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Année sainte et réconciliation entre chrétiens et juifs
C. A. Rijk
Selon l'intention du pape Paul VI, l'année sainte doit être une année de réconciliation et de renouveau. Ainsi le pape reprend le grand thème du jubilé biblique (Lev 25) et souligne les sources bibliques des célébrations chrétiennes. Quand on prend conscience de ces dimensions bibliques on comprend mieux l'extension et la profondeur de la réconciliation, thème principal de l'année sainte. Il est évident que la réconciliation concerne tout d'abord nos relations personnelles avec Dieu; c'est un retour sincère à Dieu. Mais comme on ne peut pas séparer l'amour de Dieu et l'amour du prochain, on ne peut pas concevoir la réconciliation avec Dieu sans une réconciliation avec son prochain. Cela concerne certainement les relations interpersonnelles dans la communauté catholique; mais cela va beaucoup plus loin. Retournant à Dieu et prêts à nous réconcilier avec nos frères, nous nous rappelons avec plus de clarté la prière pressante de Jésus pour que tous ses disciples « soient un ». Et voilà toute la question de l'unité des chrétiens qui se situe dans la perspective de l'année sainte. Célébrer la réconciliation, ce n'est plus seulement une purification et un rapport individuel ou même communautaire avec Dieu, mais cela devient une reconnaissance effective et nouvelle de la volonté de Dieu, exprimée dans la révélation divine.
Alors la réconciliation entre les chrétiens de différentes églises et communautés écclesiales n'est pas seulement une question importante, c'est une question impérative, parce qu'elle touche essentiellement à la manifestation de Dieu dans l'histoire. « Qu'ils soient un en nous, afin que le monde croie que tu m'as envoyé » (Jean 17,21). L'unité des chrétiens est un signe du royaume messianique et la division des chrétiens en différentes églises est une contradictio in terminis. Si donc l'année sainte comporte un pèlerinage aux tombeaux de Pierre et Paul, si elle est un retour à Dieu et aux sources de l'Eglise, elle est essentiellement une réconciliation oecuménique.
Mais ici je voudrais aller encore plus loin, en citant les paroles de Karl Barth lors de sa dernière visite à Rome en 1966: « il y a maintenant de bonnes relations entre l'église catholique et beaucoup d'autres églises, entre le secrétariat pour l'unité des chrétiens et le conseil mondial des églises, le mouvement oecuménique est vraiment poussé par l'Esprit du Seigneur. Mais n'oublions pas, qu'en définitive il n'y a qu'une grande question oecuménique: nos relations avec Israël, le peuple juif ». Quel est le sens de ces paroles de Karl Barth? Pourquoi nos rapports avec le peuple juif sont-ils si importants, pourquoi sont-ils la grande question oecuménique?
Signalons d'abord quelques faits historiques. On sait — malheureusement trop peu — que les relations entre chrétiens et juifs ont été marquées, pendant des siècles, par des malentendus, des oppositions, des préjugés et même par des discriminations et des persécutions. L'idée s'était installée dans la mentalité chrétienne, que l'église remplaçait le judaïsme, que le peuple juif n'était plus le peuple de Dieu, qu'il n'avait même plus le droit d'exister. Et tout cela parce que la majorité des juifs n'avait pas reconnu le Messie en Jésus de Nazareth. L'histoire des relations entre chrétiens et juifs est une histoire de méconnaissance, voire de mépris.
C'est au concile Vatican II que, pour la première fois dans une histoire de presque deux mille ans, l'église se rappelle officielllement les paroles de saint Paul au sujet des rapports entre chrétiens et juifs. Et alors elle reconnaît que les juifs même après la venue du Christ, restent les bien-aimés de Dieu et qu'il y a un patrimoine spirituel très riche, commun aux chrétiens et aux juifs. Pour cela elle « rejette toute forme d'antisémitisme et encourage et recommande la connaissance et l'estime mutuelles entre eux » (Nostra Aetate 4).
Il est évident, qu'après tant de siècles de méconnaissance douloureuse, un long chemin est à faire pour créer un climat de respect sincère et de connaissance profonde. Tout un processus de réconciliation, qui est à peine commencé, doit être mis en oeuvre. Et encore, ce n'est pas seulement une question de relations humaines, de réconciliation charitable, mais aussi une nouvelle réconciliation avec le dessein de Dieu. En effet, saint Paul, réfléchissant sur ces relations, parle d'un mystère (Rom. 11,25), un mystère qui signifie quelque chose de profond dans l'histoire du salut, un mystère qui touche le mystère même de l'église (Nostra Aetate, 4, commence ainsi: « En scrutant le mystère de l'église, le concile rappelle le lien qui relie spirituellement le peuple du nouveau testament avec la lignée d'Abraham »).
C'est ici que s'ouvre la perspective de la signification des relations judéo-chrétiennes pourl'unité des chrétiens. Il est significatif et bien compréhensible que le bureau pour les rapports avec le peuple juif, tant au niveau officiel de l'église que dans les conférences épiscopales, soit étroitement lié au travail oecuménique dans le sens strict du mot. Dans ce fait s'exprime la conscience de l'église du lien profond qui relie l'unité des chrétiens et les relations avec le judaïsme.
Voyons maintenant cette question de plus près.
On comprend que la recherche de l'unité chrétienne ne soit pas seulement la question de la restauration des structures d'unité. Même les discussions théologiques sur les différences de doctrine et de discipline entre les églises et les communautés écclesiales ne sont qu'un aspect — fût-il important et indispensable — de la question oecuménique. En fin de compte, il s'agit de connaître la révélation divine toute entière et de la réaliser dans l'histoire de l'église et du monde. D'après l'épître aux Ephésiens 1, 23 l'Eglise est le corps du Christ, la plénitude de Celui qui est répandu, tout en tous. Et l'épître aux Colossiens 1,19 dit du Christ que Dieu s'est plu à faire habiter en lui toute la plénitude. Le mouvement oecuménique veut donc restaurer l'unité originelle, mais en retournant à la révélation toute entière, en découvrant et en vivant toujours plus pleinement cette plénitude de Dieu dans le Christ. Ainsi l'oecuménisme est un retour commun, spirituel et historique, de tous les chrétiens, à Dieu et à sa révélation. Ce retour à Dieu et aux autres comporte sans aucun doute bien des formes de réconciliation du fait des multiples formes de spécificité et d'apologétique. Oppositions et luttes qui ont fait négliger ou même oublier aux chrétiens certains aspects de la parole de Dieu. Dans la rencontre oecuménique et réconciliatrice on se découvre mutuellement et on découvre en même temps le Seigneur d'une manière plus pleine.
Ainsi, dans une nouvelle rencontre positive avec le peuple juif et sa tradition religieuse les chrétiens divisés pourraient trouver un fort stimulant et une aide importante pour retrouver leur unité, en retournant à leur source. Notons d'abord que le judaïsme base son existence même sur la révélation divine, exprimée dans le T anach, la Bible hébraïque (l'ancien testament) et qu'il la vit toujours dans sa liturgie et dans la pratique de sa vie quotidienne. D'autre part, toute la Bible — ancien et nouveau testament — est parole de Dieu pour tous les chrétiens (cf 2 Tim. 3, 16; Rom. 15,4). Des contacts positifs, dans un esprit ouvert et un respect sincère, entre chrétiens et juifs, peuvent aider les chrétiens à redécouvrir certains aspects négligés de la révélation biblique, par exemple le sens de la création, le sens de l'homme etc...
Ensuite, quand chrétiens et juifs se rencontrent, quelque chose de très sérieux se produit. Les deux communautés se réclament de la révélation de Dieu, tandis qu'en même temps une différence profonde les sépare: les chrétiens croient que le Messie est venu et les juifs croient qu'il n'est pas encore venu. Dans cette situation, la division des chrétiens n'est pas seulement un péché objectif contre la volonté du Christ, mais elle devient une anomalie, une contradictio in terminis. Comment peut-on soutenir que le royaume messianique est venu, alors que l'unité, signe du royaume, manque? La confrontation pacifique avec le judaïsme peut donc pousser les chrétiens, en retournant à leurs sources, à mieux voir le sérieux de leurs divisions et à dépasser leurs oppositions. La grande question, qui se pose d'une façon urgente dans le monde d'aujourd'hui, serait: qu'est-ce qu'être chrétien, qu'est-ce que dire que le Messie est venu, qu'est-ce qu'une communauté messianique? La question de l'unité des chrétiens touche directement la crédibilité de l'église. En fait, l'expérience montre que les discussions entre chrétiens divisés et juifs aident les chrétiens à retrouver plus facilment leur unité.
Enfin les dialogues qui commencent à avoir lieu entre chrétiens et juifs, peuvent réellementcontribuer à faire surmonter certaines différences théologiques, qui pendant des siècles ont séparé les chrétiens. Ne mentionnons que deux exemples. Les débats séculaires entre catholiques et protestants sur la Bible et la tradition peuvent recevoir une nouvelle lumière dans une rencontre profonde avec le judaïsme: pole lui, en effet, il n'y a pas opposition entre Bible et tradition, mais deux aspects de la même réalité vivante. La discussion sur l'Eucharistie — symbole ou réalité — peut également être aidée par la conception juive de la présence de Dieu la shechinah, dans les signes et la célébration du repas de l'alliance. (cf L. Bouyer Eucharistie, Desclée 1966). Bien d'autres thèmes pourraient être ajoutés; ces quelques exemples laissent déjà soupçonner l'importance d'une relation positive entre chrétiens et juifs.
Terminons cette brève réflexion par un dernier point. Si, dans l'esprit du concile Vatican II, une vraie réconciliation s'amorce entre chrétiens et juifs — après tant de siècles! — elle doit se faire dans le respect de l'autre tel qu'il est. Ce respect a souvent manqué. Il y eu une forte tension entre ceux qui croient que le Messie est déjà venu et ceux qui disent qu'il n'est pas encore venu, entre le « déjà » et le « pas encore ». Mais, par ailleurs, les chrétiens croient que le Messie doit encore revenir, venir en gloire, et ils savent, avec Pierre qu'ils doivent préparer et hâter ce jour (2 Pierre 3,12). Dans le respect mutuel du mystère de l'église et du rôle du judaïsme (cf Rom. 11,25) la réconciliation entre chrétiens et juifs peut produire une tension positive et fructueuse, dans laquelle les deux partenaires se stimulent et s'aident mutuellement pour mieux connaître le Seigneur et son histoire du salut. Ils pourront alors préparer et hâter ensemble la pleine réalisation du royaume messianique et la venue du Messie glorieux, bénédiction de toutes les nations.