Other articles from this issue | Version in English | Version in French
Le judaisme: Peuple ou religion - Quelques positions de la pensée juive moderne
Ephraïm Meïr
A l'époque moderne, alors que naissaient les nouvelles nations, les juifs d'Europe occidentale s'efforcèrent de s'intégrer dans l'ensemble de la société. Ce fut l'époque de l'Émancipation des juifs. Ceux-ci se considéraient comme citoyens du pays où ils habitaient, se différenciant des autres citoyens par le seul fait d'appartenir à la « religion de Moïse ». Une poignée de juifs cependant, bouleversés par les événements antisémites de Russie, de France (la fameuse Affaire Dreyfus) et d'Allemagne, lancèrent l'idée du retour à la terre d'Israël; et le contraste devint frappant entre les deux catégories de juifs: les « assimilationistes » d'une part, les sionistes de l'autre. Avec le temps, et à la suite surtout du massacre de six millions de juifs en notre siècle, le groupe des sionistes devint plus important. Vint ensuite cette révolution que fut la création de l'État d'Israël en 1948. Même si la plupart des juifs se trouvent en dehors d'Israël, il n'y en a pas un qui, pour le meilleur et pour le pire, ne se sente lié au projet du jeune Etat d'Israël et aux événements qui s'y déroulent. Les juifs constituent un peuple.
Nation et religion
Faisant pour un instant abstraction de la problématique spécifiquement juive, considérons la situation dans le monde. Dans le cadre des Etatsmodernes, les êtres humains ont découvert de nos jours une identité nouvelle. On est dorénavant anglais, français, suédois ou américan, et cette identité nationale remplace en bien des cas l'identité religieuse. A notre époque, alors que Dieu est considéré comme mort (Nietzsche) et que la communauté religieuse a cessé d'occuper une place centrale dans la société en général, on a tendance à exprimer son identité en termes de nationalité. Le sentiment de solidarité se manifeste souvent dans le sens de l'appartenance à une nation concrète, avec un pays concret, une langue et des lois concrètes. Une telle tendance se manifeste aussi en Israël. Certains citoyens se déclarent Israéliens, et ensuite seulement juifs. Et cela pose un certain nombre de questions: la religion juive est-elle un phénomène de second ordre maintenant qu'il existe un Etat d'Israël? et quelle relation y a-t-il entre les juifs vivant en terre d'Israël et ceux de la diaspora? La religion reste-t-elle importante dans l'État moderne? Si oui, quelle relation y a-t-il entre la religion et la vie quotidienne des citoyens? L'Etat moderne est-il un ennemi de la religion ou bien crée-t-il, au contraire, des conditions imprévues et favorables, offrant de nouvelles chances à la concrétisation d'idéaux juifs anciens?
Lien entre le peuple juif et la terre
Avant de répondre à ces questions qui concernent la relation entre le judaïsme et l'Etat d'Israël, nous allons dans un bref aperçu d'histoire juive montrer que le peuple d'Israël s'est toujours considéré comme une nation concrète liée à une terre concrète. La religion d'Israël est concrète: elle est intimement liée au peuple et à la terre d'Israël. La religion juive est inconcevable sans un peuple juif et une terre juive, comme le montre le raccourci d'histoire juive que je vous propose maintenant.
Quand Dieu choisit son peuple, après l'échec de son projet avec l'humanité entière, il choisit en même temps un pays. Abraham, notre père, doit quitter son pays, sa ville natale et la maison de son père pour monter vers le pays que Dieu lui montrera. Dès lors, le peuple juif est lié à la terre d'Israël. La dispersion sera considérée comme une punition pour les fautes; mais, en exil, le peuple n'oubliera pas le rêve de Sion. Pour le peuple d'Israël, bénédictions et malédictions sont liées à l'accomplissement ou à la transgression des commandements. Dieu récompense son peuple en le rassemblant des quatre coins de l'univers et en le conduisant vers la terre d'Israël. Jérusalem a toujours été dans la tête et dans le coeur des juifs. N'est-il pas écrit: « Quand l'Eternel changera le destin de Sion, nous serons comme des rêveurs » (Ps. 126, 1)? Certains rabbins se sont sérieusement demandés comment il était possible qu'Ezéchiel ait prophétisé en Babylonie, et Jonas à Ninive.
Au début, les exilés croyaient pouvoir retourner en Israël par la force. En 132, sous la conduite de Bar Kochba, se formait un mouvement insurrectionnel contre les Romains; mais, trois ans plus tard, les Romains remportaient la victoire et les rebelles étaient punis. On tenta vainement, plus tard, de reconquérir le pays; mais les défaites militaires successives ne diminuaient en rien l'espérance religieuse d'un retour miraculeux, au contraire. Les sages ne cessaient pas de parler d'un Messie qui ramènerait le peuple vers Israël. Au long des siècles, il y eut toujours des juifs pour venir rejoindre la petite communauté de Jérusalem. En 1140, le poète Judah Halevi (2) de Tolède (1085-1140) quittait l'Espagne pour se rendre à Sion; on ne sait s'il arriva au terme de son voyage, mais ses poèmes sur Sion sont un des chefs d'oeuvres de la littérature mondiale. Au Moyen âge encore, Nahmanide (3) affirmait que la « montée » en terre d'Israël faisait partie des commandements; Maïmonide (4), lui, n'incluait pas la « montée » dans sa liste des commandements, et cependant les deux grands penseurs finirent par « monter » en Israël. La légende rapporte que le Baal Shem Tov, fondateur du Hassidisme au 18ème siècle, aurait désiré lui aussi monter en Israël, mais le Satan l'en aurait empêché, sachant que si un tel homme s'unissait au pays, cela favoriserait la venue du Messie. Un autre récit rapporte que la possibilité lui aurait été offerte de monter au ciel sans passer par la mort, mais qu'il aurait refusé, ne voulant pas manquer la chance de pouvoir monter au pays. Un autre des grands maîtres hassidiques, Nahman de Breslau (5), visita dit-on le pays d'Israël et, à son retour, ordonna qu'on oublie tout ce qu'il avait enseigné jusque-là et de noter minutieusement tout ce qu'il allait dire dorénavant.
Sur de très anciennes cartes géographiques, nous voyons Jérusalem représentée comme le centre du monde. Il ne s'agit pas là d'un symbole, mais d'une réalité. Le juif religieux n'oublie jamais Jérusalem: trois fois par jour, il prie pour le retour de Dieu dans la ville sainte. Au moment de la Pâque, il chante: « L'an prochain à Jérusalem »! et, dans, le psaume 137,5: « Que ma droite m'oublie, si je t'oublie, Jérusalem ».
Au 19ème siècle, le sionisme politique prenait largement la relève du sionisme religieux. Théodore Herzl lancait l'idée du retour et, à la suite du génocide nazi, l'Etat d'Israël devenait une réalité. Il y a toujours, bien sûr, des juifs vivant en dehors d'Israël; et si le slogan de « la fin de la dispersion » fut accueilli avec un enthousiasme sans bornes, il a cessé actuellement d'être un idéal. Cependant personne ne veut revenir à l'idée de l'historien Simon Dubnov (6) (1860-1941) qui considérait les juifs de la diaspora (dispersion) comme une nation spirituelle au service de l'humanité. La renaissance spirituelle a besoin d'une base matérielle: l'esprit ne peut vivre sans un corps. L'Etat d'Israël existe, et ce qui s'y passe concerne chacun des juifs. L'existence juive reste possible en dehors d'Israël, mais la vie juive en plénitude se trouve ailleurs. L'antisémitisme qui se manifeste de nouveau, et cette fois sous forme d'antisionisme, fait d'Israël le bouc émissaire des nations. Aux plans politique, social et économique, les problèmes sont nombreux, mais Israël demeure la terre vers laquelle depuis toujours s'oriente le coeur des juifs. Une relation existe entre le peuple, la terre et la religion d'Israël.
Religion Juive et projet sioniste
Revenons maintenant à notre question initiale: Comment concevoir la relation entre religion juive et projet sioniste? Certains milieux juifs refusent de parler du sionisme et de l'Etat. Il existe, à Jérusalem, quelques groupes religieux considérant le mouvement sioniste comme une réalité négative et il existe aussi, en dehors du pays, des juifs (tels les partisans du Satmer Rebbe Joël Teitelbaum, à Brooklyn) critiquant sévèrement le projet sioniste, dans son essence même. Les objections faites dans ces milieux sont le plus souvent de nature halakhique (juridico-religieuse): l'Etat séculier et le style de vie non-religieux de la plupart des juifs israéliens ne feraient que retarder la venue du Messie et la rédemption finale.
On trouve la position exactement contraire chez le rabbin Kook (7) (1865-1935), le premier grand rabbin ashkénase qui considérait le retour de tant de juifs au pays comme « le début de l'éclosion de la rédemption ». Le contraste avec la position du Satmer Rebbe est absolu. Pour Kook, la piété consisterait dans l'amélioration des conditions sociales et économiques, ce en quoi le juif séculier jouerait un rôle considérable. Le retour du peuple à la terre des ancêtres aurait une signification religieuse, messianique même. La « montée » de tant de juifs en terre d'Israël annoncerait la rédemption de toute l'humanité. Comme Kook, d'autres juifs rêvèrent d'un judaïsme renouvelé en terre d'Israël. Au 19ème siècle déjà, Moïse Hess (8) songeait à l'instauration d'une société socialiste exemplaire en Israël et Ahad Ha-Am (9) appelait à la réalisation des idéaux moraux dans le pays. Pour ce dernier, le nationalisme d'Israël devait se distinguer des autres nationalismes par le fait qu'il s'enracinerait non pas dans la force, mais dans l'esprit. Ce qu'il préconisait n'était pas le surhomme de Nietzsche, mais le héros dans le domaine moral.
Après que six millions de juifs aient été exterminés, on ne s'étonnera pas que bien des juifs considèrent comme un devoir sacré de participer à l'édification du jeune Etat d'Israël. Il existe de plus la volonté d'instaurer une société qui puisse être un exemple pour l'humanité. Reprenant les paroles du prophète Isaïe (42, 6), certains parlent même de « lumière des nations ».
Leibovitch
Si les disciples du rabbin Kook ont une attitude positive vis-à-vis de l'Etat, le professeur Isaïe Leibovitch (10) ne partage pas du tout ce point de vue: à ses yeux, le sionisme religieux est une erreur d'illuminés qui, tels le poète Judah Halévi (au 12ème siècle), le Maharal de Prague (au 16ème siècle) et le rabbin Kook (au début de ce siècle), seraient égarés par leur « chauvinisme nationaliste ». Le professeur Leibovitch ne pense pas qu'on puisse parler de la réalisation du rêve messianique alors que la plupart des juifs, en Israël, sont areligieux et renoncent à leur caractère juif. L'Etat d'Israël ne lui semble pas lié aux temps messianiques. Le concept messianique ne serait d'ailleurs pas central dans le judaïsme: ce qui est central, c'est l'accomplissement des commandements. Des personnages pseudo-messianiques comme Shabbataï Zevi (au 17ème siècle) et Jacob Frank (au 18ème siècle) (11), ainsi que les disciples du rabbin Kook, n'auraient pas compris cela. L'expression « royaume de prêtres et nation sainte » (en Ex 19,6) n'indiquerait qu'un devoir religieux: la religion ne consisterait que dans l'accomplissement des commandements et n'aurait pas d'autre fin. C'est partout dans le monde que le juif doit accomplir les commandements, et l'Etat d'Israël n'a par conséquent pas de signification religieuse pour un penseur comme Leibovitch. Les sionistes religieux rêvent d'une société-modèle mais, pense ce dernier, tous les peuples veulent être des peuples-modèles; et contre ceux qui considèrent que l'Etat d'Israël est une bonne chose parce que les juifs ne font jamais partie intégrante de la société ambiante, il fait remarquer que de nos jours l'intégration va s'accélérant et que, après l'Holocauste, bien des juifs se sont distingués dans les sciences, les affaires ou la politique: on a pu voir un Ministre des Affaires Etrangères juif aux Etats-Unis, un bourgmestre juif à New York et un chef d'État juif en Autriche. En Israël, au contraire, et par une certaine ironie du sort, les juifs seraient physiquement moins en sécurité qu'ailleurs. L'Etat ne contribuerait en rien à la réalisation de valeurs religieuses ou morales; le seul avantage serait que l'on y vit indépendant, libéré de l'esclavage et du joug des autres nations. On ne saurait exiger davantage d'un Etat. Contre Ben Gourion, Leibovitch a défendu l'idée de la séparation de la religion et de l'Etat.
Buber
Un penseur sioniste comme Martin Buber (12) défend des thèses contraires à celles de Leibovitch. A ses yeux, la création d'une société utopique en terre d'Israël, où s'instaurerait un style de vie « dialogal », encouragerait l'humanité à organiser une société mondiale où les religions interhumaines, la relation Je/Tu selon ses écrits de 1923, seraient essentielles.
Dans un article intitulé « L'idée nationale chez M.M. Buber » (13), le Prof. Y. Amir explique comment Buber fournit une réponse originale à la question urgente qui divisait jadis les juifs d'Europe occidentale: est-ce que le judaïsme est une religion ou un peuple? Pour la plupart des juifs, le judaïsme était une religion, non pas parce qu'ils étaient tellement religieux, mais parce que dans leur volonté de participer à l'Emancipation, ils se définissaient comme des citoyens du pays d'accueil, avec la seule différence qu'ils étaient « de confession mosaïque ». Une minorité se concevait comme nation et suivait Herzl.
Déjà comme étudiant à Vienne, Buber s'intéressait au mysticisme, mais aussi au sionisme. Il se sentait lié aussi bien à Dieu, source d'énergie cosmique, qu'à la nature, c'est-à-dire à sa nationalité. Quand il découvrit plus tard le Hassidisme, il y retrouva ses deux intérêts: la mystique et le pouvoir créatif de son peuple. Le Hassidisme représentait pour lui une communauté authentique, qui tenait son unité du fait qu'elle était centrée sur l'unique et le seul Dieu. Cette conception du Hassidisme contribua à la formation de l'idée que Buber se faisait de la religion et de la nation. Il se distança, d'une part, progressivement d'une mystique où l'homme se trouve comme absorbé par Dieu, et qui ne prête pas suffisamment attention à la formation de la communauté. Il mit d'autre part l'accent sur le fait qu'une véritable communauté ne se crée qu'autour d'un point commun: Dieu. Buber donna ainsi une réponse originale à la question de savoir si le judaïsme est un peuple ou une religion, question qui occupait alors les esprits des juifs européens. Pour lui, Israël est un peuple en même temps qu'une religion. Mais Israël ne serait pas un peuple comme tous les autres peuples, et pas une religion comme toutes les autres religions. Cela explique, selon le Professeur Amir, l'isolement de Buber: Buber, n'appartenait ni au camp religieux qui ne le considerait pas comme un homme religieux (c'est-à-dire observant la Loi), ni au camp national qui ne s'intéressait pas à des idées « utopiques ». Selon Buber, le religieux n'est pas à chercher dans le domaine sacral et n'est pas présent dans une loi éternelle. C'est dans la rencontre avec le « toi » humain qu'on entrerait en contact avec le Toi éternel. La religiosité — mot qu'il préfère à celui de religion — serait fonction de la nationalité juive qui, elle, serait inconcevable sans le Toi éternel. Buber n'était pas d'accord avec l'idée d'Hermann CohenO que la Diaspora juive avait la tâche messianique de rapprocher les peuples des temps messianiques. Ce serait au contraire au pays d'Israël que le peuple d'Israël, de nouveau uni, pourrait donner l'exemple aux autres nations. En réalisant sa tâche supra-nationale, la nation d'Israël rapprocherait les autres nations des temps messianiques. En contraste encore avec Cohen, Buber concevait la religion non pas comme l'adhésion intérieure à des convictions de base, mais comme la réalisation d'une communauté dialogique. Israël serait « le fils aîné » de Dieu (Ex 4, 22) en fonction des nations. En développant ses idées, Buber préférait au judaïsme officiel un « judaïsme souterrain », qu'il savait présent par exemple chez les prophètes et les premiers chrétiens, et qui se manifesterait aussi dans les mou. vements du Hassidisme et du Sionisme. Cependant le nationalisme serait nécessaire pour donner à l'esprit une base matérielle. Ce nationalisme n'était pas pour Buber un but en soi: il ne devait pas dégénérer en un égoïsme collectif. La régénération viendrait de la vie dialogique: une vie communautaire entre juifs, ainsi qu'un dialogue permanent entre juifs et arabes.
Rosenzweig
Nous trouvons chez Franz Rosenzweig15, l'ami et le collaborateur de Martin Buber, et l'un des plus brillants penseurs de notre temps, un tout autre ordre de pensée. Formé dans la conviction que l'Etat et la politique sont des réalités importantes, il allait se distancer progressivement de la notion de centralité de l'Etat pour se concentrer sur l'étude de l'existence juive. Avant même la publication de son chef-d'oeuvre, l'Etoile de la Rédemption, il publiait en 1920 un ouvrage sur Hegel et l'Etat, où il expliquait comment, dans la philosophie hégélienne, l'histoire devenait le domaine de l'Esprit absolu qui se réalisait par elle.
Les Etats modernes où se joue la vie des nations, et l'Etat prussien surtout, constituaient pour Hegel l'incarnation de cet Esprit absolu, Esprit que les grandes nations européennes seraient destinées à représenter. Rosenzweig pour sa part demandait pourquoi, si l'histoire était divine, on avait besoin de Dieu; et il pensait qu'on ne trouvait pas Dieu dans l'histoire, bien souvent sanglante, mais dans la vie religieuse. Aussi abandonnait-il le concept de nationalisme, tant loué par Hegel, et optait-il pour l'étude et pour la participation à l'existence méta-historique du peuple juif vivant dans la lumière de l'éternité. Les juifs ne participeraient pas à l'histoire comme les autres peuples. Il y a donc chez Rosenzweig quelque chose d'étrange par rapport à l'histoire puisque, selon lui, les juifs ne sont pas enracinés dans un territoire, avec des lois et une langue modifiables: ils se trouveraient déjà dans l'éternité, tandis que les nations aspireraient à cette éternité en vivant dans des Etats. A la différence de son maître, Hermann Cohen, qui se savait autant allemand que juif, Rosenzweig se considérait d'abord comme juif et ensuite seulement comme citoyen allemand. Le juif participerait à la vie des nations, mais sa vie intérieure serait ailleurs. Quoiqu'on ne puisse dire que Rosenzweig ait été sioniste (la plupart des juifs allemands ne le sont devenus que pendant la guerre), sa pensée sur Sion reste toujours actuelle. Des années avant que soit proclamée l'existence de l'Etat d'Israël, il mettait en garde dans ses écrits contre le danger d'un nationalisme sioniste qui pourrait amener à s'assimiler aux nations. Il faisait ressortir le contraste entre les Etats vivant de guerres et de révolutions et Israël vivant selon une loi immuable et faisant l'expérience de l'éternité. Cette expérience au cours d'une existence méta-historique serait, pour Israël, aussi fondamentale que l'expérience d'une histoire politique pour les autres nations. La réussite du projet sioniste, pensait Rosenzweig, dépendrait du fait qu'on déciderait ou non de se savoir davantage juif sur la « terre sainte ».
On pourrait dire que Rosenzweig et Buber représentent deux options diverses: Rosenzweig considérait le judaïsme comme une réalité méta —historique et il tenta, dans le premier quart du 20ème siècle, de contribuer à la renaissance juive en Allemagne. Buber, lui, vit dans l'instauration d'une communauté juive en Israël comme une chance de renouvellement pour le judaïsme. En fait, la vie juive est réalisable en Israël et hors d'Israël. La relation qui existe entre les deux groupes pourrait être le sujet d'un article à part, mais plutôt que de développer ce point, je voudrais évoquer ici un autre penseur juif qui a abordé la question des relations entre le judaïsme et l'Etat d'Israël: je veux parler d'Emmanuel Lévinas (16), juif né à Kovno en Lituanie au début de ce siècle et vivant actuellement à Paris.
Lévinas
Emmanuel Lévinas a étudié auprès de grands penseurs juifs comme E. Husserl et M. Heidegger mais, plus qu'eux, c'est Rosenzweig qui est présent dans son oeuvre. A propos de la conception méta-historique du judaïsme qui fut celle de Rosenzweig, Lévinas se demande si un judaïsme tel que ce dernier le décrit existe encore, et sa réponse est positive. On ne saurait confondre histoire et éternité: l'éternité consisterait dans une indépendance par rapport à l'histoire. Etre juif, pour Lévinas, c'est être libre pour pouvoir juger l'histoire. Il n'est pas permis au juif de soumettre la justice aux événements de l'histoire. Un jour, dit-on, Hillel le sage vit le crâne d'un meurtrier flottant sur la rivière, mais il refusa d'accorder la dignité de juge au meurtrier du meurtrier. Lévinas, lui aussi, plaide pour une justice sans bourreau et pour des sanctidns qui ne soient pas séparées de l'appareil judiciaire. Il pense, comme Rosenzweig, que l'Etat juif ne peut être un Etat comme les autres. On ne doit pas confondre l'histoire avec l'histoire sainte, et on ne justifie pas des événements politiques par des versets bibliques. La question la plus importante est de savoir si la vie de société consiste seulement à limiter les conséquences du fait que l'homme est un loup pour l'homme, ou si elle consiste dans la limitation de l'infini qu'ouvre la relation avec autrui. La société est-elle un contrat social visant à limiter la violence naturelle ou est-elle l'inscription dans les faits d'une exigence éthique? Pour Lévinas, le judaïsme est plus grand qu'Israël, mais ce dernier est nécessaire en tant que protestation contre le monde. En Israël, on ne saurait mettre en danger les Livres qui nous ont portés au cours de l'histoire plus que ne l'a fait le territoire.
On trouve chez Lévinas, maintenant âgé de 85 ans, bon nombre d'idées sur la relation qui existe entre la religion juive et la vie dans l'Etat juif moderne. Ce à quoi il vise, c'est à présenter la tradition juive « à la manière grecque », c'est-à-dire en termes philosophiques. Comme le rabbin Kook, et s'opposant en cela à Leibovitch, il écrit dans, son livre: Difficile liberté (1963), que réaliser une société juste est, pour le juif, un acte éminemment religieux. Le contact avec Dieu se ferait sentir dans l'ordre social et dans la relation asymétrique avec l'autre. Les situations politiques et sociales décrites dans les sources juives seraient des exemples de situations humanisées par la Loi. Dans l'Etat juif, écrit Lévinas, on doit distinguer la religion des partis religieux. De plus, ajoute-t-il, la distinction entre juifs observant la Loi et juifs séculiers n'aurait plus de sens en Israël: cette distinction n'aurait de sens que dans la diaspora, où le rite aurait préservé le judaïsme, mais un rite privé de l'acte qui en est le fondement. A ses yeux, le rite ne serait pas l'expression la plus vitale du sens religieux. La vraie religion, ce serait de participer à l'édification d'un Etat juste. Lévinas est convaincu qu'en réalisant une société plus juste on sentirait de nouveau la nécessité du rite, et que celui ci réapparaîtrait. On trouve le sens religieux, pense-t-il, quand la justice sociale est instaurée et qu'elle est la raison d'être de l'Etat.
Le vrai sens religieux, c'est de ne plus chercher la justification de l'Etat, mais de vouloir un Etat pour y réaliser la justice. Pour Lévinas, quand on a affaire à une religion d'adultes, c'est dans la vie économique et sociale qu'elle doit s'exercer. La religion ne doit pas se limiter à un culte privé et à de belles cérémonies. Une telle conception réduirait le judaïsme à un objet de musée. La maison de prière devrait au contraire conduire au monde. Hillel déjà résumait l'essence de la Torah en ces mots. « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas pour toi-même. Voilà toute la Torah. Tout le reste est commentaire. Va et étudie » (Talmud Bab. Shabbat 31 a). A une époque où l'être humain est avant tout tourné vers lui-même (« Connais-toi toi-même » étant la règle essentielle de la philosophie occidentale), où il cherche à jouir et à expérimenter, c'est la réalité éthique qui peut le faire sortir de lui-même, en brisant le schéma habituel de sa relation violente au monde. Il se trouve alors en relation asymétrique avec l'autre, il ne vit plus comme s'il était seul: il existe pour l'autre, il rayonne. Au lieu d'avoir peur de sa propre mort (Heidegger), c'est de la mort de l'autre qu'il a peur. Prière et liturgie trouvent leur sens dans la relation éthique: Dieu ne veut pas des sacrifices de l'oppresseur, et ce n'est pas par des rites que le mal est pardonné, mais par le pardon humain. Quand le pardon par l'intermédiaire du rite devient tout-puissant, écrit Lévinas, la situation devient inhumaine. On ne connaît Dieu qu'en adoptant une conduite morale. Les qualités divines ne peuvent être connues que dans des impératifs: « Dieu est miséricordieux » « sois miséricordieux comme Lui ». La thélogie, connaissance de Dieu, nous vient sous forme de commandement. C'est en observant le commandement: « ne tuez pas », en respectant l'autre, qu'on approche de Dieu. Ce qui est le caractère essentiel de l'existence juive, c'est que l'on vit sous le joug de la Loi, pense Lévinas. Il s'étonne devant une telle combinaison de lois et de bonté, et il met en valeur la figure du pharisien qui vise à instaurer un paradis dont les joies sont faites d'efforts continus.
Disons, pour conclure, que la question de Rosenzweig: Est-on plus juif en Israël? » demeure plus actuelle que jamais. Lévinas a confirmé et interprété de manière radicale la conception du judaïsme propre à Rosenzweig, accentuant pour sa part la distance morale du juif par rapport à l'histoire. Il a souligné l'importance de l'Etat d'Israël et de la vie juive propre à cet Etat. Israël doit devenir le centre du monde juif, une source d'inspiration pour les juifs de la diaspora. Ainsi la vision de Ahad Ha-Am, qui désirait que la communauté juive réalise en Israël les antiques valeurs du judaïsme, reste-t-elle bien actuelle. Israël et le peuple juif sont inséparables; et cela pas seulement parce que ce dernier a de nombreux ennemis, mais surtout parce que, comme le disait Buber, « le renouvellement du monde et le renouvellement de Sion ne font qu'un, car Sion est le coeur d'un monde renouvelé ». La crise actuelle en Israël ne trouvera une solution que dans la mesure où l'on répondra — des deux côtés — à l'exigence d'une vie dialogique. Il est clair qu'après l'explosion de mort et de violence que fut l'Holocauste, le judaïsme en Israël manifeste une explosion de vie. Celui-ci demeure, en cette fin de siècle, ce qu'il a toujours été: il est lié à un peuple concret avec une terre concrète. Il est une nation, mais aussi une manière concrète de vivre, et ce à quoi il vise, c'est à rétablir finalement la relation entre l'humanité et son Créateur (17).