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La prière Chrétien en oien avec le monde juif
M. Hélène Fournier
Si la prière est pour le juif l'un des trois piliers qui soutient le monde (Pirké Abot 1,2) elle est, pour le chrétien, au centre du message évangélique comme mise en oeuvre de l'Alliance, en lien souvent ignoré avec la pratique juive.
Notre prière fait-elle place au peuple juif reconnu comme « le frère aîné »? A quelles conditions le chrétien peut-il évoquer ce lien devant Dieu dans une attitude respectueuse de notre parenté et de nos différences?
La prière du vendredi saint, 2e jour du triduum pascal, qui date du 7e siècle, a mis cinq ans pour aboutir à la nouvelle formulation en vigueur dans la grande litanie de l'office du soir. Cette invocation, la sixième sur les dix intentions de la prière universelle, a paru dans le Missel révisé, approuvé par Paul VI en 1969 et adopté en 1970:
Prions pour les Juifs à qui Dieu a parlé en premier: qu'ils progressent dans l'amour de son Nom et la fidélité de son Alliance. (moment de silence).
Dieu éternel et tout-puissant, toi qui as choisi Abraham et sa descendance pour en faire les fils de la promesse, conduis d la plénitude de la rédemption le premier peuple de L'Alliance, comme ton Eglise t'en supplie. Par Jésus, le Christ, Notre Seigneur. (Tous répondent) Amen.
L'Eglise adopte là une attitude nouvelle. Elle exprime enfin sa reconnaissance de la réalité vivante du peuple juif actuel, dans la conviction de la fidélité de Dieu à son peuple et de sa destinée particulière (cf. Nostra 2/létale, 4,1965).
Est-ce à dire que dorénavant, chrétiens et juifs puissent s'adresser ensemble au Père commun? La pratique adoptée est plus complexe. Certes, Sophonie 3,9 et Malachie 1,11 laissent entrevoir l'époque où le Seigneur « fera aux peuples des lèvres pures, pour qu'ils puissent tous invoquer le Nom de l'Eternel et le servir sous un même joug ( = d'une seule épaule) ». Mais, outre la juste résistance des juifs eux-mêmes, ces 50 années qui ont suivi la Shoa nous ont marqués. Nous avons appris la discrétion et le respect du frère différent, de sa sensibilité, de son histoire, et le poids de notre propre histoire chrétienne. Nous avons compris qu'il était temps de « suspendre notre parole » pour reformuler la perception chrétienne de notre lien de parenté. Un temps de révision est nécessaire. Bien des notions théologiques anciennes devront être corrigées et se préciser dans un langage neuf qui tienne compte de ce lien vital.
Nous essaierons simplement ici de dire notre expérience d'une prière qui tienne compte de ce frère qui chemine avec son Dieu, le même, à côté de nous. Elle est pour certains juifs, témoins bienveillants ou critiques, le test de notre « aggiornamento » en Eglise. C'est une dimension essentielle sur le chemin du dialogue, à condition d'être accompagnée de gestes concrets qui l'authentifient.
Mentionnons 4 formes de prière chrétienne en lien avec le monde juif:
S'associer à la prière de l'autre
Le retour vers des relations cordiales est amorcé. Il nous arrive de nous associer à la prière juive en telle ou telle occasion: mariage, deuil, cérémonie commémorative, repas et chants du Shabbat ou de Pessah... sans en faire un nouveau rite « judéo chrétien » évidemment. Il n'est pas inutile de le dire, ça ou là, quelques « judaïsant » risquent d'inclure ces rencontres exceptionnelles dans leur rythme de vie. De jeunes juifs se plaisent aussi à fréquenter en curieux l'une ou l'autre église ou tel pèlerinage aux grandes fêtes.
Cette imprudence risque d'être dommageable pour chacun, elle pourrait même faire basculer dans la confusion les progrès vers un dialogue franc, respectueux de l'identité de chacun et de ses différences. D'où la nécessité d'une formation solide qui affermisse la conscience de son identité propre et permette une ouverture à l'autre sans équivoque.
Prier devant l'autre
N'oublions pas que le judaïsme n'use pas volontiers de la prière spontanée que le chrétien a remise en valeur, surtout dans les groupes qui s'inspirent du Renouveau charismatique. La prière juive officielle est en hébreu, c'est celle du rituel de la synagogue. Il nous faut en tenir compte, lors des sessions communes où facilement on pratique l'hospitalité de la prière, l'un assistant à la prière de l'autre, surtout Dimanche et Shabbat (sessions DaVaR).
C'est lors d'une célébration entre chrétiens dans un local de rencontres ou dans leur Eglise, qu'il arrive aux participants, au moment de la « prière des fidèles » par exemple, de formuler quelques intentions rythmées par une invocation biblique reprise en choeur devant leurs hôtes juifs.
C'est l'occasion alors, sans rien forcer, d'exercer notre attitude largement oecuménique par quelques phrases rappelant que le projet de Dieu nous englobe tous, tantôt par la louange: « Béni es-tu Seigneur, Roi de l'univers... Loué sois-tu Seigneur... », tantôt par la supplication: « Seigneur prends pitié », par la repentance et l'engagement: « Fais-nous revenir à toi Seigneur ... Donne-nous Seigneur un coeur nouveau... », ou par la gratitude et la mémoire de nos pères: « Rendons grâce au Seigneur car Il est bon ... Souviens-toi de nous » et par l'espérance: « Donne la paix Seigneur à ceux qui comptent sur toi... Père unis-nous pour que le monde croie à ton amour ».
Toutes ces attitudes profondément bibliques font partie du patrimoine commun. C'est le moment aussi d'évoquer la fête ou l'événement qui touche actuellement la communauté juive.
De préférence, les chrétiens se réunissent la veille pour préparer ces intentions, afin d'éviter les aléas de l'improvisation. Bien des amis juifs nous ont dit avoir compris alors, avec émotion, l'évolution de l'Eglise à l'égard de leur communauté.
Dans les sessions d'hébreu lancées par le Père Jacques Maigret, les chants du Kyrie, du Sanctus, de l'Agnus et du Pater sont exécutés en hébreu, lors de chaque Eucharistie, avec les mélodies créées pour l'Eglise hébraïque de Jérusalem, et l'on y joint, selon les circonstances, des versets de psaumes et des chants traditionnels juifs comme « Hinné ma tov », « Osseh shalom » « Yehouda Leolam » « Toda la El » « La menatzeah » et autres chants hassidiques qui entrent ainsi dans le répertoire chrétien.
Là encore des mises en garde s'imposent pour éviter de banaliser certains chants juifs spécifiques comme le « Shema Israel » ou « Avinou Malkenou » qui font partie du Sidour et qui sont au coeur de la prière hébraïque. D'autre part, même si nous avons découvert que chaque verset du Notre Père provient de la tradition juive — et c'est important, car Jésus Christ a voulu nous transmettre cette synthèse de ce qu'il a reçu de ses pères — comprenons qu'aucun juif ne puisse dire cette prière avec nous ni l'entendre sans arrière-pensée: N'est-elle pas introduite, dans notre liturgie, par cette phrase inaugurale qui la rend spécifiquement chrétienne:
Comme nous l'avons appris du Sauveur et selon son commandement nous osons dire ... ou bien: Unis dans le même Esprit, nous pouvons dire avec confiance la prière que nous avons reçue du Sauveur.
Du côté juif, il arrive que le rabbin ou le chantre, lors d'une visite à la synagogue, tienne à réciter devant les chrétiens, en signe d'accueil, les prières du rituel prévues pour le pays, pour ses chefs d'Etat et pour les hôtes, ou un psaume de circonstance traduit sur l'hébreu. Ainsi s'exerce des deux côtés « l'hospitalité de la prière »!
Le Pape Jean Paul II, lors du rassemblement d'Assise pour la paix, a donné l'exemple de cette prière spécifique à chacun, écoutée respectueusement par l'autre. Toutes le religions sont associées dans un même élan, chacune priant à son tour, pour la paix.
Depuis, le mouvement mondial des « Religions pour la paix », « Pax Christi » et d'autres groupes interconfessionnels proposent aussi certains thèmes de prière pour laisser chacun s'exprimer dans une secrète connivence, à propos des événements autour du Golfe, de la convivance des immigrés dans nos pays ou des habitans de Terre Sainte en quête de paix.
C'est la meilleure facon de ne blesser personne et de s'unir dans un respect mutuel devant Celui qui écoute la prière de tous les humains.
Etudier et prier sur un texte du Tanakh
(Bible hébraïque)
Notre groupe belge de « Rencontre entre chrétiens et juifs » a bien accueilli, en finale de ses réunions d'échanges, le choix d'un psaume court distribué dans une traduction proche de l'hébreu où le tétragramme est transcrit Adonaï ou Seigneur. Il est expliqué d'abord brièvement à l'aide de commentaires qui tiennent compte des deux traditions, puis lu ensemble avec gravité, par exemple les psaumes 87 (h): [psaume de Sion]; 114: [Sortie de Mitsraïmj; 121: [Je lève mes yeux]; 122: [Allons à la maison du Seigneur]; 126: [Retour des captifs]; 133: [Comme il est bon ...] et tous les psaumes de montées, le choix dépendant du thème de l'échange ou de la fête en perspective.
Pendant une dizaine d'années le cours public d'Armand Abecassis, qui se donnait chez les jésuites, débutait à notre initiative par la lecture d'un psaume bien traduit. Cette ouverture au commentaire juif de la Torah par une prière créait le climat d'écoute. Le transfert du cours à l'Université Libre a fait cesser ce rite, et quelque chose a changé.
Prier en l'absence de l'autre, mais en tenant
compte du lien spirituel entre la maison de Jésus-Christ et la descendance d'Abraham.
Si notre enracinement dans le patrimoine juif est une dimension de notre histoire et de notre foi, il touche le plus profond de notre identité chrétienne. De plus en plus, pour l'Eucharistie dominicale, quelques prêtres et laïcs chrétiens éveillés à ce lien n'omettent plus de proposer une intention mentionnant la communauté juive, soit à l'approche d'un de ses jours sacrés, soit quand l'actualité et la présence d'une synagogue dans le voisinage invitent à s'unir à ce que les juifs vivent près d'eux. Heureux quand les commentaires du premier Testament tiennent compte des apports de la tradition juive!
Les Eglises protestantes de Belgique organisent dorénavant un « Dimanche-Judaïsme » en octobre, pour lequel elles publient quelques feuilles destinées aux pasteurs que le secrétariat du Consistoire envoie à chaque communauté du pays! Certains pasteurs, comme celui de l'Egli se évangélique, prépare un culte particulier à la date de Kippour, dans l'esprit de la fête juive, s'associant à la Teshouva dans la repentance pour les erreurs et les fautes chrétiennes à l'égard des juifs. Des catholiques sont invités et s'y associent, depuis qu'ils ont eux-mêmes associé les protestants à une « Célébration de reconnaissance des racines juives du christianisme » à la cathédrale de Bruxelles en 1987 (800 personnes étaient venues de toutes les provinces du pays).
Du côté catholique, quelques paroisses situent la prière chrétienne en lien avec le judaïsme juste avant la semaine de l'Unité chrétienne de janvier, pour marquer que la rencontre et la reconnaissance de l'enracinement juif du christianisme forment le pivot de Poecuménismel . Mais il faudrait une coopération mieux concertée de tous les chrétiens à ce sujet. En Europe, une date proche de Kippour serait préférable, semble-t-il.
Conclusion: Ce qui nous semble former le contenu de cette prière chrétienne en lien avec le peuple juif
Outre les attitudes bibliques mentionnées plus haut, chaque fête nous invite à célébrer les grandes articulations de l'Alliance, dont Franz Rosenzweig a rappelé qu'elles structurent autant notre histoire que notre liturgie (cf. l'Etoile de la Rédemption): Création, Révélation, et Rédemption, à laquelle se rattache la vision prophétique de la Réconciliation finale.
C'est encore la mémoire des patriarches et des pionniers de l'Histoire du peuple de Dieu de l'un à l'autre versant des Ecritures, sans oublier les femmes qui y ont un rôle particulier.
Et les autres réalités du « Patrimoine commun » dont Franz Mussner explore les richesses dans le Traité sur les Juifs.
Dans l'évocation des événements qui continuent de tisser leurs arabasques sur la trame de l'Histoire, il faut donner une place dans notre prière à la brisure profonde de la Shoa, mais aussi à l'existence de l'Etat d'Israël, à sa prospérité, ses efforts pour « donner chance à la paix » sur cette Terre Sainte pour tous ses habitants, au combat commun pour la Justice et le Développement.
Jusqu'ici la formulation de ces prière dépend surtout d'initiatives privées qui vont dans toutes les directions, depuis celles du "Lion de Juda" jusqu'à celles de multiples groupes de prière ou de rencontres. Une concertation plus large nous semble nécessaire au plan liturgique. Parmi les souhaits que nous formons, il y aurait la réinsertion des fêtes des patriarches dans les mois qui précèdent l'Avent, celle d'un jour de la Création, celle d'un jour de Pénitence et de jeûne pour commémorer la Shoa. Ceci pour notre calendrier liturgique.
Formons aussi le voeu de voir publier un feuillet périodique liturgique aidant à orienter la prière chrétienne de facon juste et mesurée. 11 donnerait des suggestions aux paroisses, mais aussi aux groupes de prière nombreux qui sont intéressés par ce réenracinement, dans la ligne des Orientations de 1975 et des Notes pour prédicateurs et catéchistes publiées en 1985 par le Vatican.
Partout, l'important à rappeler, c'est l'expression d'une identité chrétienne très ferme, permettant l'ouverture au patrimoine commun, dans la gratitude et le respect des chemins différents.
• S.M. Hélène Fournier (MD. de Sion) travaille depuis de longues années à la promotion du dialogue juifs/chrétiens à Bruxelles, où elle a fondé la service de documentation Ein Shalom.
(I) C'est le cas de l'Italie où, pour la 3e fois, on a célébré cette année la « Journée du Judaïsme ». Cf. à ce propos cette revue p. 30-32.