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Le manifeste de Dar-Es-Salaam
Dar-es-Salaam, Tanzanie
Dar-es-Salaam, Tanzanie, les journées du 5 au 12 Août 1976. Lieu et dates à retenir. Point de départ d'une ère nouvelle pour la théologie chrétienne. Cette théologie qui, jusqu'ici, a puisé son inspiration dans le contexte culturel du monde grec, latin et de l'Europe occidentale, prend tout à coup un essor nouveau et s'étend à la réalité vivante des sociétés asiatiques, africaines et latino-américaines.
A Dar-es-Saalam en effet, 22 Théologiens du Tiers Monde, Afrique (7), Asie (7), Amérique latine (6), Caraïbes (1), Etats Unis d'Amérique - la Communauté noire (1), dont 11 catholiques romains, 10 protestants et 1 orthodoxe de l'Eglise Copte, se réunissaient pour engager un dialogue oecuménique. La similitude des situations était à l'origine de cette réunion et c'est cette analogie de vie qui permit aux participants d'aborder les problèmes théologiques à partir de points de vue et avec un langage communs.
Dans un document publié à l'issue de la rencontre, les 22 théologiens de Dar-es-Salaam énoncèrent les principes de la recherche théologique en Afrique, Asie et Amérique latine. La déclaration se compose de trois parties: 1) le contexte politique, social, économique, culturel, racial et religieux du Tiers Monde; 2) la présence et le rôle de l'Eglise dans les pays du Tiers Monde; 3) vers une approche théologique du Tiers Monde. C'est la troisième partie du rapport que nous présentons ici au lecteur.
III. Vers une approche théologique du Tiers Monde
30. Nous affirmons notre foi en Christ notre Seigneur que nous célébrons avec joie; sans sa puissance et sa sagesse notre théologie serait sans valeur et même destructrice. En faisant de la théologie, nous cherchons à rendre l'Evangile signifiant pour tous les peuples et, tout indignes que nous sommes, nous nous réjouissons d'être ses collaborateurs dans l'accomplissement des plans de Dieu sur le monde.
31. Les théologies d'Europe et d'Amérique du Nord sont encore dominantes dans nos églises; elles représentent une forme de domination culturelle. Elles doivent être comprises comme issues des situations particulières de ces pays; elles ne doivent donc pas être adoptées sans être critiquées ou sans que nous posions la question de leur pertinence dans le contexte de nos pays. En vérité, pour être fidèles à l'Evangile et à nos peuples, nous devons réfléchir sur les réalités de nos propres situations et interpréter la Parole de Dieu en relation à ces réalités. Nous rejetons comme insignifiant un type académique de théologie séparée de l'action. Nous sommes prêts pour une radicale rupture épistémologique qui fasse de l'engagement le premier acte théologique introduisant dans une réflexion critique sur la praxis historique du Tiers Monde.
32. Une approche interdisciplinaire en théologie et une interrelation dialectique entre la théologie et les analyses sociales, politiques et psychologiques, doivent être prises en considération. Tout en affirmant la bonté fondamentale de la création et la présence continue de l'Esprit de Dieu dans notre monde et notre histoire, il est important de garder à l'esprit le mystère complexe du mal, qui se manifeste dans la méchanceté humaine et dans les structures socio-économiques. Les inégalités sont diverses et expliquent bien des formes de dégradation humaine; elles exigent que nous fassions de l'Evangile « la bonne nouvelle pour les pauvres », ce qu'il est.
33. L'Eglise, Corps du Christ, doit être consciente de son rôle dans la réalité d'aujourd'hui. Non seulement elle ne doit pas rester insensible aux besoins et aux aspirations, mais elle doit aussi annoncer sans peur l'Evangile de Jésus-Christ, reconnaissant que Dieu parle dans et à travers nos besoins humains et nos aspirations.
Jésus s'identifiant aux victimes de l'oppression, manifestait par là même la réalité du péché. Les libérant de la puissance du péché et les réconciliant avec Dieu et les uns avec les autres, il leur redonnait la plénitude de leur humanité. Ainsi, la mission de l'Eglise est ordonnée à la réalisation de la personne humaine dans sa plénitude.
34. Nous prenons aussi en considération comme un aspect de la réalité du Tiers Monde, l'influence des religions et des cultures et la nécessité, pour le christianisme, de dialoguer avec elles en toute humilité. Nous croyons que ces religions et ces cultures ont une place dans le plan universel de Dieu et que l'Esprit-Saint est à l'oeuvre en elles.
35. Nous appelons à un engagement actif pour la promotion de la justice et la prévention de l'exploitation, de l'accumulation de la richesse aux mains de quelques-uns, du racisme, du « sexisme » et de toutes les autres formes d'oppression, de discrimination et de déshumanisation. Notre conviction est que les théologiens devraient avoir une meilleure intelligence de la vie dans l'Esprit-Saint qui signifie aussi l'engagement dans un mode de vie en solidarité avec les pauvres et les opprimés et l'implication dans une action avec eux. La théologie n'est pas neutre. En un sens, toute théologie est engagée, conditionnée qu'elle est de toute évidence par le contexte socio-culturel dans lequel elle se développe. Dans nos pays, la tâche théologique chrétienne doit comporter l'auto-critique des théologiens conditionnés par le système de valeurs de leur environnement. Elle doit être considérée en fonction du besoin de vivre et de travailler avec ceux qui ne peuvent s'aider eux-mêmes, et d'être avec eux dans leur lutte pour la libération.
36. Il y a eu entre nous un très large accord sur la nécessité de faire de la théologie dans le contexte décrit ci-dessus; de plus, nous reconnaissons que nos pays ont des problèmes communs. L'analyse des situations sociales, économiques, politiques, culturelles, raciales et psychologiques montre clairement que les pays du Tiers Monde ont eu des expériences similaires dont on doit tenir compte dans la pratique théologique. Néanmoins, des différences évidentes dans les situations et des variations consécutives dans la théologie sont aussi à noter. Ainsi, tandis que l'exigence de libération économique et politique était perçue comme offrant une base vitale pour la pratique théologique dans certaines régionsdu Tiers Monde, des théologiens d'autres régions pensaient plutôt que la présence d'autres religions et d'autres cultures, la discrimination et la domination raciales, ou des situations dont il a été question telles que la présence de minorités chrétiennes dans les sociétés globalement non chrétiennes, font apparaître d'autres dimensions aussi exigeantes de la tâche théologique. Nous nous sommes enrichis dans notre échange et nous attendons avec impatience et espérance l'approfondissement de notre engagement en tant que théologiens du Tiers Monde.
37. Comme nous avons commencé, ainsi devons-nous finir. Notre prière est que Dieu nous rende fidèles dans notre travail, qu'il fasse sa volonté à travers nous et qu'il garde sans cesse devant nos yeux toutes les dimensions du sens de notre adhésion à l'Evangile de Jésus-Christ.
Conclusion
38. Notre rencontre a été brève mais dynamique. Nous avons cependant conscience d'avoir participé à une session historique. Le Président de la Tanzanie Julius K. Nyerere a apporté lumière et chaleur à notre conférence par sa présence à plusieurs de nos séances. Nous sommes persuadés que ce que nous avons fait ces derniers jours est une expérience unique de pratique de la théologie, à partir, comme ce fut le cas, de l'autre côté de la terre et de l'histoire humaine. Rarement, ou jamais, des théologiens de nos trois continents, venant des seuls peuples opprimés du monde, se sont rencontrés pour réévaluer leur pensée, leur travail et leur vie. Par là des points de vue novateurs ont été présentés. Au moment où nous les partageons avec d'autres, nous nous engageons humblement à continuer notre travail ensemble pour essayer de mieux comprendre l'oeuvre de Dieu en Jésus-Christ pour les hommes et les femmes de notre temps.
Nous avons parlé des profondeurs de notre expérience vécue. Nous demandons à tous d'accueillir avec bienveillance notre déclaration comme une expression sincère de notre consensus sur la base de notre connaissance de ce que nos peuples ont traversé depuis des siècles. Nous espérons être de franche compréhension entre les peuples du monde.
Dar-es-Salaam (Tanzanie), le 11 août 1976