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La célébration de l'année sainte au cours des siécles
Philippe Rouillard
Dans les rapports entre Dieu et l'homme, entre Dieu et la communauté des croyants, il y a des temps de grâce exceptionnelle, des périodes où le mystère du salut et de la libération est vécu avec une intensité particulière: chaque semaine, il y a le sabbat ou le saint jour du dimanche; chaque année, les chrétiens célèbrent une semaine sainte; et, périodiquement il y a une année sainte, où le pardon de Dieu est octroyé plus largement à l'homme pécheur et repentant.
Dans la conception chrétienne, l'année sainte, qui se réfère plus ou moins explicitement au jubilé juif dont parle l'ancien testament (Lev 25, 8-55), est une année de grâce et de pardon qui, moyennant le pélerinage à la ville sainte de Rome, offre aux chrétiens une occasion exceptionnelle de confier leur misère à l'indulgence de Dieu ou en termes plus précis, de bénéficier d'une indulgence plénière, c'est-à-dire de la remise totale des peines dues à leurs péchés (1).
La première année sainte attestée de façon certaine est celle de l'an 1300, promulguée par le pape Boniface VIII. A l'origine, il était prévu que l'année sainte aurait lieu tous les cent ans, à l'aube de chaque siècle, à chaque centenaire de la naissance du Sauveur. Mais, à ce rythme-là, seule une génération sur trois aurait pu en bénéficier. Aussi, après que l'on ait songé à la renouveler tous les cinquante ans, puis tous les trente ans (en souvenir des trente-trois années de la vie du Christ), le pape Paul II décida, en 1470, que l'année sainte se célébrerait désormais tous les vingt-cinq ans, et cette règle est demeurée en usage jusqu'à nos jours.
Célébrer l'année sainte, en quoi cela consiste-t-il? Sans doute, le long et périlleux voyage qui menait les pèlerins à Rome et, sauf imprévu, les ramenait chez eux a-t-il constitué longtemps la partie la plus onéreuse et la plus méritoire du voyage. Cependant, c'est à Rome même, au cours d'un séjour plus ou moins long, que se déroule, pour chaque pèlerin comme pour toute la chrétienté, la célébration essentielle de l'année sainte. Rites d'ouverture et de clôture, visite des grandes basiliques ou d'autres églises, confession des péchés, ostension de reliques ou manifestations extraordinaires, tels sont les grands moments de l'année jubilaire, dont nous voudrions retracer brièvement l'histoire et rechercher la signification.
Ouverture et clôture de l'année sainte
Traditionnellement, l'année sainte commence au jour de Noël de l'année précédente, et se termine également à Noël. Lorsque le 22 février 1300, le pape Boniface VIII promulgue avec quelque retard, la première année sainte, il déclare que celle-ci est ouverte officiellement depuis le jour de Noël (2). La date est choisie à dessein: l'année sainte commémore le centenaire de la nativité, c'est-à-dire de la venue parmi les hommes de leur Sauveur et Rédempteur.
Depuis le XVème siècle, le début de l'année jubilaire est marqué par le rite symbolique de l'ouverture de la « porte sainte » des quatre grandes basiliques romaines. En effet, à la façade de chacune des basiliques de Saint-Pierre, Saint-Paul hors-les-murs, Saint Jean de Latran et Sainte Marie-Majeure, se trouve une porte qui de façon habituelle reste murée, et n'est ouverte solennellement, par le pape ou l'un de ses représentants, qu'au début de l'année sainte. Tout au long de l'année, c'est par cette porte que les pèlerins entreront dans la basilique, et à la fin de l'année elle sera fermée et murée à nouveau avec la même solennité. Un pèlerin florentin, Giovanni Rucellai, raconte comment, le jour de Noël 1449, on procéda pour la première fois à l'ouverture de la porte sainte de la basilique du Latran, et comment le peuple emporta avec dévotion, comme autant de reliques, les pierres et les morceaux de ciment provenant de la démolition (3). Pour le jubilé de 1500, le pape Alexandre VI Borgia fit ouvrir des portes saintes dans les trois autres basiliques.
Le sens de ce rite, conservé jusqu'à nos jours, est assez clair: l'année sainte offre un accès exceptionnel au pardon de Dieu, elle permet aux chrétiens pécheurs de rentrer dans l'Eglise et de retrouver la communion avec Dieu et avec leurs frères.
La visite des basiliques
Si les pèlerins viennent à Rome, c'est avant tout pour y prier sur les tombes des apôtres Pierre et Paul. Les chrétiens du moyen-âge et de la renaissance avaient en effet une immense confiance dans l'intercession des saints et une grande vénération pour leurs tombeaux. Ils ne doutaient pas que les deux grands apôtres qui avaient subi le martyre à Rome ne soient tout-puissants pour leur ouvrir la porte sainte du paradis. Le pèlerinage de l'année sainte avait donc pour but précis les deux basiliques de Saint-Pierre au Vatican et de Saint-Paul-hors-les-murs, construites sur le tombes des deux apôtres.
De fait, pour le jubilé de 1300, le pape Boniface VIII n'avait prescrit que la visite de ces deux basiliques. Pour le jubilé suivant, celui de 1350, le pape Clément VI ajouta la visite de la basilique du Latran, dédiée au Saint-Sauveur, et où étaient conservés les « chefs de saint Pierre et de saint Paul. Enfin, pour le jubilé de 1375, le pape Grégoire XI décida que les pèlerins devraient également visiter l'église de Sainte-Marie-Majeure. Depuis lors, la visite des quatre grandes basiliques de Rome est demeurée l'exercice essentiel de l'année sainte.
En même temps qu'ils indiquaient les églises à visiter, les papes réglementaient le nombre de visites à accomplir. Selon la règle traditionnelle remontant au jubilé de 1300, les habitants de Rome devaient visiter les quatre églises pendant trente jours, consécutifs ou non; pour les autres pèlerins, les visites se limitaient à quinze jours. Il arriva, en période de grande affluence, que la durée des visites soit réduite. C'est ainsi qu'à l'automne 1450, devant une affluence de pèlerins que Rome ne pouvait plus ni héberger ni nourrir, le pape Nicolas V décida que provisoirement il suffirait de deux journéees pour gagner le jubilé: le samedi on ferait la visite des quatre basiliques, et le dimanche aurait lieu à Saint-Pierre l'ostension du voile de Véronique, suivie de la bénédiction papale. Ainsi, notent les chroniqueurs, Rome se vidait chaque dimanche soir pour se remplir à nouveau le samedi suivant.
Pour le jubilé de 1875, Pie IX ramena à quinze jours la durée de la visite pour tous les pèlerins, y compris les habitants de Rome. Pour celui de 1900, Léon XIII décida que les habitants de Rome devraient effectuer la visite des basiliques pendant vingt jours, et les pèlerins non romains pendant dix jours seulement. Pour le jubilé exceptionnel de 1933, Pie XI imposa seulement aux pèlerins de visiter trois fois chacune des basiliques, en concédant même que, pour aller plus vite, ut res tota expeditius fieri queat, on puisse accomplir cette triple visite en entrant et en sortant trois fois de suite de chacune des basiliques. Etrange façon de s'acquitter d'un pèlerinage! En 1950, Pie XII ne prescrivit plus qu'une seule et unique visite de chacune "des basiliques.
Outre les quatre grandes basiliques, les pèlerins de tous les temps ont été invités à visiter les autres églises de Rome, notamment Ste-Croix de Jérusalem. Le fait de monter à genoux la Scala Sancta, escalier de l'ancien palais papal du Latran, dont la légende avait fait celui du prétoire de Pilate, gravi par Jésus au cours de sa Passion, figurait aussi parmi les « pieux exercices » de l'année sainte.
La confession des péchés
Toutes les marches et démarches auxquelles sont astreints les pèlerins de l'année sainte doivent être l'expression et le symbole d'un itinéraire intérieur, d'un sincère retour vers Dieu. La confession des péchés, qui est le sacrement de cette conversion, tient une grande place dans la liturgie de l'année sainte.
Pour entendre leurs confessions, les pèlerins trouvent des confesseurs dans les innombrables églises de Rome, et particulièrement dans les quatre grandes basiliques. Ils peuvent se confesser en latin, mais ils ont également à leur disposition des confesseurs parlant français, anglais, allemand ou même catalan ou breton.
Parmi ces confesseurs, les plus recherchés sont les pénitenciers, qui ont le pouvoir d'absoudre des censures ou des péchés réservés au pape. Certains problèmes particulièrement difficiles — tels que la sanation de mariages invalides, les levées d'excommunication, les dispenses de voeux — sont présentés au cardinal grand pénitencier, qui en cas de besoin en réfère au pape lui-même. Un document d'Alexandre VI, daté du 20 décembre 1499, donne la liste des neuf pénitenciers désignés par le pape, tous maîtres en théologie, appartenant à diverses nations, qui exerceront leur ministère dans la basilique Saint-Pierre au cours de l'année sainte.
L'importance de cette confession est bien expliquée par Giovanni Rucellai, ce pèlerin florentin qui vint à Rome pour l'année sainte 1450 et que nous avons déjà cité. Dans un langage qui sans aucun doute fait écho à celui des prédicateurs de son temps, il déclare que, pour gagner le jubilé, il faut « la confession, la contrition et la satisfaction, et avoir une vraie douleur et un vrai repentir et un vrai déplaisir de tous les péchés que tu as jamais commis, et avoir fait la pénitence que le confesseur t'a imposée, en sorte que la visite des églises que tu dois faire pendant quinze jours soit faite avec le coeur pur et net de toute souillure de péché. La dite confession te libère des peines de l'enfer mais pas de celles du purgatoire, tandis que cette rémission plénière qu'on acquiert grâce au jubilé vient te libérer des peines du purgatoire, dont on dit que pour chaque péché mortel on reste dedans pendant dix ans ».
Ostensions, processions et célébrations
Si la confession représente l'aspect le plus personnel de la célébration jubilaire, diverses cérémonies et manifestations en expriment le caractère collectif et communautaire.
Paolo dello Mastro, romain qui a laissé une chronique de l'année sainte 1450, raconte que le pape Nicolas V avait ordonné que, dans toutes les églises de la ville, toutes les reliques soient exposées en permanence; en outre, chaque samedi aurait lieu au Latran l'ostensions des «chefs» de saint Pierre et de saint Paul; chaque dimanche on ferait à Saint-Pierre l'ostension du Sacro Volto, c'est-à-dire du voile avec lequel Véronique avait essuyé le visage du Christ sur le chemin du Calvaire; chaque dimanche également, le pape donnerait sa bénédiction aux pèlerins, du haut de la loggia de Saint-Pierre (4). Cette ostension du Sacro Volto devait signifier pour les pèlerins une sorte d'apparition du Sauveur qui venait de les réconcilier.
D'autre part, comme la plupart des pèlerins venaient à Rome non pas isolément mais en groupes, c'est le plus souvent en procession qu'ils accomplissaient la visite quotidienne des quatre basiliques. Dans des souvenirs sur le jubilé de 1575, le jésuite Raffaele Riera a décrit les cortèges de plusieurs centaines de pélerins qui « réchauffaient toute la ville de leur dévotion, portant en tête de leurs processions de belles et grandes images du Sauveur, de la Vierge Marie, de leurs saints protecteurs, avec un chant doux et mélodieux et des prières pour leurs amis et pour toute la chrétienté » (5).
Notons enfin que les papes ont souvent pris occasion des années saintes pour accomplir quelque célébration exceptionnelle: qu'il suffise de citer, à titre d'exemple, la triomphale canonisation de saint Bernadin de Sienne le jour de la Pentecôte 1450 et, plus près de nous, la consécration de l'église Saint-Anselme sur l'Aventin par le cardinal Rampolla le 11 novembre 1950. De
De cette brève enquête sur la célébration de l'année sainte au cours des siècles, une conclusion très nette nous semble se dégager. Les divers rites que nous avons rappelés, et qui ont été vécus avec foi par des générations et des générations de pèlerins, montrent que le jubilé chrétien n'offre pas seulement une occasion de pardon et de réconciliation, mais offre ce pardon dans une relation étroite à la personne du Christ et dans le cadre de l'Eglise.
Le pardon octroyé au cours de l'année sainte est le pardon qui vient de Jésus-Christ, Fils de Dieu incarné, qui a souffert la Passion pour le salut de l'homme. Ce n'est pas sans raison, nous l'avons dit, que l'année sainte s'ouvre le jour de Noël. Ce n'est pas sans raison non plus que l'on montre aux pèlerins tout ce qui évoque la Passion, qu'il s'agisse du voile de Véronique, des reliques de la croix conservées à Sainte-Croix de Jérusalem, ou de la scala sancta que Jésus aurait gravie.
Et ce pardon qui vient du Christ est donné et reçu dans l'Eglise, et plus précisément dans l'église de Rome. Les pèlerins viennent à Rome pour y prier sur la tombe des deux grands apôtres à qui Jésus a confié son église. Et le principal exercice du pèlerinage est la visite répétée des églises majeures de Rome, dans lesquelles on pénètre par des portes aussi saintes que symboliques.
En fin de compte, l'année sainte apparaît, à travers ses divers rites, comme une année de grâce christologique et ecclésiale; elle replace le pèlerin devant les grands mystères de l'incarnation, de la rédemption et de l'église. Même si, aujourd'hui, certaines manifestations extérieures doivent changer, l'année sainte du pardon et de la réconciliation ne gardera son sens et sa raison d'être que si elle rattache davantage chaque croyant et chaque communauté à la personne du Christ Sauveur, vivant et agissant dans son église.
(1) Nous ne parlerons ici que de l'année sainte à Rome, non de sa prolongation (ou de son anticipation) dans les autres églises du monde.
(2) H. Schmidt: Bullarium Anni Sancti, Roma, 1949, p. 33. Ce précieux recueil rassemble tous les documents de promulgation des années saintes de 1300 à 1950. Nous l'utiliserons constamment au cours de cet article.
(3) Giovanni Rucellai: Relazione del Giubileo del 1450, cité dans l'ouvrage collectif Gli Anni Santi, Roma, 1934, p. 55.
(4) Paolo dello Mastro: Il ItIemoriale, dans Rerum italicarum scriptores, XXIV, II, 2, p. 94.
(5) Raffaele Riera: Historia utilissima... del Gran Giubileo 1575, cité dans Gli Anni Santi, Roma, 1934, p. 75.nombreuses canonisations • sont prévues pour 1975.