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SIDIC Periodical IX - 1976/2
Targumim et Midrashim (Pages 04 - 11)

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Les Targums, ou versions araméennes de la Bible
Roger Le Déaut

 

Le problème des targums fait partie d'un ensemble de questions qui sont d'une actualité immédiate pour l'exégèse d'aujourd'hui. Il suffit, pour s'en convaincre, d'énumérer certains aspects actuels de la recherche exégétique: ainsi, l'étude de la lecture que fait le Nouveau Testament de l'Ancien, vue à la lumière des méthodes de l'exégèse juive ancienne; ou la question de la canonicité qui porterait, d'une certaine manière, sur les procédés herméneutiques eux-mêmes;' ou encore le problème de l'inspiration du texte sacré étudié dans les diverses phases du développement vivant de ce texte dans les communautés juive et chrétienne. Sans vouloir même aborder d'aussi vastes problèmes, le propos de cet article est de montrer comment l'étude de la tradition juive, en particulier le témoignage du targum et du midrash, constitue un élément essentiel de la recherche exégétique qui veut découvrir les richesses profondes du Nouveau Testament. Même sans aller jusqu'à affirmer avec M. Black que l'évangile johannique est « une targumisation inspirée d'une tradition de logia araméens »? nous pensons que la littérature targumique peut nous apporter beaucoup pour une meilleure compréhension de toutes les parties du Nouveau Testament.

Dans les limites de quelques pages, il nous est seulement possible de montrer, à grands traits, combien les perspectives de l'exégèse chrétienne et notre connaissance de la tradition religieuse juive ancienne se trouvent éclairées et renouvelées dès que l'on accepte de tenir compte de la place de choix qui est celle du targum, entre le texte biblique lui-même et sa première interprétation.

Cette réflexion se développera en trois étapes:
— un aperçu des richesses que le targum offre aux exégètes;
— un examen de quelques exemples d'exégèse du
Nouveau Testament à la lumière du targum;
— une vue rapide sur quelques résultats déjà acquis par l'exégèse moderne, dans une perspective d'avenir.

Richesses du Targum

Le targum est la traduction de la Bible en araméen (le mot targum vient du verbe hébreu tirgem, traduire, interpréter) et cette version a d'abord été faite oralement au cours de la liturgie synagogale, immédiatement après la lecture du texte hébreu que le peuple ne comprenait plus. Le chap. 8 de Néhémie où l'on voit Esdras lire, puis traduire et expliquer le livre de la Loi peut nous donner une idée de ce qu'a pu être à l'origine une liturgie des lectures dans la synagogue. Mais à partir de quand une traduction est-elle devenue indispensable?

Vers la fin du VII siècle avant notre ère, l'araméen était devenu la langue internationale des échanges entre les peuples du Moyen-Orient et l'on voit par 2 Rois 18,26-28 et Isaïe 36,11-13 qu'à Jérusalem les hautes classes de la société comprennent l'araméen, tandis que le peuple ne parle que l'hébreu. Mais, après l'exil, la situation se trouve en quelque sorte inversée: les déportés ont dû apprendre l'araméen en Babylonie et, peu à peu, l'hébreu devient une langue sacrée que seuls les gens cultivés comprennent. Le targum oral est donc très probablement né en même temps que la synagogue et le culte synagogal, après l'exil de Babylone. Il est donc un témoin privilégié de la compréhension la plus ancienne du texte, dans la mesure où l'on peut hypothétiquement le restituer à ce stade oral.

La découverte, en 1956, du Targum de Job de la grotte 11 de Qumrân suffit à démontrer l'existence de targums écrits, dès avant l'ère chrétienne. Les éditeurs de ce texte et les critiques sont en effet d'accord pour en dater la rédaction au moins des environs de l'an 100 avant J.C. Dans la grotte 4 de Qumrân on a trouvé d'autres fragments du targum de Job et quelques versets du targum du Lévitique. Les copies de targums ne devaient donc point être si rares. Ces textes suivent de près le texte biblique, sans les constantes digressions et longues paraphrases que nous connaissons par les targums palestiniens.

En effet, les targums écrits sont l'aboutissement d'une longue tradition orale qui prend naissance après l'exil, quand la Torah devient le centre de la vie religieuse juive. La recherche exégétique (en hébreu midrash) a établi des interprétations traditionnelles du texte qui ont été transmises d'une génération à l'autre et que les rédacteurs de targums ont voulu transmettre fidèlement — dans les limites d'une version — pour ne point laisser perdre un patrimoine exégétique complexe, englobant aussi bien des normes de conduite (halahhah) que des développements narratifs (aggadah) de toute sorte.

Dans nos targums du Pentateuque, on peut reconnaître deux traditions principales. La première estreprésentée par le targum dit d'Onqelos; elle s'est développée en Babylonie (à partir d'un texte rédigé en Palestine avant la fin du Ter siècle), quand les maîtres palestiniens durent fuir devant la persécution romaine de 135. Ce texte finira par acquérir une autorité reconnue dans l'ensemble du monde juif. Le Talmud l'appelle « notre targum » (Qiddushin 49 a). La tradition textuelle d'Oncielos nous a conservé des traces des divergences d'opinions des différentes académies babyloniennes, comme Sura et Néhardéa. Sa rédaction et sa fixation se poursuivent jusqu'au V' siècle, en dépendance étroite du texte massorétique, ce qui explique aussi le caractère canonique qu'il a acquis.3 Il a conservé l'enseignement des docteurs du Ier et du He siècle de l'ère chrétienne (tannaïm); on y retrouve en particulier les méthodes d'exégèse littéraliste de l'école d'Aqiba. Après la conquête arabe, ce targum passera en Palestine où il finira par supplanter la tradition targumique palestinienne.

Cette seconde tradition n'a jamais connu de rédaction fixée et définitive ni de forme officielle et uniformisée. Les recensions palestiniennes du targum représentent une condensation de diverses formes d'une tradition orale qui ne pouvait d'ailleurs se fixer avant que le texte biblique lui-même n'ait été établi dans la forme que nous lui connaissons, à, partir du début du IP siècle de notre ère. Ces textes sont rédigés dans un dialecte araméen qui reflète la langue parlée, de même type que celui du Talmud de Jérusalem.

Le targum palestinien du Pentateuque est connu sous deux formes: l'une complète, dans le targum dit du Pseudo-Jonathan (désignation née d'une lecture erronée de l'abréviation TJ Targum Jerushalmi) et dans la recension du codex Neofiti 1 de la Bibliothèque Vaticane (identifiée en 1956 par A. Diez Macho, prof. à l'Université de Barcelone); l'autre, très incomplète, représentée par quelque 850 versets provenant de variantes marginales collationnées dans les manuscrits, surtout d'Oncjelos. Cette recension est encore souvent appelée Targum fragmentaire. Toutes ces recensions sont manifestement apparentées; le schéma suivant résume leurs relations, à partir d'une source commune, qui est l'ensemble des traditions targumiques palestiniennes (TP).

Il existe aussi des targums des Prophètes et des Hagiographes. Pour les problèmes qu'ils posent nous renvoyons à notre Introduction à la littérature targumique, Rome 1966.

Le targum n'est pas seulement la traduction orale, puis, plus tard, écrite, des livres bibliques lus au cours de la liturgie synagogale; c'est un véritable genre littéraire qui peut prendre différentes formes selon les cas. On peut découvrir ainsi toute une gamme de procédés qui vont de la version, très proche du texte hébreu, au commentaire paraphrasé le plus large et qui devient alors difficile à distinguer du genre midrashique. Et si l'on interroge les textes pour savoir comment a pu se déployer un éventail aussi étendu, on comprend que c'est un phénomène vivant, plus ou moins spontané ou réfléchi, qui accompagne et prolonge la lecture biblique synagogale pour que la Parole de Dieu ne reste jamais lettre morte, mais qu'elle puisse vivre et s'actualiser dans la conscience attentive du peuple qui l'écoute. Elle est proclamée par le lecteur qui la lit à haute voix en hébreu, et, aussitôt après (après chaque verset, pour les livres de la Torah, tous les trois versets pour les Prophètes), elle est traduite et pour ainsi dire orchestrée par le meturgeman dont le rôle est de traduire, d'expliquer et, éventuellement, de commenter selon les besoins. Ce traducteur remplit son rôle oralement sans avoir recours ni au texte hébreu, qu'il écoute comme le reste du peuple, ni à une traduction écrite au préalable. En effet, on lit dans Gittin 60b: « Ce qui a été dit oralement (doit être transmis) oralement et ce qui a été dit par écrit (doit être transmis) par écrit '. Le plus souvent donc, ce qui, vraisemblablement, fait apparaître le genre targumique dans ses multiples variantes, c'est d'abord une volonté d'explicitation et une volonté d'actualisation à l'intention des assemblées synagogales.4

Puisque le targum est un phénomène vivant, il est bien difficile d'en fixer à la fois les constantes et les variantes. Toute tentative de description est vouée à l'échec dans ce domaine si elle ne respecte pas le mouvement de la Parole de Dieu, toujours vivante et actuelle, qui va du lecteur au traducteur puis du traducteur au peuple assemblé, lequel à son tour influence la version par des réactions toujours nouvelles.

Les interprétations du targum oral et les textes écrits qui en sont issus sont les témoins précieux des conceptions de ce que l'on pourrait appeler le judaïsme « commun », par opposition aux interprétations plus spécifiques des mouvements sectaires, comme ceux de Qumran et de ceux qui ont abouti au Nouveau Testament. Témoin, à partir de l'assemblée synagogale, de la culture religieuse moyenne de la masse du peuple juif, la littérature targumique nous restitue une part de l'univers religieux où s'est développé le christianisme à ses origines. En effet, le targum reflète la compréhension commune de l'Ancien Testament telle qu'elle était généralement dispensée au peuple juif au temps de Jésus.

D'où l'importance d'une énumération rapide de quelques caractéristiques de cette première interprétation directe de la Parole de Dieu, groupées d'après quelques présupposés généraux qui, en partie, les expliquent.

Le targum est lié à la liturgie synagogale

A son origine, le targum n'existe pas hors de la liturgie puisqu'il est essentiellement conçu pour transmettre le sens du texte lu au cours de la prière communautaire. Et ce fait permet déjà de comprendre comment au cours d'une longue transmission on a pu aboutir, avec les targums écrits, aux variantes qui peuvent aller de la version la plus fidèle jusqu'au commentaire homilétique le plus midrashique.

En effet, c'est devant une communauté vivante que le traducteur s'efforce de rendre le texte accessible à tous. Il le fait donc avec un souci d'adaptation au public concret qu'il a devant lui, mais sans s'écarter d'une longue tradition interprétative qui lui fournit le sens communément admis dans son milieu. La fidélité juive à la foi des pères est le fruit de ce respect d'une continuité dans le déroulement de la pensée religieuse. Le targum présente donc un double intérêt: il témoigne de la vie concrète des communautés juives de Palestine et de Babylone, et, en même temps, il assure la continuité d'une tradition qui reste toujours fidèle à elle-même au milieu des changements existentiels.

A l'intérieur de cette transmission, fidèle, sans être figée, puisque son caractère oral l'en préserve, on peut alors discerner d'autres préoccupations. Parfois, c'est une intention apologétique: on souligne, par exemple, que Rébecca va quitter ses frères « pour être mariée avec le juste » (Targum Pseudo-Jonathan à Genèse 24,60). Souvent l'intention est catéchétique, comme le montrent de nombreux exemples d'allusions brèves mais claires à la halakhah: « Isaac ensemença cette terre en vue de l'aumône » (Targum Pseudo-Jonathan à Genèse 26,12); ou encore le ton est celui de la discussion, par exemple dans le targum de Genèse 4 (cité plus loin) qui développe la croyance en la Providence, la rétribution et une survie, à l'encontre de l'opinion des sadducéens.

D'autre part, le traducteur n'est pas neutre dans cette sorte d'animation du texte: s'il veut donner plus de couleur au récit qu'il présente, il peut lui attribuer une dimension dramatique. La liturgie devient alors dynamique dans ce jeu théatral qui fait dialoguer les personnes, comme dans le targum du psaume 118, ou qui les interpelle. C'est ainsi que l'on rencontre souvent la formule: « Mon peuple, mon peuple, enfants d'Israël. avant l'énoncé d'un commandement divin.

Enfin, le traducteur, dans son illustration du texte lu, prépare déjà l'homélie qui suivra. Parfois il fait lui-même cette homélie et sa traduction lui permet de rapprocher très naturellement les textes prévus pour la liturgie du jour: le texte prophétique était d'ailleurs choisi en fonction de celui de la Torah; mais le prédicateur et le traducteur pouvaient établir entre eux de subtiles connexions.

Cette aimantation des textes aboutit parfois à des résultats intéressants pour l'exégèse. C'est ainsi que l'interprétation messianique d'Isaïe 63,2, dans l'Apocalypse (19,13: « Le manteau qui l'enveloppe est trempé de sang ») est confirmée par le targum d'Isaïe qui a inséré quelques lignes de la paraphrase targumique de Genèse 49,11: « Qu'il est beau le Roi Messie... Il ceint ses reins et part au combat contre ses ennemis... Il rougit les montagnes du sang de leurs tués. Ses vêtements sont trempés dans le sang... ».5

Enfin cette action liturgique a normalement un ton parénétique: le traducteur exhorte en attirant l'attention sur les passages les plus importants. Il invite à une conduite morale et de fidélité à Dieu, comme dans le targum de Genèse 40,23: « Mais parce que Joseph avait oublié la faveur d'en-haut et avait mis sa confiance dans le chef des échansons — dans une chair périssable — pour cela... ». Ou bien il utilise des citations de psaumes pour donner une dimension de ferveur religieuse, ou encore introduit, selon les circonstances, des bénédictions, des malédictions ou des doxologies, procédés qui manifestent la présence actuelle d'un auditoire de synagogue.

Le targum est une littérature populaire

Soucieux de se mettre à la portée de son auditoire, le meturgeman est un homme cultivé qui utilise au mieux ses moyens littéraires. Ainsi le targum n'est pas seulement une nécessité pour le bon fonctionnement d'une liturgie vivante, il devient, au cours des âges, un véritable exercice de lettré au service d'une meilleure compréhension et illustration du texte biblique. Les exemples des divers procédés qu'utilisent les auteurs du targum permettent de découvrir une forme de littérature tout à fait particulière.

Puisqu'il s'agit de communiquer le texte biblique à tout le peuple assemblé, quel que soit son niveau de culture, il n'est pas étonnant de trouver dans le targum des exemples nombreux d'exagérations populaires. Dans Nombres 11,31-32, on voit les cailles tomber à la hauteur la plus agréable pour le consommateur! Targum Neofiti 1 de Nombres 11,31: « Elles volaient à peu près à une hauteur de deux coudées au-dessus de la surface de la terre pour qu'ils ne se fatiguent point en les ramassant » (cf. également le targum Pseudo-Jonathan). Les grains de blé et les raisins de Canaan sont de dimension fabuleuse (targum Pseudo-Jonathan de Deutéronome 32,14). Les tables de la Loi ont un poids énorme en rapport avec leur importance.

Un autre procédé littéraire, caractéristique du targum et plus encore du midrash, est l'introduction de récits populaires qui donnent de la saveur au texte. Ainsi la couleur de certains récits devait soutenir l'attention de l'assemblée synagogale et peut encore nous charmer à la lecture du targum. Nous citons ici trois exemples de ces paraphrases midrashiques. Le premier montre la liberté que prend le traducteur par rapport au texte qu'il enjolive: « Quand Reouël apprit que Moïse avait fui de devant Pharaon, il le jeta dans une fosse. Mais Séphorah, la fille de son fils, le nourrit en secret pendant (l'espace de) dix ans. Au bout de dix ans, il le fit sortir de la fosse. Moïse entra à l'intérieur du jardinet de Reouël et il rendait grâce et priait devant le Seigneur qui avait fait pour lui des miracles et des prodiges. Il aperçut le bâton qui avait été créé au crépuscule, sur lequel était gravé en toutes lettres le Nom grand et glorieux, grâce auquel il était destiné à fendre la Mer des Roseaux et à faire sortir l'eau du rocher. Il était fiché (en terre) au milieu du jardinet et aussitôt il étendit la main et il le prit. Voici qu'alors Moïse voulut habiter avec l'homme et celui-ci donna Séphorah, la fille de son fils, à Moïse » 6 (Targum PseudoJonathan d'Exode 2,21). Le second exemple, pris également dans le targum Pseudo-Jonathan d'Exode 1,15, montre comment cette imagination créatrice est mise au service d'une réflexion exégétique et théologique: en effet, nous voyons, dans ce texte, annoncée avant qu'elle ne se déroule, la libération d'Egypte, telle qu'elle est transmise par la tradition religieuse avec la mention d'un agneau libérateur qui, selon les magiciens égyptiens, représente l'enfant Moïse qui va naître pour sauver son peuple. Le récit de l'Enfance de Mathieu connaît probablement cette tradition attestée aussi dans Flavius Josèphe: « Or Pharaon rapporta que tandis qu'il dormait il avait vu dans son songe que tout le pays d'Egypte était posé sur le plateau d'une balance et un agneau, le petit d'une brebis, sur l'autre plateau de la balance; et le plateau où se trouvait l'agneau s'abaissait. Aussitôt il envoya quérir tous les magiciens d'Egypte et leur conta son songe. Immédiatement, Jannès et Yambrès, chefs des magiciens (cf. 2 Timothée 3,8) ouvrirent la bouche et dirent à Pharaon: «Un enfant est destiné à naître dans l'assemblée d'Israël par le moyen de qui toute la terre d'Egypte est destinée à être dévastée ».6 C'est pourquoi Pharaon, le roi d'Egypte, donna l'avis suivant et dit aux sages-femmes juives (l'une avait nom Shifrah — c'est Johébed — et le nom de la seconde était Pouah — c'est Miryam, sa fille)... ». (Targum Pseudo-Jonathan d'Exode 1,15).

Enfin le troisième exemple nous permet d'assister, à partir de ce type de méditation exégétique, à la naissance d'une tradition liturgique très riche, celle qui vit encore dans la haggadah de Pesah, célébrée chaque année par les communautés juives du monde entier: « Quatre nuits sont inscrites dans le "Livre des Mémoires" devant le Maître de l'univers. La première nuit (fut) quand il apparut pour créer le monde.

La seconde (nuit fut) quand il apparut à Abraham.

La troisième (nuit fut) quand il apparut en Egypte: sa main tuait tous les premiers-nés d'Egypte et sa droite sauvait les premiers-nés d'Israël.

La quatrième (nuit sera) quand il se manifestera pour libérer le peuple de la maison d'Israël d'entre les nations. Et toutes, il les appela nuits de veille. C'est pourquoi Moïse dit explicitement: "C'est une nuit de garde pour la libération de devant le Seigneur pour faire sortir le peuple des enfants d'Israël du pays d'Egypte. C'est là la nuit gardée de l'Ange exterminateur pour tous les enfants d'Israël qui étaient en Egypte et (réservée) aussi pour leur libération de leurs exils au long de leurs générations ». (Ps. Jonathan à Exode 12,42).7

Qu'il suffise de mentionner encore quelques autres procédés littéraires spécifiques du targum. On trouvera ainsi:

— des mises en scène comme celle des malédictions de Deut 28,15 où l'on voit la nature entière faire silence (Targum Pseudo-Jonathan);

— des baptêmes d'anonymes comme Jannès et Yambrès, les conseillers du Pharaon (cf. plus haut);

— des interprétations de noms propres qui permettent de créer un épisode ou de donner une explication nouvelle. Par exemple dans le targum PseudoJonathan à Genèse 36,43 on lit: « Le chef Magdiél: il était appelé Magdiël à cause du nom de sa ville "Tour Puissante" — c'est Rome la pécheresse... » (en hébreu migdal = tour);

— des remaniements de généalogie: c'est ainsi que Miryam (devenue l'une des sages-femmes d'Ex. 1,15) devient aussi l'ancêtre de David et du Messie;

— des créations de types: l'impie, le juste. Caïn est le mauvais par excellence, et même le fils du diable. Esaü est le type de l'incrédule, de l'athée, puis du sadducéen et finalement dans Héb. 12,16, de l'impudique et du profanateur...

Il faudrait enfin souligner la valeur capitale des chiffres comme symboles... 8 Mais déjà cette accumulation d'exemples, caractéristique de la littérature targumique, est révélatrice d'un monde dont la découverte serait des plus utiles pour rendre à de nombreuses exégèses populaires ou même scientifiques le relief que leur donnent ces traditions vénérables.

Le targum traduit un livre sacré, inspiré par Dieu

Le meturgeman est animé d'une conviction très forte qui, plus tard, imprègne aussi la tradition chrétienne: c'est la certitude que le texte sacré, puisqu'il est reçu de Dieu, ne peut contenir aucune erreur, aucune contradiction. Tout le texte, jusque dans ses moindres détails, a un sens, une signification, une portée religieuse. Par conséquent, rien d'obscur ne doit subsister dans le texte et tout doit être expliqué, même si, pour ce faire, on doit introduire des gloses, des paraphrases, des commentaires exégétiques ou théologiques. On voit ainsi se poser le problème de la justice de Dieu et de sa providence quand il n'agrée pas le sacrifice de Caïn. Le targum Pseudo-Jonathan à Genèse 4,8 étudie cette question en introduisant un dialogue théologique entre Caïn et Abel: « Caïn dit à son frère Abel: "Viens, sortons tous deux dans la campagne. Et il advint que lorsqu'ils furent sortis tous deux dans la campagne", Caïn répondit et dit à Abel: "Je vois que le monde a été créé par amour, mais qu'il n'est pas régi selon le fruit des bonnes oeuvres et qu'il y a, dans le jugement, acception de personnes. Pourquoi ton offrande a-t-elle été accueillie avec faveur et la mienne n'a-t-elle pas été accueillie avec faveur?» Abel répondit à Caïn en disant: « Le monde a été créé par amour et il est régi selon le fruit des bonnes oeuvres et il n'y a point dans le jugement acception de personnes. Parce que les fruits de mes oeuvres étaient meilleurs que les tiens et l'emportaient sur les tiens, mon offrande a été accueillie avec faveur » Caïn répondit et dit à Abel: "Il n'y a ni jugement ni juge, ni autre monde! Point de remise de récompense pour les justes ni de châtiment pour les méchants! Abel répliqua à Caïn en disant: "Il y a un juge et il y a un autre monde; il y a remise de récompense pour les justes et un châtiment pour les méchants ».

Cette profession de foi est cause de sa mort.

Cette traduction « théologique » obéit à deux critères qui fondent la réflexion targumique: — en premier lieu, la Bible est considérée comme un tout qui constitue une unité indépendante de toute chronologie, « il n'y a ni avant ni après dans la Torah »;

— en second lieu, la Bible est présentée par le targum comme une Ecriture « pour aujourd'hui » et donc adaptée aux circonstances concrètes de l'actualité vivante, cf. Psaume 95, commenté dans Hébreux 3 et 4.

Un seul exemple de regroupement de textes selon un thème théologique central suffira à illustrer le premier critère d'unité: il s'agit du thème des puits 9 qui annexe, au gré de la transmission et de la réflexion religieuse que cette transmission suscite, celui de l'eau et celui du rocher, comme on le voit bien dans Nombres 21, 16-18 selon le targum PseudoJonathan: « A partir de là, le puits leur fut redonné, celui dont le Seigneur avait dit à Moïse: Rassemble le peuple et je lui donnerai de l'eau. Alors Israël chanta ce poème de louange, au moment où, revint le puits qui leur avait été donné par le mérite de Miryam, après avoir été caché: Monte, puits! Monte, puits! lui chantaient-ils. Et celui-ci montait... Il se mit à monter avec eux sur les montagnes élevées et... à descendre avec eux dans les vallons. Faisant le tour de tout le campement d'Israël, il abreuvait chacun à l'entrée de sa tente.»

L'iconographie garde la trace de ces développements du thème, comme dans les fresques de la synagogue de Dura-Europos. La méditation progresse, du puits d'Eléazar, où Dieu se manifeste à travers le signe de l'eau offerte par Rébecca, jusqu'au rocher de l'Horeb que Moïse frappe de son bâton pour faire jaillir une source, sans oublier l'eau amère de Mara changée en eau douce pour le peuple. C'est ce thème que l'on retrouve chez Flavius Josèphe quand il évoque Moïse fatigué assis au bord du puits. L'évangile de Jean se réfère à la même tradition, avec le puits de Jacob, à Sichem, qui nous renvoie à ceux de la Genèse. St. Paul dans la première épître aux Corinthiens 10,3-4 reprend cette réflexion théologique et lui donne son sens chrétien « ...tous ont été baptisés en Moïse dans la nuée et dans la mer... tous ont bu le même breuvage spirituel — ils buvaient en effet à un rocher spirituel qui les accompagnait et ce rocher, c'est le Christ... ».

Le second critère permet une projection constante des problèmes actuels sur les faits du passé, d'une part, et, d'autre part, éclaire ces problèmes par le sens profond des événements du passé. L'Ecriture reste vivante dans un peuple vivant qui y puise une règle de vie pour chaque jour. Ceci entraîne évidemment, à partir du moment où le targum est écrit, une tentation de modifier constamment le texte puisque les données religieuses, sociologiques, historiques etc... doivent correspondre aux conceptions de chaque époque. Au fil de l'histoire, le texte fait, en quelque sorte, boule de neige et il véhicule, grâce à cette possibilité d'adaptation permanente, les idées courantes de multiples générations. Il devient alors possible de suivre, au fil du targum, l'évolution des idées religieuses, par exemple à propos des anges, des démons, de l'eschatologie, du jugement. On comprend mieux aussi comment la conception du Messie a pu évoluer après la défaite de Bar Kochba en 135 après J.C.; et l'on mesure de mieux en mieux comment le christianisme et les évangiles ont pu se trouver à la fois en continuité et en rupture avec cet apport considérable du passé, sans cesse revivifié par le présent historique. Du reste, il est certain qu'au premier siècle les chrétiens ne se sont pas distingué radicalement des autres sectes. Leurs méthodes d'exégèse ont été puisées aux mêmes sources que celles du judaïsme, leurs mentalités étaient imprégnées des mêmes traditions que celles de leurs contemporains, et les évangélistes, bien souvent, ont utilisé, pour communiquer leur message, les mêmes procédés que les docteurs de la Loi.

Targum et Nouveau Testament

Quand Jésus, dans la synagogue de Nazareth, est appelé par le chef de la communauté à lire le rouleau d'Isaïe et qu'il le commente (Luc 4,16-28), il joue le rôle, bien connu de l'assemblée, du lecteur-commentateur et son annonce du royaume est directement greffée sur l'authentique tradition synagogale. Nous avons là un exemple type de ce qu'a été le passage de la Bible juive à la Bible judéo-chrétienne. C'est en lisant les Ecritures, en les expliquant à la lumière des événements contemporains que Jésus a inauguré l'exégèse chrétienne comme il l'a fait pour les disciples d'Emmaüs. La démarche pédagogique des évangélistes est directement issue de la méthode d'enseignement du Rabbi de Nazareth. C'est dans les textes, lus, traduits, médités, commentés par une longue tradition synagogale, qu'il s'agit pour eux de découvrir et de montrer Jésus, annoncé par les prophètes, de lire sa vie et son action dans la trame du tissu biblique traditionnel.

Il suffit d'ouvrir les évangiles pour se convaincre de cette continuité essentielle entre la tradition juive et la tradition chrétienne. Mais ce qui est moins bien connu c'est la part importante que peut jouer le targum dans cette transmission des traditions bibliques, écrites et orales, qui sous-tendent les textes évangéliques, les épîtres et l'apocalypse. Nous citons donc ici quelques exemples où il est bien clair que le targum aide à comprendre tel ou tel verset du Nouveau Testament.10

Ainsi on peut comparer Luc 11,27 « Heureuses les entrailles qui t'ont porté et les seins que tu as sucés! avec le targum Palestinien de Genèse 49,25: « Bénies soient les mamelles que tu as sucées et le ventre où tu as reposé! ». La tradition juive semble avoir souligné cette expression (cf. Genèse Rabba sur 49,25) et l'avoir même utilisée comme un proverbe. La femme juive, qui, du milieu de la foule, s'émerveille devant l'enseignement de Jésus, cite ce proverbe et se souvient sans doute de l'avoir entendu à la synagogue au moment de la lecture et du commentaire de Genèse 49,25.

Luc 6,36 a un parallèle exact dans le targum de Lév. 22,28: « Mon peuple, enfants d'Israël, comme votre Père est miséricordieux dans le ciel, soyez miséricordieux sur la terre.

Quand Jésus répond rudement, nous semble-t-il, à la femme cananéenne en Mathieu 15,26, ses paroles trouvent leur portée véritable à la lumière d'un passage du targum Neofiti d'Exode 22,30 où on peut lire: « Vous serez un peuple de saints pour mon nom; vous ne mangerez point la chair arrachée à une bête tuée dans la campagne; vous la jetterez aux chiens ou bien vous la jetterez à l'étranger païen qui est comparable aux chiens.»

Cette manière de parler est donc simplement le reflet, dans la bouche de Jésus, d'une formule, péjorative certes, mais reçue toute faite de la tradition. Jésus la répète parce que c'est un cliché populaire et probablement sans y mettre l'accent polémique que pourrait suggérer le texte de l'évangéliste.

Le fameux dicton: « De la mesure dont vous mesurez on usera pour vous » (Matth., 7,2) est bien attesté dans le targum (comme à Genèse 38, 26 ou Lév. 26,43).

Trois fois, dans l'évangile de Jean, nous lisons que le fils de l'homme doit être « élevé » (Jean 3,14; 8,28; 12,32-34). Jésus explique que par cette expression il rassemble en un seul mot, sa mort, sa résurrection et son élévation dans la gloire: « ..."Et moi élevé de terre, j'attirerai tous les hommes à moi". Il signifiait par là de quelle mort il allait mourir... ». Le terme grec utilisé par l'évangile de Jean est assez étrange dans ce sens (i4w13272' v cet) et si l'on veut prouver que le commentaire de Jean 12,32-34 reproduit vraiment un débat entre Jésus et les Juifs, il faut trouver, dans la tradition, un mot araméen à double sens que Jésus aurait vraisemblablement pu employer. Comme l'a montré M. McNamara (op. cit., 147-149), le targum de Nombres 11,26 apporte un éclaircissement: « Voici que Moïse, le prophète, est enlevé du milieu du camp... »; et plus loin, en Nombres 21,1: « Le Cananéen, roi d'Adad, qui habitait dans le sud, apprit qu'Aaron était mort (littéralement: avait été enlevé)... que Miryam, la prophétesse, était morte (littéralement: avait été enlevée) ». On voit que, dans les trois cas, il s'agit de justes, Moïse, Aaron et Miryam, et que leur mort est un « enlèvement » selon la signification première du terme réservé à cet emploi précis.

Enfin, parmi beaucoup d'autres exemples, soulignons celui du rapport entre le Logos de l'évangile de Jean et le Memra (= Parole) du targum. Ce terme araméen est une sorte « d'attribut » que le targum utilise pour désigner Dieu ou sa présence créatrice ou libératrice. Son emploi est comparable à celui de dabar, parole, de ruah haqodesh, esprit saint ou de iqar, gloire dans la Bible hébraïque, de shekinah, présence, dans les écrits rabbiniques. On le constate dans de nombreux passages du targum, par exemple dans le Pseudo-Jonathan d'Exode 15,25: « ...le Memra de Yhwh lui imposa le précepte du sabbat »...; ou 15,26: « ... Si tu écoutes le Memra de Yhwh ton Dieu et si tu fais ce qui est juste devant lui... », et encore 16,3: « ... Les enfants d'Israël lui dirent: "Plût au ciel que nous soyons morts par le Memra de Yhwh au pays d'Egypte"... '. Aussi quand le prologue de Jean associe en une seule phrase les trois termes: parole, demeure, gloire en disant: « ...et le Verbe s'est fait chair et il a demeuré parmi nous, et nous avons vu sa gloire...» il faut remonter au sens de ces expressions dans le targum, qui justement les utilise pour parler de Dieu lui-même, pour comprendre la portée que cette triple affirmation pouvait avoir, en résonnant aux oreilles des judéo-chrétiens. On trouvera bien d'autres exemples dans les ouvrages et articles signalés dans la Bibliographie de ce numéro.

Conclusion

Ce dernier exemple nous aide, en conclusion, à mesurer à la fois la richesse d'une lecture du targum, comme étape indispensable entre le Nouveau Testament et la Bible hébraïque et la complexité de cette lecture si l'on étudie les questions nouvelles que ces comparaisons de textes font apparaître.

Ce qui paraît acquis désormais c'est la lumière que, bien souvent, le lecteur du Nouveau Testament peut trouver dans une connaissance du targum pour mieux comprendre les méthodes exégétiques, les genres littéraires, ou les schèmes de pensée des évangélistes. Il apparaît alors que l'apport de la culture grecque n'a pas fait disparaître l'héritage traditionnel de l'expérience religieuse juive et de la lecture juive de la Bible dans la communication du message chrétien. C'est bien au confluent de ces deux courants, le grec et le juif, que sont nés les textes du Nouveau Testament.

Mais ce qui soulève un problème fort complexe, c'est le fait que la tradition juive et la tradition judéo-chrétienne, issues d'une même souche et complémentaires à l'origine, en soient arrivées si vite, comme en témoignent les écrits de Paul et de Jean, à une opposition aussi radicale. N'y aurait-il pas à reconsidérer, à l'aide du targum et de la tradition juive, l'histoire de la religion au temps de Jésus? Ne faudrait-il pas aborder, à cette lumière, des questions brûlantes, comme par exemple la relation Dieu-homme et la façon dont Jésus a vécu cette expérience et l'a annoncée à son auditoire juif? N'arriverait-on pas à approcher davantage le mystère de la rupture entre Juifs et Chrétiens, en constatant que chacune des parties en présence et en particulier la secte pharisienne et la secte chrétienne ont abordé ces problèmes en mettant l'accent sur des aspects distincts mais complémentaires? Les deux religions, qui s'accordent sur des croyances fondamentales comme l'origine du monde, la fin des temps et la résurrection finale, n'ont-elles pas encore à s'interroger et à s'éclairer mutuellement sur la mystérieuse présence de Dieu en ce monde, sur la Shekinah de la tradition juive, sur le Memra du targum et sur le Logos et l'Esprit saint de la Bible judéo-chrétienne?


1. Cf. J.A. Sanders, Torah and Canon, Philadelphie 1972; traduit en français dans Lectio divina n° 87, sous le titre Identité de la Bible, Paris 1975.
2 An Aramaic Approach to the Gospels and Acts, éd. Oxford 1967, p. 151 (« An inspired "targumizing" of an Aramaic sayings tradition »).
3. « Rédaction définitive, académique, exécutée en araméen d'école sur la base de textes anciens G.E. Weil, « La Massorah », dans Revue des Etudes juives 131 (1972) p. 45.
4. Cf. R. Bloch, Midrash, DBS, p. 1263.
5. Cf. P. Grelot dans Revue biblique 70 (1963) pp. 371-380.
6. Ce qui est ajouté au texte hébreu par le targum est en italique.
7. Cfr. Le Déaut, La nuit pascale, Rome, 1963. La paraphrase de Neofiti 1 est encore plus développée.
8. Cf., par exemple, A. Jaubert dans Mélanges A. Dupont-Sommer, 1971, pp. 452-460 sur la symbolique des douze.
9. Cf. Annie Jaubert, La symbolique du puits de Jacob (Jean 4,12) dans L'homme devant Dieu (Mélanges de Lubac) Paris 1964, pp. 63-73.
10. Cf. M. McNamara, Te New Testament and the Palestinian Targum to the Pentateuch, chapitre V, pp. 126-154.

 

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