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L'homme moderne face a l'élection d'Israël
Renzo Fabris
Il semble très difficile, pour ne pas dire impossible, de proposer un discours sur l'élection à l'homme contemporain, dont les quelques rares idées religieuses qui lui restent viennent davantage d'une culture sécularisée que de la connaissance des Écritures saintes. Et l'élection de qui donc parmi les milliards d'hommes de notre planète? Élection de la part de qui? D'un Dieu qui est mort? De l'idée biblique d'élection, seul a survécu, apparemment, le concept d'élite, sorte d'échantillon valide pour les sociologues et les politiciens, qui se rapporte à ce que l'homme de notre temps peut avoir en lui-même de positif ou de négatif.
1. Soumis â une analyse plus minutieuse, le concept d'élite éveille en l'homme d'aujourd'hui un sentiment ambigu de répulsion et d'attraction. De répulsion, car les orientations démocratiques déclarées de notre époque semblent exiger la condannation de tout groupe ou classe qui exercerait le commandement, qui posséderait l'autorité ou le pouvoir parce que meilleur ou aristocratique, en raison de mérites intrinsèques, intellectuels ou moraux. Typique, à ce sujet, est la polémique du sociologue C. Wright Mills dans l'essai « L'élite du pouvoir ». D'attraction, au contraire, parce que l'évolution sociale en cours semble porter l'humanité vers un régime tel que, pour y exercer l'autorité, il faudra posséder des connaissances techniques supérieures, des connaissances accessibles seulement à un petit nombre de personnes qui serviront ensuite de modèle aux autres. Les tendances technocratiques de la société postindustrielle sont dénoncées de façon impressionnante par le psychiatre Jurgen Ruesch dans l'essai « L'incapacité sociale » (Social Disability).
Si la réaction à un discours sur l'élection en général — sous son aspect de concept d'élite — est ambiguë, la réaction de l'homme contemporain à l'idée de l'élection particulière du peuple juif est en substance négative, en ce sens qu'une telle idée, jugée grossière et puérile, mérite plus le mépris que la discussion. Le philosophe italien Benedetto Croce, dans l'immédiat après-guerre, mettait au nombre des « survivances d'une religiosité barbare et primitive » l'idée juive du peuple élu, idée « si dénuée de sagesse qu'Hitler la fait sienne...»1 Le psychologue gallois Ernest Jones arrivait à la même conclusion en 1945 quand il écrivait: « Tout porte à croire que l'explication première de l'assimilation manquée des juifs doit être recherchée dans la nature particulièrement exclusive et arrogante de leurs croyances religieuses, y compris celle de jouir, auprès des puissances célestes, d'un statut de faveur et de rapports plus intimes en comparaison des autres peuples (excepté, peut-être, les Japonais) » 2
Il est significatif que, même après l'Holocauste, les esprits éclairés de notre temps n'arrivent pas à se libérer de l'idée que la conscience de l'élection dans un juif naît de la conviction qu'il a, de posséder certaines prérogatives intrinsèques d'ordre moral ou intellectuel, autrement dit, d'une sorte de complexe de supériorité qui finit par engendrer exclusivisme et oppression. Cette idée a fait tant de chemin, que même des intellectuels d'origine hébraïque l'ont acceptée. Roger Ikor a écrit un essai dont le propos était de combattre le concept de l'élection des juifs comme étant « faux et nuisible »; faux comme cette idée analogue que la noblesse découle du sang bleu de certaines personnes; et nuisible car ce concept « appelle la persécution comme le paratonnerre attire la foudre »3 On en est arrivé au point que l’aversion à l'idée de l'élection est même revêtue d'une certaine religiosité.
« La notion même de peuple élu — cherchait à expliquer Simone Weil, l'écrivain bien connu d'origine juive —est incompatible avec la connaissance du vrai Dieu. C'est une idolâtrie sociale, la pire de toutes ».4
Avec Simone Weil, il semble que l'élection se soit transformée en éjection, et que le cheminement historique d'une idée originairement religieuse, cheminement qui s'est accompli a travers un processus de mondanisation, ait finalement rejoint, de nouveau, un plan religieux, mais en aboutissant à une signification opposée à celle du point de départ.
2. Quel est le sens biblique premier de l'élection du peuple juif? L'idée naît environ 1500 ans avant Jésus-Christ; elle naît de la prodigieuse expérience vécue par le peuple d'Israël. C'est tout simplement l'expérience de sa propre naissance à partir d'un groupe de tribus qui fuit l'Égypte à la recherche de la liberté. Il s'agit d'une libération sentie comme étant l'oeuvre d'un Dieu qui s'est choisi un peuple; il s'agit de la formation d'une conscience qui dérive, en dernière analyse, comme l'explique Gerhard Von Rad dans sa Théologie de l'ancien Testament, de la « condensation et de l'extrapolation du sens religieux et traditionnel attribué à certains événements (et ce sont des événements que nous ignorons, comme tels, aujourd'hui) ». Ceux qui fuyaient l'Égypte découvrirent ensuite, à travers certaines de leurs traditions orales, que l'ancêtre de leur chef d'alors, Moïse, descendait de Jacob, ce chef de tribu qui, longtemps auparavant, avait quitté une terre lointaine que Dieu lui avait assignée, pour se mettre en marche vers le Nil; ils découvrirent aussi, à travers d'autres traditions, qu'ils étaient les descendants lointains d'un certain Abram qui avait été choisi par Dieu pour devenir le père de leur peuple.5
La Bible atteste que l'élection du peuple hébreu est un événement qu'on ne peut absolument pas attribuer au mérite d'Israël, mais seulement â la volonté de Dieu: Israël, de fait, ne l'a méritée ni par le nombre de ses fils (cf. Dt 7, 7-8), ni par sa force et sa puissance (cf. Dt 8, 17), ni par sa justice, ni par la droiture de son coeur (cf. Dt 9, 4-6). Et ce sera encore une fois par la seule volonté de Dieu que le peuple d'Israël sera arraché à l'exil de Babylone et réinstallé dans son pays (cf. Is 14, 1).
La tradition hébraïque, en partant de la Mischna, du Talmud et des textes philosophiques du Moyen Age pour arriver aux auteurs modernes, a conservé l'idée de l'élection et en a même fait une idée centrale de la réflexion, de la spéculation et de la prière juives, au fur et à mesure que le peuple juif se voyait davantage persécuté au cours des siècles. La tradition juive a toujours souligné que l'élection ne donne à Israël aucun droit à un traitement spécial, qu'elle n'est la source d'aucun privilège devant Dieu, mais qu'elle comporte, au contraire, des obligations spéciales comme l'observance de la loi et l'enseignement du monothéisme aux nations.
Quelques Maîtres ont parfois tenté d'indiquer les raisons pour lesquelles Israël a été choisi par Dieu; ou bien ils ont préféré rappeler que l'élection divine est soumise à une condition: la fidélité au Dieu des juifs.
A notre avis, la tradition juive n'est pas contredite par le récit de la Mechiltà selon lequel la Torah n'a pas été offerte d'abord à Israël mais aux fils d'Esaü, aux Ammonites, aux Moabites et aux fils d'Ismaël qui, tous, la refusèrent pour une raison ou pour une autre. Seuls les fils d'Ismaël l'auraient acceptée; mais cette acceptation, selon la belle interprétation de Sergio Quinzio et Piero Stefani, équivaudrait aux paroles d'acquiescement de la Vierge Marie à l'Annonce par l'Ange, de sa maternité: « Qu'il me soit fait selon ce que tu as dit », paroles qui sont rapportées par Luc (I, 38).6
S'il est clair, en ce point, que le sens biblique premier et celui de la tradition hébraïque sont fort éloignés de l'interprétation anthropocentrique, donnée précisément par l'homme d'aujourd'hui oublieux des Écritures, il est intéressant de rappeler que, en contraste avec les thèses de Croce et de Jones, un savant israélien a soutenu récemment que l'idée d'élection a joué un grand rôle civilisateur dans l'histoire de l'Occident : « C'est justement cette limitation, cette exclusivité, ce fait de se renfermer en soi-même — écrit J.L. Talmon dans un essai fascinant — qui constituent le secret de la valeur, non de la supériorité, de la composante juive du monde ». De cette particularité — incluse par conséquent dans l'idée de l'élection juive — dériveraient en fait l'idée de communauté, ou rassemblement des fidèles, celle de l'Universitas jidelium de l'Église et, enfin, le concept de nation: car « ... ce fut le concept des élus qui donna vie à la conscience nationale ».7
3. Le patrimoine de la réflexion théologique sur l'élection biblique s'est constitué à partir des efforts d'un très grand nombre de savants juifs et chrétiens. En cherchant à rassembler quelques-uns des concepts les plus importants qui caractérisent ce patrimoine, il nous semble bon de souligner en premier lieu la connexion naturelle qu'il y a entre l'idée d'élection et celle de Révélation divine, car l'élection est une forme — ou la forme — de la Révélation qui, comme telle, définit celui qui choisit, plus que celui qui est choisi. L'action de celui qui choisit, en effet, peut se lire avec trois clés de compréhension. Avec la clé la plus simple, celle de la liberté et de la toute-puissance de Dieu, étant donné que, selon ce que Quinzio et Stefani expliquent, « rien n'exprime le total dégagement de Dieu pat rapport à toute loi, comme le libre arbitre absolu de la volonté divine ». Avec la clé de la pitié et de la miséricorde divines, étant donné qu'« Israël a été choisi à cause de l'abondance de ses souffrances et de la grandeur de sa misère ». Enfin, avec la clé du besoin paradoxal de Dieu d'être aidé pat celui qu'il choisit pour combattre le mal du monde.8
Le second concept important est que l'élection, comme la création, engage Dieu dans le contexte d'une relation qui se développe dans le temps et devient donc histoire. L'élection, a dit le pasteur Giorgio Tourn, présuppose une histoire; elle est elle-même histoire et elle met en branle une série d'événements qui s'inscrivent dans l'histoire.9
Le troisième concept est que l'élection n'est à l'origine d'aucune race. Il est notable, en effet, que des hommes d'origine ethnique autre qu'hébraïque sont insérés dans l'histoire d'Israël, il en est ainsi de Melchisedech, Jethro, Rahab, Ruth et Job.
Le quatrième et dernier concept important est que l'élection n'est pas du tout exclusive mais qu'elle est inclusive, au contraire. Les Prophètes, souligne Touen, ont eu, plus que d'autres, la perception de ce fait que la communauté d'Israël est comme le point focal d'une zone lumineuse beaucoup plus vaste, au sein de laquelle les nations vivent et agissent. De là vient cet universalisme israélite, qui se fonde justement sur la conscience juive de l'universalité de Dieu: « L'universalisme d'Israël, explique Paul-Eugène Dion, est essentiellement corrélatif à la conscience qu'il a d'être le peuple élu ».10
4. Quelle est l'attitude des chrétiens devant l'élection du peuple juif? La reconnaissent-ils? Qu'enseigne l'Église à ce sujet?
Le chrétien se définit comme le disciple de ce Maître, le Rabbi Jeshua de Nazareth, qui vécut en observant, fidèlement et jusqu'à la mort, les obligations que l'élection imposait aux fils d'Israël, et qui même, en raison de cette fidélité, voulut affronter la mort sur la croix. Jcshua, fils extraordinaire d'Israël, est l'élu par excellence.
A travers Jésus, le chrétien pense qu'il est introduit dans l'élection divine et donc qu'il appartient à la « race choisie, (au) sacerdoce royal (à la) nation sainte, (au), peuple que Dieu s'est acquis pour annoncer ses louanges..., au peuple de Dieu » (1 P 2, 9 et 10) qui doit témoigner pour que « les païens... en voyant ses bonnes oeuvres soient amenés à glorifier Dieu au jour de sa Visite » (1 P 2, 22).
Etant donné que, « dès le début, Dieu a pris soin de choisir les païens comme le peuple réservé à son nom » (Ac 15, 14), les chrétiens ont longtemps pensé qu'il fallait nier l'élection du peuple d'Israël pour les temps qui suivirent la venue du Christ. Conviction répandue qu'ils ont concrétisée dans les statues placées au Moyen Age dans les cathédrales: ils y représentaient l'Église comme une matrone romaine couronnée, enveloppée de son manteau royal et tenant un sceptre; la Synagogue, par contre, avait l'apparence d'une femme aux yeux bandés qui perdait sa couronne et dont les mains lâchaient les Tables de la Loi et le sceptre brisé.
A la base de cette conception, il y avait la pseuclo théologie de la substitution, selon laquelle Israël était remplacé par l'Église dans l'histoire du salut, l'accusation de déicide et l'enseignement du mépris.
De nombreuses dénonciations et bien des événements récents ont ébranlé cette conviction. Le Concile Vatican II a formellement reconnu que l'élection de l'Église du Christ a son commencement selon le mystère divin du Salut, dans les Patriarches, Moïse et les Prophètes; que les juifs, selon l'apôtre Paul, restent encore très chers à Dieu, dont les dons et l'appel sont sans repentance; que, si l'Église est le nouveau peuple de Dieu, les juifs ne doivent pas être pourtant présentés comme rejetés, ni comme maudits comme si cela découlait de la Sainte Écriture (Nostra Aetate n. 4). Le Concile a répété par deux fois que les dons et l'appel de Dieu sont sans repentance, conformément à Rm 11, 2829 (cf. Nostra Aetate n. 4 et Lumen Gentium ch. 2,16), passage dans lequel « Paul fait allusion à l'élection d'Israël ».11
La déclaration de 1973 de la Commission épiscopale française pour les relations avec les juifs affirme très clairement que, « contrairement à ce qu'une exégèse très ancienne mais criticable a soutenu, on ne saurait déduire du nouveau Testament que le peuple juif ait été dépouillé de son élection ».
Si donc ces considérations sont fondées bibliquement, peut-on correctement parler de deux élections divines, l'une pour le peuple juif et l'autre pour l'Église? La réaction à la déclaration des évêques français en 1973 fut âpre de la part de la théologie conservatrice. Denise Jourdant non seulement soutint que l'élection du peuple juif s'était éteinte et que les dons qui lui étaient attachés avaient passé en héritage à l'Église, mais encore que les juifs n'avaient plus aucun rôle actuellement et que, au contraire, vouloir les considérer de quelque façon comme un « peuple à part » équivalait à faire du particularisme juif la cause principale de l'antisémitisme n.12 11 existe encore, on le voit, des chrétiens comme Denise Jourdant qui, aussi bien que des juifs comme Roger Ikor, pensent que l'idée de l'élection est à l'origine de l'antisémitisme dans un rapport de cause à effet.
D'autres théologiens préfèrent dire que le peuple juif ne peut être considéré comme élu qu'analogiquement à l'Église, ou bien qu'il est un « peuple de Dieu sui generis », ou encore un « peuple consacré »?
La théologie nouvelle cependant abandonne tout atermoiement et enseigne, avec J.P. Lichtenberg, que le peuple d'Israël « demeure le peuple de Dieu selon l'élection divine permanente, et que l'Église apparaît comme l'extension par la foi du Christ de ce même peuple de Dieu qui est appelé à s'ouvrir à l'humanité entière ».13
Il semble donc que la nation de peuple de Dieu puisse être appliquée simultanément au peuple juif, à l'Église et à l'humanité en puissance de salut: « au peuple juif par élection, à l'Église par la confession de foi au Christ, à l'humanité appelée au salut par l'adoption divine»!14
1. Benedetto Croce, dans la préface du livre de Cesare Merzagora, I pavidi (Les Peureux), Istituto Editoriale Galileo, Milano 1946. Pour une réponse du côté juif voir Dante Lattes, Benedetto Croce e l'inutile martirio d'Israele et Ferruccio Pardo, L'ebrairmo secondo B. Croce e seconda la filosofia crociana, Florence 1948.
2. Ernest Jones, Saggi di psicanalisi applicata. Este-tira, Sociologia politica, Guaraldi, Bologne 1971, p. 211.
3. Roger Ikor, Peut-on être juif aujourd'hui? Grasset, Paris 1968, p. 78-79, 103, 111.
4. Simone Weil, Pensée sans ordre concernant l'amour de Dieu, Gallimard 1962, p. 51.
5. Voir Enzo Bianchi, « Israele popolo eletto », dans Servitium, n. 4-1974, p. 455 et s.
6. Voir Anthologie de la pensée juive avec la présentation de Edmond Fleg, « J'ai lu », Paris 1966, p. 262; Sergio Quinzio et Piero Stefani, Monoteismo ed ebraismo, Armando, Rome 1975, P. 114.
7. G.L. Talmon, « La componente ebraica nella storia mondiale », dans l'Europe, 15-31 mars 1974, p. 127 et 130.
8. Voir S. Quinzio et P. Stefani, op. cit., p. 110, 113, 117 et s.
9. Voir Sergio Touen, Israele: l'elezione come problema », dans Gioventù evangelica, Juin-Juillet 1968,
10 Paul-Eugène Dion 0.P., Dieu universel et peuple élu. L'universalisme religieux en Israël depuis les origines jusqu'à la veille des luttes maccabéennes, Cerf, Paris 1975, p. 12 et 14.
11. Lucien Cerfaux, La teologia della Chiera seconda San Paolo, AVE, Rome 1971, p. 48, note 43.
12. Voir Denise Jourdant, Jalons pour une théologie chrétienne d'Israël, Ed. Cèdre, Paris 1975, p. 95, 100 et 113.
13. Voir Gregory Baum, Les Juifs et l'Évangile, Ed. Cerf 1965, p. 317; Jean-Paul Lichtenberg, « Situation et destinée d'Israël à la lumière des Romains IX-XI et d'Ephésiens II », dans Foi et Vie, novembre-décembre 1965, p. 509; Abbé Kurt Hruby, «Le peuple de Dieu et l'État d'Israël », dans Rencontre, n. 25-26, 1972, p. 71.
14. J.P. Lichtenberg OP., « Le Peuple de Dieu dans la tradition juive et chrétienne », dans SIDIC, n. 1/ 1971, p. 34.