle de Jésus et qu'il a pro¬noncée sur le pain et sur le vin de la dernière Cène. Il affirme qu'on ne peut vraiment compren¬dre le sens de l'Eucharistie que si on a une cer¬taine connaissance de sa préhistoire dans la piété juive. D'après lui, « toutes les vaines discussions et controverses qu'ont eues les chrétiens sur l'inter¬prétation de l'Eucharistie sont nées de la rupture qui s'est produite entre la pensée juive et la pensée chrétienne » 5.
Grâce aux nombreux documents dont nous dis¬posons encore, nous pouvons voir comment on est passé en fait de la berakha juive à l'Eucharistie chrétienne. Dans le Livre VII des Constitutions Apostoliques par exemple, achevé au IVème siècle, on trouve des prières qui sont sûrement des for¬mules juives modifiées par les chrétiens qui ont seulement ajouté quelques mots ici et là pour ap¬pliquer au Christ et à l'Eglise ce qui était dit de la Parole, de la Sagesse ou du peuple d'Israël. On peut dire la même chose de la célèbre prière eucharistique que contient la Didachè. Ces textes montrent clairement que l'Eucharistie chrétienne non seulement dérive de la berakha juive, mais qu'elle a commencé tout simplement par la re¬prendre. 6
L'influence de la piété juive sur le culte de l'Eglise primitive n'apparaît nulle part de manière aussi claire que dans les prières transmises par les écrits chrétiens primitifs et les textes liturgi¬ques les plus anciens. Qui compare les formules juives pré-chrétiennes et les prières de l'Eglise pri¬mitive voit que de toute évidence elles sont pro¬ches par l'inspiration et qu'elles sortent du même moule '. La liturgie chrétienne, comme la prière juive, met l'accent sur la louange et l'action de grâces. La Qedousha (ou Sanctus) demeure une prière essentielle de la liturgie chrétienne. La gran¬de prière de Jésus, le Notre Père, est d'abord et avant tout une expression du culte juif; chacun de ses éléments se retrouve dans la littérature juive 8. L'Amen, l'Alleluia, d'autres répons à la fin des prières, la confession des péchés, et la réci¬tation des psaumes proviennent aussi de la Syna¬gogue. Des rappels historiques tels que ceux de l'Exode, de la Pâque, qui se rencontrent dans beaucoup de prières juives, ont été réemployés par l'Eglise qui leur a donné une interprétation chré¬tienne. De même, nous avons dans le Nouveau Testament des psaumes « christologisés »: les évangélistes s'appuient sur eux pour montrer que le Christ accomplit les prophèties.
Les Psaumes
Le Psautier est souvent appelé « le Livre des Hymnes du Second Temple (520-515 av. J.C. - 70 ap. J.C.). Au cours de cette période, en effet, beaucoup de prières de la Synagogue contenaient des versets de psaumes. Toutefois les spécialistes ne sont pas sûrs que les psaumes aient été chantés dès cette date à la synagogue. Certains affirment que, dès le début, les psaumes qui étaient marqués pour être chantés au Temple à certains jours, à certaines fêtes, étaient chantés aussi à la syna¬gogue. D'après eux, c'est cet usage qui explique que la psalmodie ait été introduite dans l'Eglise avant de l'être à la Synagogue. Les psaumes juifs autres que ceux qui composent le livre canonique de 150 psaumes ont été écrits juste avant l'ère chrétienne. Par exemple, un recueil de psaumes messianiques, composé au milieu du 1er siècle avant J.0 , les 18 Psaumes de Salomon, peut être attribué aux Pharisiens. Les premières commu¬nautés chrétiennes ont continué à composer des psaumes et ceux-ci font partie intégrante du culte. Bien des paroles de Jésus, que conservent les Evangiles, revêtent une forme poétique 9, surtout dans leur version araméenne; par exemple le Notre Père, les Béatitudes et les discours eucharistiques de Jean. Le Graduel est la plus ancienne forme de psalmodie que nous puissions retrouver dans la célébration eucharistique. Il existe une coutume chrétienne étroitement liée à la coutume juive ori¬ginelle, c'est celle qui consiste à chanter les psau¬mes du Hallel, ces psaumes d'action de grâces et de louange (113-118), utilisés pour la Pâque chré¬tienne comme pour la Pâque juive.
L'Office quotidien célébré par les premiers chrétiens a son origine dans la pratique des juifs pieux du temps de Jésus. Trois fois par jour, le matin, à midi et le soir, à l'heure des sacrifices du Temple, le juif pieux se tournait vers Jérusalem et priait (Ps 55,18; Dn 6,11; Ac 2,15; 10,3; 9,30; 3,1). Ainsi le juif éloigné de Jérusalem pouvait unir sa prière personnelle au culte public célébré dans la cité sainte. Cette coutume juive s'est maintenue dans l'Eglise, même lorsque celle-ci fut formée surtout de païens ". Vers la fin du second siècle, les heures de prière quotidienne passèrent de 3 a 6, de l'aube à matin. Nous ne savons pas combien de chrétiens observaient ce rythme, mais, dès le 3ème siècle, de nombreux ascètes et des communautés d'hommes et de femmes, vouées à la prière et aux bonnes oeuvres, furent les précurseurs des com¬munautés monastiques qui, plus tard, donnèrent à leur vie de prière la structure des heures quotidien¬nes de l'Office.
1. Hebert, Worship in the Old Testament, p. 28.
2. Nous n'entrerons pas dans la discussion qui oppose les spécialistes: Jésus a-t-il institué l'Eucha¬ristie au cours d'un repas pascal ou d'un repas communautaire (Oiddoush) pris par la havourah la veille de la Pâque? Ce qui importe, c'est que les évangélistes ont voulu souligner le thème de la Pâque dans leurs récits.
3. Cf. W.O.E. Oesterley, The Jewish Background of the Christian Liturgy, Oxford 1925, p. 172.
4. « Béni sois-tu, Seigneur, Dieu de l'univers, toi qui nous donnes ce pain, fruit de la terre et du travail des hommes; nous te le présentons, il de¬viendra le pain de la vie ». (R) « Béni soit Dieu, maintenant et toujours ». — « Béni sois-tu, Sei¬gneur, Dieu de l'univers, toi qui nous donnes ce vin, fruit de la vigne et du travail des hommes; nous te le présentons, il deviendra le vin du royau¬me éternel ». Traduction du Missel Romain.
5. Bouyer, Jewish and christian Liturgies, p. 42.
6. Ibid., p. 41.
7. Oesterley, op. cit., p. 125.
8. Cf. The Lord's Prayer and Jewish Liturgy, par Jakob J. Petuchowski et Michael Brocke, New York 1978.
9. Cf. C.F. Burney, The Poetry of Our Lord: The Aramaic Origin of the Fourth Gospel, Oxford, 1925; Matthew Black, An Aramaic Approach to the Gospels and Acts, Oxford, 1954.
10.Le graduel, de « gradus », marche, était chan¬té sur les marches de l'ambon d'où on lisait la leçon du jour.