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SIDIC Periodical XIX - 1986/1
Le 4éme chant du Serviteur: diverses interprétations (Pages 19 - 22)

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Les crucifixions de Marc Chagall - Jèsus crucifiè et le martyre du peuple juif
Renzo Fabris

 

Nous célébrerons le 29 mars prochain le premier anniversaire de la mort du grand peintre Marc Chagall. Nous sommes heureux de présenter à cette occasion, avec l'aimable autorisation de l'auteur et de la revue, la seconde partie d'un article de R. Fabris paru en italien dans SEFER (Studi, Fatti, Ricerche) de Milan, N. 27 (juil.-sept. 84).

Dans cet article intitulé «Jésus dans l'art juif contemporain », l'auteur fait remarquer d'abord que plusieurs artistes juifs ont, ces derniers temps, représenté Jésus dans leurs oeuvres, et il voit en cela un signe, parmi d'autres, de la « reconnaissance » par les juifs de « la figure de Jésus de Nazareth comme celle d'un fils éminent d'Israël», Il constate par contre que si, pour les artistes chrétiens, le fait que Jésus soit né juif et non chrétien ne devrait pas être une nouveauté, cette réalité reste le plus souvent vague, occultée dans leurs oeuvres. ou même totalement absente.

R. Fabris fait remarquer ensuite que « lorsqu'on parle de Jésus dans l'art juif contemporain, on pense aussitôt à Marc Chagall », mais que ce dernier n'a pas été un cas isolé, qu'il s'est trouvé avant lui toute une lignée de sculpteurs et de peintres juifs pour peindre un tel sujet: Mark Antokolsky, Maurycy Gottlieb, Max Liebermann au 19e siècle, et au 20e Jakob Steinhardt, Ephraim Moses Lilien et d'autres. S'arrêtant enfin à Chagall, l'auteur va s'attacher particulièrement à l'analyse de ses crucifixions.


Les diverses crucifixions de Chagall

La série des crucifixions commence avec Golgotha en 1912, tableau énorme exposé à Berlin en 1913, intitulé a dédié au Christ». Dans une splendeur de lumières vertes, rouges, bleues et kunes, apparaît l'image déconcertante d'un enfant suspendu à une croix, pleuré par un St Jean d'apparence gigantesque et par une Marie toute petite. Un homme barbu arrive, une échelle à la main, tandis qu'une barque glisse au loin, sur des eaux sombres, vers une île luxuriante. Pour cette oeuvre, comme pour tous les tableaux de Chagall, la critique parle d'une superposition de sens multiples. «La crucifixion que l'ai peinte dans les années 1908-1912, confesse Chagall lui-même (et c'est ce qui nous intéresse le plus ici, nous qui cherchons surtout quel rapport peut exister entre le choix du thème et la personnalité juive de l'artiste), Dette crucifixion, plutôt que d'avoir un sens dogmatique, signifie pour moi la déchéance de l'humanité».

La Crucifixion blanche, de 1938, est peut-être le plus remarquable des tableaux où apparaît visage du Christ. L'inspiration de l'artiste est très probablement à mettre en relation avec certains événements survenus en cette année terrible pour les juifs: la destruction de la synagogue de Munich et de celle de Nuremberg, la a nuit de cristal» en Allemagne, la déportation des juifs de Pologne. Quelques détails de ce tableau rappellent ces événements: le vieux juif portant, suspendue au cou. la pancarte: « Je suis juif », la synagogue en flammes, les objets sacrés dispersés. Franz Meyer' dit que la scène, autour de la croix, est « un modèle de martyrologe juif ». Jésus se détache, au centre, immergé dans une lumière tombant obliquement du ciel, drapé d'un talith à la double rayure noire, suspendu à une croix dont l'écriteau porte, sous l'Inscription latine INRI, l'inscription araméenne: «Jésus de Nazareth, roi des juifs ». Au pied de la croix, brille la ménorah, le candélabre juif à sept branches.

Le Jésus juif de la Crucifixion blanche, semble résumer toute la tragédie du peuple juif. Une année avant que Chagall peigne ce tableau, le jésuite Joseph Bonsirven avait publié un livre: Les Juifs et Jésus? dans lequel Ziva Amishai-Maisels3 découvre des paroles qui semblent décrire très exactement la crucifixion de Chagall: « Comme Jésus, les juifs ne cessent de monter au Golgotha; comme lui, ils sont tous les purs cloués à la croix». Dans les années 40, Jacques Maritain se rend compte lui aussi que «la passion d'Israël prend aujourd'hui de plus en plus distinctement la forme de la croix»; mais. avec une intelligence chrétienne aigiie, il ajoute: a Dans la passion d'Israël, le Christ souffre et agit comme pasteur de Sion et Messie d'Israël, et pour conformer peu à peu son peuple à lui-même ».4 L'identification de Jésus avec le peuple juif et, ajoutons-le, du peuple juif avec Jésus, est un motif qu'on retrouve dans d'autres tableaux de Chagall, peints au cours des années dramatiques de l'extermination des juifs.

La Crucifixion en jaune, ébauchée en 1942 et terminée en 1943, semble inspirée par le tragique épisode du naufrage du Struma dans la Mer Noire, au cours duquel plus de sept cent cinquante réfugiés juifs trouvèrent la mort. Jésus en croix se détache, sur ce tableau aussi, affirmant sa judaïté par le talith noué à sa ceinture et par les tephilin, ou phylactères, fixés à son bras et à son front. C'est encore une fois la Bible qui prescrit aux juifs de mettre les phylactères: « Ces paroles que je vous dis, mettez-les dans votre coeur et dans votre àme, attachez-les à votre main comme un signe, à votre front comme un bandeau » (Dt 11,18). Sur le tableau, le bras droit du juif Jésus vient à se confondre avec les rouleaux de la Torah, éclairés par une bougie que porte un ange sonnant du shofar. Le shofar est une corne de bélier qui, selon la tradition juive, rappelle le sacrifice d'Isaac: le son du shofar appelle au repentir, mais il annonce aussi la rédemption du peuple, son retour au pays des pères. Au-dessus du crucifix et de la Torah, des maison incendiées en train de brûler, des femmes qui se noient, des multitudes fuyant la persécution.

Dans le tableau intitulé Obsession, de 1943, le thème de la souffrance est lié à celui de la guerre. « L'image verte, barbare et démesurément grande » du Christ cloué en croix coupe transversalement l'espace où se reflète la lueur rouge des flammes.5

Dans Les Crucifiés, de 1943. la route déserte d'un village couvert de neige conduit à trois croix: à l'une d'elles, est suspendu un juif qui porte au cou un écriteau. à terre, gisent des cadavres, auprès de portes arrachées aux maisons. Il est possible que, pour cette composition, Chagall se soit inspiré d'un autre artiste juif. Wilhelm Wachtel qui, en 1920, avait représenté un «Christ dans le quartier du pogrom ».

Le symbolisme du coq

Dans deux autres crucifixions, de 1941, l'une intitulée Descente de croix et l'autre Crucifixion bleue, Chagall peint, à côté des scènes habituelles de destruction, un coq et un homme à tête de coq. L'apparition de cet animal est fréquente dans les oeuvres de Chagall; on a pu voir, dans l'image du coq « une force psychique élémentaire jaillie inconsciemment du patrimoine culturel de !l'artiste; mais on peut aussi y voir une allusion au sacrifice rituel du coq qui se fait au cours de la cérémonie de purification précédant le jour du Grand Pardon. Meyer rappelle que Rabbi Meir ben Baruch, rabbin allemand du 13e siècle, interdisait de représenter des visages humains dans les synagogues, mais permettait de représenter les humains avec des têtes d'animaux.° Suivant cette règle les juifs, pour se distinguer des non-juifs et des anges, se représentaient avec des têtes d'oiseaux. Dans la Descente de croix de Chagall, c'est un homme à tête de coq qui soutient le corps de Jésus et qui, d'une échelle appuyée à la croix, est en train de le descendre.

Après la guerre et le drame de l'extermination des juifs, Chagall continue à représenter le Crucifié, mais non plus dans le cadre de scènes tragiques. Rappelons par exemple, la Résurrection au bord du fleuve de 1947; le quai de la Tournelle de 1953 et, parmi les dernières oeuvres de l'artiste, le Job de 1975. Là, le personnage biblique est entouré, dans sa souffrance, d'une multitude de juifs en admiration et en prière, une multitude dont l'image s'estompe dans le fond, permettant de discerner clairement un homme dressé sur une croix.

Dans une série d'autres oeuvres intéressantes, l'artiste se représente lui-même en train de peindre sur sa toile le Crucifié. La plus suggestive de ces oeuvres est peut-être l'Autoportrait à la pendule de 1946; le Christ est consolé par une femme vêtue de blanc telle une mariée, et il a, près de la tête, un coq. La figure de l'artiste en train de peindre se ramifie en deux têtes, l'une d'homme de couleur verte, l'autre d'animal, de couleur rouge. La critique souligne que cette présentation de Chagall par lui-même révèle la duplicité de la nature humaine, mais peut-être cette duplicité est-elle à mettre en relation avec une sorte de contradiction vécue par l'artiste face au Christ crucifié.
Quant à la femme vêtue de blanc, à côté de Jésus, il faut se souvenir que « dans la Vitebsk de son enfance, Chagall, comme l'explique Elisa Debenedetti, avait l'habitude d'associer les vêtements et ornements blancs à l'idée de pénitence et de douleur A.7 Les officiants étaient en effet vêtus de blanc à la synagogue, les jours de pénitence.

Le Jésus de Chagall

Dans plusieurs de ses oeuvres, Chagall représente Moïse face à Jésus crucifié. Rappelons entre autres La traversée de la Mer Rouge de 1945-55, Le Christ aux empreintes de 1952-56 et Le Crucifié et Moise de 1954-59. Moïse, les Tables de la Loi en mains, deux faisceaux de lumière sur la tête, fixe son regard sur Jésus qui est ceint du talith. Cela nous fait penser à l'interprétation donnée par Robert Aron de l'antique Midrash de Rabbi Akiba: Moïse est sur le Sinaï et voilà que, par une intervention spéciale de Dieu, n lui est donné de connaître toutes les interprétations, tous les commentaires de ses paroles que donneront ses interprétes au cours des générations successives... mais comme il ne les comprend pas, il se contente de se déclarer solennellement d'accord avec eux. Parmi les interprétes de Moïse, Aron place aussi Jésus.8

Que signifie la présence du Crucifié dans les tableaux de Chagall? Pour essayer de répondre à cette question difficile, 9 faut se référer aux explications données par l'artiste lui-même. Mais, en fait, sont-elles suffisantes? En 1944, Chagall disait: « Pour moi, le Christ a été un grand poète, le maître dont la poésie a été oubliée du monde moderne». En 1977, la figure du Christ s'auréole aussi, aux yeux de l'artiste, de la lumière du martyre: « Pour moi, le Christ a toujours symbolisé le véritable type du martyr juif. C'est ce que j'ai compris en 1908, quand j'ai utilisé cette image pour la première fois... J'étais sous l'influence des pogroms. Puis je l'ai peint et dessiné dans les représentations de ghettos, entouré de toute la souffrance des juifs, de mères juives qui fuient, terrifiées, tenant leurs petits enfants dans les bras». Dans son poème des années 50. l'artiste fait du Christ le symbole universel de la souffrance: « Et, comme le Christ, je suis crucifié, attaché par des clous au chevalet».

Grand poète, maître, martyr, juif, symbole universe! de la souffrance, le Jésus de Chagall est donc un homme sublime qui revient dans ses oeuvres d'art presque comme une « obsession », ainsi que l'a dit Jean Cassau. La judéité de Chagall s'y reflète: «Que je sols juif comme homme et comme artiste, qui ne le sait?, disait-H récemment dans une Interview. Tout ce que je fais, tout ce que j'ai créé, est dédié à Israël et au peuple juif. Faut-il le répéter? »

Ce qui est surprenant dans cette apparition de Jésus et de la croix dans l'art juif contemporain, chez Chagall et chez ceux qui l'ont précédé. c'est le rapport qui s'établit dans l'âme des artistes juifs entre leur réaction à l'antisémitisme chrétien, la condamnation qu'Ils en font, et le fait qu'ils adoptent dans leur langage artistique le symbole de la croix et la figure du Christ. « Leurs oeuvres,note Amishal-Maisels, sont une forme de polémique visuelle... contre les chrétiens, une condamnation de ce qu'ils ont fait contre le peuple de Jésus. De manière paradoxale, le plus antique symbole visuel chrétien, la crucifixion, est utilisé pour accuser les chrétiens, et l'image qui était anathème pour les juifs devient le symbole de leur martyre ».° C'est, pour ainsi dire, affirmer que la croix, qui devrait être pour le chrétien signe de son identité, devient signe de son infidélité, une infidélité dûe à ce qu'il n'a pas su suivre ce Seigneur qui, justement par la croix, désire réconcilier juifs et païens (cf. Ep 2,16).



Renzo Fabris, ancien Président de l'Association SIDIC, est actuellement à Milan où il est très engagé dans les relations entre juifs et chrétiens.

1. Voir Franz Meyer: Marc Chagall. La vita e l'opera, éd. Il Saggiatore, Milan 1956, pp. 136-137.
2. Joseph Bonsirven: Les Juifs et Jésus, éd. Beauchesne, Paris 1937. p. 204.
3. Ziva AmIshai-Malsels: a The JeWish Jesus » In Journal of Jewish Art, vol. 9-1982, pp. 85 et suiv.
4. Jacques Maritain: Le Mystère d'Israël et d'autres essais, éd. Desclée De Brouwer. Parts 1965, pp. 195 et 202.
5. Jean Cassou: Chagall, éd. Thames and Hudson, Londres 1965, p. 243.
6. Voir F. Meyer, op. cit., p. 138.
7. Elisa Debenedettl: I miti di Chagall, éd. Longeons', Milan 1962, p. 77.
8. Voir Robert Aron: Ainsi priait Jésus Enfant, éd. Grasset, Paris 1968. pp. 19-20.
9. Z. Amishai-Melsels, op. ait P. 104.

 

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