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Maïmonide : Un témoignage: le chapitre L I du Guide des égarés.
La rédaction
N.D.L.R. - Nous donnons de larges extraits de ce chapitre, sans nous permettre de censurer les passages où Mdimonide traite de la Providence selon des vues qui peuvent étonner aujourd'hui. Les sous-titres sont de notre rédaction.
... Le chapitre que nous allons produire maintenant n'ajoute aucun sujet nouveau à ceux que renferment les autres chapitres de ce traité. Il n'est en quelque sorte qu'une conclusion, exposant le culte auquel doit se livrer celui qui comprend les vrais devoirs qu'on doit pratiquer en-vers Dieu, après s'être bien rendu compte de son véritable être; il doit diriger l'homme pour le faire arriver à ce culte qui est le véritable but de l'homme et pour lui faire savoir comment la Providence veille sur lui dans ce monde jusqu'au moment où il passe à la vie éternelle.
S'approcher du palais de la connaissance
J'ouvre mon discours, dans ce chapitre, en te présentant la parabole suivante: Le souverain était dans son palais, et ses sujets étaient en partie dans la ville et en partie hors de la ville. De ceux qui étaient dans la ville, les uns tournaient le dos à la demeure du souverain et se dirigeaient d'un autre côte; les autres se tournaient vers la demeure du souverain et se dirigeaient vers lui, cherchant à entrer dans sa demeure et à se présenter chez lui, mais jusqu'alors ils n'avaient pas encore aperçu le mur du palais. De ceux qui s'y portaient, les uns, arrivés jusqu'au palais, tournaient autour pour en chercher l'entrée; les autres étaient entrés et se promenaient dans les vestibules; d'autres enfin étaient parvenus à entrer dans la cour intérieure du palais et étaient arrivés à l'endroit où se trouvait le roi, c'est-à-dire à la demeure du souverain. Ceux-ci toutefois, quoique arrivés dans cette demeure, ne pouvaient ni voir le souverain, ni lui parler; mais, après avoir pénétré dans l'intérieur de la demeure, ils avaient encore à faire d'autres démarches indispensables, et alors seulement ils pouvaient se présenter devant le souverain, le voir de loin ou de près, entendre sa parole, ou lui parler. — Je vais maintenant t'expliquer cette parabole que j'ai imaginée:
Quant à « ceux qui étaient hors de la ville », ce sont tous les hommes qui n'ont aucune croyance religieuse, ni spéculative, ni traditionnelle, comme les derniers des Turcs à l'extrême nord, les nègres à l'extrême sud et ceux qui leur ressemblent dans nos climats.
« Ceux qui étaient dans la ville, mais tournaient le dos à la demeure du souverain », ce sont des hommes qui ont une opinion et qui pensent, mais qui ont conçu des idées contraires à la vérité, soit par suite d'une grave erreur qui leur est survenue dans leur spéculation, soit parce qu'ils ont suivi ceux qui étaient dans l'erreur. Ceux-là, par suite de leurs opinions, à mesure qu'ils marchent, s'éloignent de plus en plus de la demeure du souverain; ils sont bien pires que les premiers, et il arrive des moments où il devient même nécessaire de les tuer et d'effacer les traces de leurs opinions, afin qu'ils n'égarent pas les autres. — « Ceux qui se tournaient vers la demeure du souverain et cherchaient à y entrer, mais qui n'avaient pas encore aperçu la demeure du souverain », c'est la foule des hommes religieux, c'est-à-dire des ignorants qui s'occupent des pratiques religieuses. — « Ceux qui étaient arrivés jusqu'au palais et qui tournaient autour », ce son les casuistes qui admettent, par tradition, les opinions vraies, qui discutent sur les pratiques du culte, mais qui ne s'engagent point dans la spéculation sur les principes fondamentaux de la religion, ni ne cherdchent en aucune façon à établir la vérité d'une croyance quelconque. — Quant à ceux qui se plongent dans la spéculation sur les principes fondamentaux de la religion, ce sont « ceux qui étaient entrés dans les vestibules », où les hommes se trouvent indubitablement admis à des degrés différents. Ceux qui ont compris la démonstration de tout ce qui est démontrable, qui sont arrivés à la certitude, dans les choses métaphysiques, partout où cela est possible, ou qui se sont approchés de la certitude, là où l'on ne peut que s'en approcher, ce sont « ceux qui sont arrivés dans l'intérieur de la demeure auprès du souverain. »
Sache, mon fils, que tant que tu ne t'occupes que des sciences mathématiques et de la logique, tu es de ceux qui tournent autour de la demeure (du souverain) et en cherchent l'entrée, comme disent allégoriquement les docteurs: « Ben-Zôma est encore dehors 1 »; après avoir compris les objets de la physique, tu es entré dans la demeure et tu te promènes dans ses vestibules; enfin, après avoir achevé les sciences physiques et étudié la métaphysique, tu es entré auprès du souverain, dans la cour intérieure, et tu te trouves avec lui dans le même appartement. Ce dernier degré est celui des (vrais) savants, mais ici encore il y a (à distinguer) différents degrés de perfection. Ceux qui, après s'être perfectionnés dans la métaphysique, n'occupent leur pensée que de Dieu seul, se vouant entièrement à lui, et s'éloignant de tout ce qui est en dehors de lui, et qui font consister toute l'action de leur intelligente à réfléchir sur les êtres (créés), afin de tirer de ces derniers la preuve de l'existence de Dieu et de savoir de quelle manière il peut les gouverner, ceux-là (dis-je) se trouvent dans la salle où siége le souverain; c'est là le degré des prophètes. Il y en a eu un dont la perception était tellement forte et qui a tellement su s'isoler de tout ce qui est en dehors de Dieu, qu'on a pu dire de lui: Et il resta là avec Dieu (Exode, XXXIV, 28), interrogeant, recevant des réponses, parlant et recevant la parole (de Dieu), dans ce saint séjour. A cause de son grand contentement de ce qu'il perçut, il ne mangea point de pain et ne but point d'eau (ibid.); car l'intelligence prit tellement le dessus, qu'elle annihila toute faculté matérielle dans le corps, je veux dire les différentes facultés du sens du toucher. Il y a eu d'autres prophètes qui voyaient seulement, les uns de près, les autres de loin, comme il est dit: De loin Dieu m'est apparu (Jérémie, XXXI, 3). Ayant déjà parlé précédemment des degrés de la prophétie, nous revenons au but de ce chapitre, qui a pour objet d'encourager l'homme à n'occuper sa pensée que de Dieu seul, après avoir appris à le connaître, comme nous l'avons exposé. C'est là le vrai culte qui convient à ceux qui ont perçu les vérités transcendantes; plus ils méditent sur Dieu et s'arrêtent auprès de lui, et plus il devient l'objet de leur culte. Quant à ceux qui méditent sur Dieu et qui en parlent beaucoup sans posséder la science, ne s'attachant au contraire qu'à un simple être de leur imagination, ou à une croyance qu'ils ont reçue par tradition, ceux-là, dis-je, se trouvant en dehors du palais et éloignés de lui, ne pensent pas réellement à Dieu et ne méditent pas sur lui. En effet, cet être qui n'existe que dans leur imagination et dont parle leur bouche ne répond absolument à rien de réel et n'est qu'une invention de leur imagination, comme nous l'avons exposé en parlant des attributs'. Il ne faut se livrer à cette espèce de culte qu'après avoir conçu (l'idée de Dieu) au moyen de l'intellect; ce n'est qu'après avoir compris Dieu et ses oeuvres, autant que l'exige l'intelligence, que tu peux entièrement te consacrer à lui, chercher à te rapprocher de lui et affermir le lien qui existe entre toi et lui. à savoir l'intellect, comme il est dit: On t'a montré à connaître que l'Éternel, etc. (Deutér., IV, 35); tu sauras aujourd'hui et tu rappelleras à ton coeur, etc. (ibid., y. 39); sachez que l'Éternel seul est Dieu (Ps. C, 3). Déjà le Pentateuque expose que ce culte suprême, sur lequel nous appelons l'attention dans ce chapitre, ne peut avoir lieu qu'à la suite de la perception: Pour aimer l'Éternel votre Dieu, est-il dit, et pour le servir de tout votre coeur et de toute votre âme (Deutér., XI, 13). Nous avons déjà exposé plusieurs fois que l'amour (de Dieu) est en raison de la perception; ce n'est qu'à la suite de l'amour que peut venir ce culte sur lequel les docteurs aussi ont appelé l'attention, en disant: « c'est le culte du coeur 3.» Celui-ci consiste, selon moi, à appliquer la pensée à l'objet principal de l'intellect et à se consacrer à lui autant qu'on le peut. C'est pourquoi tu trouves (dans l'Écriture) que David, en dictant à Salomon ses dernières volontés, lui recommande surtout ces deux choses, à savoir de faire des efforts pour arriver à la connaissance de Dieu et de lui rendre ensuite un culte (digne de cette connaissance): Et toi, dit-il, mon fils Salomon, reconnais le Dieu de ton père et adore-le, etc. Si tu le recherches, il se laissera trouver par toi, etc. (I Chron., XXVIII, 9). ...Il est donc clair qu'après avoir acquis la connaissance de Dieu, on doit avoir pour but de se consacrer à lui et occuper constamment la pensée et l'intelligence de l'amour qu'on lui doit. On n'y arrive, la plupart du temps, que par la solitude et l'isolement; c'est pourquoi tout homme supérieur cherche souvent à s'isoler et ne se réunit avec personne, si ce n'est en cas de nécessité...
Vivre de cette connaissance de Dieu
Maintenant, je vais t'indiquer la manière de t'exercer pour arriver à ce but important: La première chose à laquelle il faille t'attacher, c'est de tenir ton esprit libre de toute autre chose au moment où tu te consacres à la lecture du Schemâ et à la prière, et que tu ne te contentes pas de réciter avec attention le premier verset du Schemâ et la première bénédiction de la prière'. Lorsque tu y seras parvenu et que tu en auras pris l'habitude pendant des années, il faut tâcher, chaque fois que tu liras dans le Pentateuque ou que tu l'entendras dire, d'appliquer sans cesse ta pensée tout entière à réfléchir sur ce que tu entendras ou sur ce que tu liras. Quand tu en auras également pris l'habitude, tu tâcheras d'avoir toujours l'esprit libre, dans tout ce que tu liras des autres discours des prophètes et même dans toutes les bénédictions, et de t'appliquer à réfléchir sur tout ce que tu prononceras et à en comprendre le sens. Lorsque tu te seras acquitté de ces actes religieux et que ta pensée, au moment de les pratiquer, sera restée pure de toute préoccupation des choses mondaines, alors seulement tu pourras commencer à te préoccuper des choses nécessaires ou des superfluités de la vie. En général, tu ne dois appliquer ta pensée aux choses mondaines qu'au moment de manger et de boire, ou lorsque tu te trouves dans le bain, ou quand tu t'entretiens avec ta femme ou tes jeunes enfants, ou quand tu causes avec n'importe qui. Ainsi, je te laisse suffisamment et largement le temps pour penser à tout ce qui t'est nécessaire en fait d'affaires d'intérêt, de régime domestique et de besoins corporels; mais, dans les moments où tu t'occupes de choses religieuses, ta pensée doit être entièrement à ce que tu fais, comme nous l'avons exposé. Quand tu es tout à fait seul, ou quand tu es éveillé dans ton lit, garde-toi bien, dans ces moments précieux, de penser à autre chose qu'à ce culte intellectuel qui consiste à t'approcher de Dieu, à te présenter devant lui de la manière véritable que je t'ai fait connaître, et non pas par l'action fantastique de l'imagination. A ce terme peut arriver, selon moi, tout homme de science qui s'y est préparé par ce genre d'exercice (dont nous avons parlé).
Si un individu humain pouvait parvenir à percevoir les hautes vérités et à jouir de ce qu'il a perçu, au point de pouvoir s'entretenir avec les hommes et s'occuper de ses besoins corporels, tandis que son intelligence tout entière serait tournée vers Dieu et que, par son coeur, il serait toujours en présence de Dieu, tout en étant extérieurement avec les hommes, — à peu près comme il est dit dans les allégories poétiques composées sur ces sujets: Je dormais et mon coeur veillait; c'est la voix de mon ami qui frappe, etc. (Cantiques, V, 2), — ce serait là un degré (de perfection) que je n'attribuerais même pas à tous les prophètes, et je dirais plutôt que c'est le degré de Moïse notre maître, dont il est dit: Moïse seul s'avancera vers l'Éternel et eux ils ne s'avanceront point (Exode, XXIV, 2), et il resta là avec Dieu (ibid., XXXIV, 28); et à qui il fut dit: Et toi, tiens-toi ici, auprès de moi (Deutér., V, 28), selon le sens que nous avons attribué à ces versets. C'est aussi le degré atteint par les patriarches, qui étaient à tel point près de Dieu, que c'était d'eux que dérivait la dénomination par laquelle il était connu dans le monde: Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac et Dieu de Jacob; ... tel est mon nom dans le monde (Exode, III, 15). Leur intelligence ayant perçu Dieu jusqu'à s'unir avec lui, il en résulta qu'il conclut avec chacun d'eux une alliance perpétuelle: Et je me souviendrai de mon alliance avec Jacob, etc. (Lévitique, XXVI, 42). En effet, les textes sacrés attestentclairement que ces quatre, je veux dire les patriarches et Moïse notre maître, étaient unis avec Dieu, c'est-à-dire qu'ils le percevaient et l'aimaient; de même, la Providence divine veillait avec soin sur eux et sur leur postérité après eux. Malgré cela, ils s'occupaient quelquefois du gouvernement des hommes, de l'agrandissement de leur fortune et de la recherche des biens; et cela prouve, selon moi, qu'en vaquant à leurs affaires, ils s'en occupaient seulement avec leur corps, tandis que leur intelligence était sans cesse avec Dieu. Il me semble aussi que, ce qui fit rester ces quatre (personnages) dans le plus parfait rapport avec Dieu et ce qui leur valut constamment la protection de sa Providence, même dans les moments où ils s'occupaient de l'agrandisement de leurs fortunes, je veux dire dans les moments consacrés à la vie pastorale, à l'agriculture et à l'administration de la famille, c'est que dans toutes ces actions ils avaient pour but de s'approcher de Dieu autant que possible; car, le but principal qu'ils cherchaient dans cette vie, c'était de faire naître une nation qui connaîtrait Dieu et l'adorerait: car je l'ai distingué afin qu'il prescrivît (Genèse, XVIII, 19). Par là il est clair que tous leurs efforts tendaient vers ce seul but, de répandre dans le monde la croyance à l'unité de Dieu et de conduire les hommes à l'amour de Dieu. C'est pourquoi ils parvinrent à ce haut degré de perfection; car ces occupations étaient un grand et véritable culte. Ce haut degré, un homme comme moi ne peut pas avoir la prétention de guider les hommes pour l'atteindre; mais le degré dont il a été parlé avant celui ci, on peut chercher à y arriver au moyen de l'exercice dont nous avons parlé. Il faut adresser à Dieu nos humbles supplications, pour qu'il enlève les obstacles qui nous séparent de lui, quoique la plupart de ces obstacles viennent de nous, comme nous l'avons exposé dans différents chapitres de ce traité: Vos iniquités ont établi une séparation entre vous et votre Dieu (Isaïe, LIX, 2).
«L'Eternel est pour moi, je ne crains rien» Ps 118
Maintenant se présente à moi une réflexion très remarquable, au moyen de laquelle certains doutes peuvent être levés et par laquelle se révèlent certains mystères métaphysiques. Nous avons déjà exposé, dans les chapitres de la Providence, que la Providence veille sur tout être doué d'intelligence, selon la mesure de son intelligence. Par conséquent, l'homme d'une perception parfaite, dont l'intelligence ne cesse jamais de s'occuper de Dieu, est toujours sous la garde de la Providence; mais l'homme qui, quoique d'une perception parfaite, laisse sa pensée, dans certains moments, inoccupée de Dieu, n'est sous la garde de la Providence que dans les moments seuls où sa pensée est à Dieu, tandis qu'elle l'abandonne dans les moments de ses préoccupations. Cependant la Providence ne l'abandonne pas alors comme elle abandonne celui qui ne pense jamais; elle ne fait que s'émousser, parce que cet homme d'une perception parfaite ne possède point, dans les moments de ses préoccupations, l'intellect en acte, et qu'il n'est intelligent qu'en puissance prochaine, semblable à un écrivain habile au moment où celui-ci n'écrit pas. Ainsi donc, celui qui n'occupe jamais sa pensée de Dieu est semblable à quelqu'un qui se trouve dans les ténèbres et qui n'a jamais vu la lumière, comme nous avons expliqué les mots: Et les impies périssent dans les ténèbres (I Samuel, II, 9); celui qui perçoit Dieu et se livre tout entier à cet objet de sa pensée est comme quelqu'un qui se trouve entouré de la lumière du soleil. Enfin celui qui pense, mais qui est préoccupé, ressemble, au moment de ses préoccupations, à quelqu'un qui se trouve dans un jour de brouillard et qui ne reçoit pas les rayons du soleil à cause des nuages qui lui interceptent le jour. — C'est pourquoi il me semble que tous ceux d'entre les prophètes, ou d'entre les hommes pieux et parfaits, qui furent frappés d'un des maux de ce monde, ne le furent que dans un moment où ils oubliaient Dieu, et que la grandeur du malheur était en raison de la durée de cet oubli ou de l'indignité de la chose dont ils étaient si préoccupés. S'il en était réellement ainsi, cela résoudrait la grande difficulté qui a amené les philosophes à nier que la Providence divine veille sur chaque homme individuellement et à assimiler (sous ce rapport) les individus humains à ceux des autres espèces d'animaux; car la preuve qu'ils allèguent pour cela, c'est que les hommes pieux et vertueux sont parfois frappés de grands malheurs. Le mystère qui est là-dessous se trouverait ainsi éclairci, même selon les opinions des philosophes; la Providence divine veillerait perpétuellement sur l'homme favorisé de cet épanchement divin dont sont gratifiés tous ceux qui travaillent pour l'obtenir'. En effet, lorsque la pensée de l'homme est parfaitement pure, lorsqu'il perçoit Dieu, en employant les véritables moyens, et qu'il jouit de ce qu'il perçoit, il n'est pas possible qu'une espèce de mal quelconque vienne jamais frapper cet homme; car il est avec Dieu et Dieu est avec lui. Mais, lorsqu'il se détourne de Dieu et se dérobe en quelque sorte à ses regards, Dieu se dérobe à lui, et il reste alors exposé à tous les maux qui peuvent par accident venir le frapper; car ce qui appelle la Providence et ce qui sauve des flots du hasard, c'est cet épanchement de l'intelligence (divine), qui s'est dérobé pendant un certain temps à tel homme pieux et vertueux, ou qui n'est jamais arrivé à tel autre, vicieux et méchant, et c'est là pourquoi ils ont été l'un et l'autre atteints des coups du hasard.
Cette croyance, je la crois également confirmée par le texte du Pentateuque. Dieu a dit: Je cacherai ma face devant eux; il (le peuple) sera dévoré, de nombreux maux et calamités l'atteindront, et il dira en ce jour: N'est-ce pas parce que Dieu n'est pas dans moi que ces malheurs m'ont atteint (Deutér., XXXI, 17)? Il est évident que, s'il cache sa face, c'est nous qui en sommes la cause, et que ce voile (qui nous le dérobe) est notre oeuvre, comme il est dit: Et moi je cacherai ma face en ce jour, à cause de tout le mal qu'il a fait (ibid., y. 18). Il est hors de doute que ce qui est dit de la communauté s'applique aussi à un seul; il est donc clair que, si un individu humain est livré au hasard et exposé à être dévoré comme les animaux, la cause en est qu'il est séparé de Dieu par un voile. Mais, si son Dieu est dans lui, aucun mal ne peut lui survenir, comme il est dit: Ne crains rien, car je suis avec toi, ne sois pas éperdu, car je suis ton Dieu (Isaïe, XLI, 10), et comme il est dit encore: Quand tu traverseras les eaux, je serai avec toi; les fleuves, ils ne t'entraîneront point (ibid., XLIII, 2), où le sens est: « quand tu traverseras les eaux, accompagné par moi, les fleuves ne t'entraîneront pas. » En effet, quiconque s'est rendu digne de recevoir l'épanchement de cette Intelligence se trouve sous la garde de la Providence et à l'abri de tous les maux, comme il est dit: L'Éternel est pour moi, je ne crains rien; que me ferait l'homme (Ps., CXVIII, 6)? et comme il est dit encore: Confie-toi à lui et tu seras en paix (Job, XXII, 21), c'est-à-dire: tourne-toi vers lui et tu seras préservé de tout mal.
Si tu lis le Cantique des malheurs' tu trouveras qu'il parle de cette sublime Providence veillant sur l'homme et le préservant de toutes les calamités corporelles, tant générales que particulières aux différents individus (de manière qu'il ne leur arrive aucune calamitéu), ni de celles qui sont inhérentes à la nature de l'être en général, ni de celles qui émanent de la malice des hommes. Voici ce qu'on y dit: Car il te sauvera du piége tendu, de la peste pernicieuse. Il te couvrira de ses pennes et tu t'abriteras sous ses ailes; sa fidélité est un bouclier et une armure. Tu n'auras point peur des épouvantes de la nuit, ni de la flèche qui vole pendant le jour, ni de la peste qui marche pendant les ténèbres, ni de l'épidémie qui domine en plein midi (Ps., XCI, 3-7). Parlant ensuite de la protection (de Dieu) contre la malice des hommes, on dit: S'il t'arrivait, pendant que tu es en route, de passer à travers une vaste bataille, de sorte qu'il tomberait mille morts à la gauche et dix mille à ta droite, il ne te surviendrait aucun malheur; mais tu contemplerais et tu observerais de tes yeux comment Dieu a jugé et puni ces méchants que la mort a frappés, tandis que toi tu as été préservé. Tel est le sens de ces paroles: Qu'il en tombe mille à côté de toi, une myriade à ta droite, le mal ne t'atteindra pas. Mais tu contempleras de tes yeux et tu verras la punition des méchants (ibid., y. 7 et 8). Après avoir ensuite exposé en détail comment est préservé (le juste), on indique la raison de cette haute protection, et on dit quelle est la cause pour laquelle la sublime Providence veille sur cet homme: car parce qu'il s'est passionné pour moi, je le sauverai; je l'élèverai, parce qu'il connaît mon nom (ibid., y. 14). —Nous avons déjà exposé dans des chapitres précédents que connaître le nom de Dieu signifie comprendre Dieu; il (le Psalmiste) dit donc en quelque sorte: Si tel homme jouit de cette protection, c'est parce qu'il a appris à me connaître et qu'ensuite il s'est passionné pour moi. Tu sais aussi la différence qu'il y a entre ohev (aimant) et hochekh (passionné); car l'amour porté à un tel excès qu'on ne peut penser à autre chose qu'à l'objet aimé, c'est la passion.
Les philosophes aussi ont exposé que, dans la jeunesse, les forces corporelles sont un obstacle pour la plupart des qualités morales,, et à plus forte raison pour cette pensée pure résultant de la perfection des idées qui conduisent l'homme à aimer Dieu passionnément. Il est impossible que cette pensée naisse tant que dure l'ébullition des humeurs corporelles; mais à mesure que les forces du corps s'affaiblissent et que le feu des désirs s'éteint, l'intelligence se fortifie, sa lumière augmente, sa compréhension a plus de clarté, et elle éprouve une plus grande jouissance de ce qu'elle a compris, de sorte que, dans l'homme courbé sous le poids des années et près de mourir, cette compréhension prend un grand accroissement, donne une jouissance très forte et inspire une vraie passion pour celui qui en est l'objet, jusqu'à ce qu'enfin, au milieu de cette jouissance, l'âme se sépare du corps.
Et mourir dans le baiser de l'Eternel
C'est à cet état que les docteurs ont fait allusion en parlant de la mort de Moïse, d'Aaron et de Miriam, et en disant que tous les trois moururent par un baiser. Ce passage, disent-ils, Et Moïse, le serviteur de l'Éternel, mourant là dans le pays de Moab par la bouche (l'ordre) de l'Éternel (Deutér., XXXIV, 5), nous enseigne que Moïse mourut par un baiser; de même il est dit d'Aaron: ...par la bouche (l'orde) de l'Éternel, et il y mourut (Nombres, XXXIII, 38); de même ils disent de Miriam qu'elle aussi mourut par un baiser, mais qu'au sujet de celle-ci, on ne dit pas: par la bouche de l'Éternel, parce que c'était une femme, et qu'il n'était pas convenable de se servir, au sujet d'elle, de cette allégorie 7. Ils veulent dire par là que tous les trois moururent dans la jouissance que leur fit éprouver cette compréhension et par la violence de l'amour. Les docteurs ont employé dans ce passage la méthode allégorique connue, selon laquelle cette compréhension, résultant du violent amour que l'homme éprouve pour Dieu, est appelée baiser, comme il est dit: qu'il me baise des baisers de sa bouche, etc. (Cantique des Cant., I, 2). Cette espèce de mort, disent-ils, par laquelle l'homme échappe à la mort véritable, n'arriva qu'à Moïse, à Aaron et à Miriam; les autres prophètes et les hommes pieux sont au-dessous de ce degré. Mais, dans tous, la compréhension de l'intelligence se fortifie au moment de se séparer (du corps), comme il est dit: Ta justice marchera devant toi et la gloire de l'Éternel te suivra (Isaïe, LVIII, 8). Après cela, cette intelligence reste à tout jamais dans le même état; car l'obstacle qui parfois lui dérobait (son objet) a été enlevé; elle éprouve alors continuellement cette grande jouissance, qui est d'une espèce tout autre que les jouissances du corps, comme nous l'avons exposé dans nos ouvrages et comme d'autres l'ont exposé avant nous.
Applique-toi à comprendre ce chapitre, et fais tous tes efforts pour multiplier les moments où tu puisses être avec Dieu, ou chercher à t'élever vers lui, et pour diminuer les moments où tu t'occupes d'autres choses, sans chercher à arriver à lui. Ces conseils suffisent pour le but que j'avais dans ce traité.
1 Voy. Talmud de Babylone, traité 'Haghigâ, fol. 15 a.
2 Voy. le t. I, chap. L.
3 Voy. le Siphri, au passage du Deutéronome qui vient d'être cité, Talmud de Babylone, traité Taanîth, fol. 2 a; Talmud de Jérusalem, traité Berakhôth, chap. IV, au commencement.
4 C'est-à-dire, le verset Fcoule Israël, etc. (Deutér., VI, 4), et la première des dix-huit bénédictions que contient la prière appelée Schemoné-Ezré, ou `Amidâ.
5 Note du traducteur, S. Munk: Les réflexions contenues dans ce paragraphe sont plutôt religieuses et édifiantes que rigoureusement philosophiques, et l'auteur n'a pu croire sérieusement qu'elles pouvaient servir à résoudre, même selon les opinions des philosophes, toutes les difficultés que présente le problème de la Providence individuelle. Celle-ci, qui est un objet de la foi religieuse, n'est point susceptible d'une démonstration philosophique. Tout le ivre de Job a pour but de montrer que ce serait une coupable présomption que de vouloir résoudre, au moyen des raisonnements de l'intelligence, les difficultés de ce problème et soulever le voile qui couvre pour nous ce profond mystère, devant lequel nous n'avons qu'à nous incliner, en reconnaissant notre impuissance. Aussi l'auteur présente-t-il sa théorie comme une simple hypothèse.
6 Ou: des mauvaises rencontres; c'est ainsi qu'on appelle dans le Talmud le Psaume XCI, que la tradition attribue à Moïse.
7 Voy. Talmud de Babylone, traité Baba bathra, fol. 17 a.