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Jenny Dines
Les psaumes et l'expérience humaine
Les Psaumes font partie de l'héritage des juifs comme des chrétiens; cependant, après un bref aperçu sur des aspects spécifiquement chrétiens, je voudrais suggérer une approche qui met en évidence leur signification universelle. Traditionnellement, les chrétiens ont toujours considéré les Psaumes à la fois comme témoignant du Christ et comme des expressions de leur propre vie de foi.
Les Psaumes comme témoins du Christ
Déjà dans le Nouveau Testament même, divers psaumes sont cités dans des contextes christologiques. La raison exégétique de cela réside dans l'antique croyance que le roi David, l'auteur supposé des Psaumes, parlait de manière prophétique de son descendant, Jésus (par ex. Ac 2,50). Ainsi le psaume 91,11-12 sous-tend le récit de la tentation de Jésus au désert chez Matthieu (4,6); et le psaume 118,22-23 est devenu un "texte-preuve" de la Messianité affirmée par Jésus (Mt 21,42; Mc 12,10-11; Ac 4,11; 1 P 2,7). D'autres versets importants reprennent le Ps 110,1 (Mt 22,44; Mc 12,36; Lc 20,32; Ac 2,34-35; He 1,13; 10,13), et aussi le Ps 2,7 (Ac 13,33) et le Ps 28,16 (1 P 2,6).
Cette utilisation des psaumes est dans la ligne selon laquelle le Nouveau Testament approche généralement l'Ecriture: bien des passages d'Isaïe et d'autres textes prophétiques sont utilisés de la même manière. Et cela n'est pas une invention chrétienne: dans plusieurs textes de Qumran, l'Ecriture est aussi considérée comme prophétique et comme trouvant son sens intentionnel dans des événements ou des personnages contemporains. Le Tanakh lui-même contient des "relectures" interprétatives de ce genre (par ex. Jr 25, 11-12 et 29,10 interprétées en Dn 9,2.24-27).
L'interprétation christologique des Psaumes a persisté au cours de l'histoire chrétienne et on la rencontre encore de nos jours, particulièrement dans un contexte dévotionnel ou liturgique. Chacun des psaumes peut être considéré comme éclairant un événement rapporté dans les Evangiles, ou comme une prière prononcée par Jésus lui-même (et jusqu'à ce point on peut dire que la judaïcité de Jésus est reconnue). De nos jours, à la lumière des études bibliques contemporaines, les Psaumes sont mieux compris en tant qu'hymnes et prières forgés dans l'Israël ancien par des voix multiples au cours de longues années, et ils sont appréciés en tant que textes mettant les chrétiens en lien avec leurs origines, dans le judaïsme ancien.
Les Psaumes, expression d'une vie de foi
Dès les débuts du christianisme, les psaumes ont été aussi considérés et utilisés comme les prières des chrétiens1. Intemporels et universels dans leurs thèmes et leurs symboles, et cependant spécifiques et de mémorisation facile, les psaumes ont toujours été regardés comme significatifs et bien d'actualité. Ils font partie intégrante de la plupart des liturgies de l'Eglise ainsi que du bréviaire des moines. Certains d'entre eux sont à la base d'hymnes très aimées (par ex. en anglais 'The King of Love my Shepherd is', cf. Ps 23; 'All people that on earth do dwell', cf Ps 100). D'autres ont été habillés à la mode du 20ème siècle :
'Les galaxies chantent la gloire de Dieu,
Arcturus, vingt fois grand comme le soleil ...' (cf. Ps 19)
'Heureux l'homme qui dit Non au parti,
qui ne se joint pas aux Comités...' (cf. Ps 1)
'Quand Israël sortit enfin
des camps de concentration d'Egypte...' (cf. Ps 114)2
Et de nouveaux psaumes ont été créés sur le modèle des anciens, reflétant des prises de conscience actuelles :
'Dieu est le rocher solide auquel je me fie,
et toute ma confiance repose en elle...'3
'C'est là, dans cette grande et obscure cathédrale
que tu m'as surpris et capturé...'4
C'est ainsi que les psaumes bibliques ont influencé et continuent à influencer notre conscience religieuse.
Mais si les Psaumes attirent, ils peuvent aussi rebuter. Beaucoup paraissent obscurs et étranges. Heureusement, on peut trouver de bons ouvrages permettant de les comprendre5. Mais même lorsqu'ils sont intelligibles, les psaumes choquent souvent par leurs images ou par des sentiments violents qui heurtent nos sensibilités morales (par ex. Ps 58,6-11). Dans les psaumes que nous aimons le plus, nous trébuchons parfois sur des versets que nous ne pouvons avaler (par ex. Ps 137,8-9; Ps 139,19-22). Dans l'usage liturgique les psaumes 'difficiles' peuvent être ignorés, ou bien les versets choquants peuvent être omis; mais quand nous cherchons à lire, étudier ou prier directement les textes à partir de la Bible, il nous faut faire face au problème.
Les Psaumes, reflet des cycles de l'expérience humaine
L'une des approches récentes les plus intéressantes des Psaumes, permettant de répondre à ces difficultés, est celle de Walter Brueggemann6. Il découvre en ceux-ci le reflet d'un cycle d'expériences qu'il appelle, à la suite de Ricoeur, 'orientation', 'désorientation' et réorientation'. Le premier état reflète ce qu'on pourrait appeler la 'normalité'; les deux autres représentent des situations extrêmes ou 'limites'. La vie, pense-t-il, est un mouvement continu qui nous fait entrer dans ces trois états et en sortir, habituellement de manière presque insensible, mais parfois de façon dramatique. Les psaumes nous attirent et nous aident (ou nous aident à aider d'autres personnes) en donnant une expression aux divers moments de ce cycle, selon des degrés variables d'intensité et dans un langage qui, parce qu'il est très symbolique, a aussi une grande puissance créatrice.
ORIENTATION
A ce stade, nous sommes foncièrement 'alright': nous nous sentons 'orientés', c'est-à-dire que nous avons nos appuis. La vie n'est pas trop compliquée, notre foi se sent ferme, nous sommes enclins à souscrire au status quo, qu'il soit politique ou ecclésiastique. Bon nombre de psaumes évoquent cet état, surtout ceux qu'on classe dans les catégories de la louange, de la confiance et de la sagesse. Tous les grands hymnes qui célèbrent Dieu en tant que créateur et qui affirment la bonté et la fiabilité du monde appartiennent à cette catégorie (par ex. Ps 19, 104 ou 112), de même que les psaumes méditatifs proclamant que la vertu est toujours récompensée et le vice puni (par ex. Ps 1, 36 ou 37). En de tels moments, notre intégrité et notre bonheur semblent inattaquables:
Oui, grâce et bonheur me pressent
tous les jours de ma vie ... (Ps 23,6)
J'étais jeune, et puis j'ai vieilli,
je n'ai pas vu le juste abandonné
ni sa lignée cherchant du pain (Ps 37,25)7
DESORIENTATION
Mais il arrive des moments où nos anciennes certitudes sont ébranlées, où les écailles nous tombent des yeux et où nous voyons que les justes sont abandonnés et que leurs enfants cherchent du pain; ou des moments, où une épreuve ou une tragédie nous accable. Nous pouvons alors nous sentir 'désorientés': nous perdons nos supports, nous souffrons moralement ou physiquement, nous tombons dans la dépression ou l'amertume; notre foi est éprouvée à l'extrême et, juste au moment le plus urgent, Dieu semble s'être évanoui. Nous entrons dans le monde des psaumes de lamentation, celui des cris angoissés de douleur et de supplication:
Seigneur, qu'ils sont nombreux mes oppresseurs ... (Ps 3,1)
Sauve, Seigneur ... (Ps 12,1)
Jusques à quand, Seigneur ... (Ps 13,1)
J'enfonce dans la bourbe du gouffre,
et rien qui tienne ... (Ps 69,2)
Mon Dieu, mon Dieu,
pourquoi m'as-tu abandonné ? (Ps 22,1)
Dans ces psaumes, nous pouvons discerner en fait toutes les étapes de ce qu'on appelle le processus de la peine ou du deuil: refus, colère, marchandage, dépression et acceptation8
Refus
Le refus initial d'une expérience traumatique se manifeste souvent par une sorte de nostalgie ou d'isolement. La nostalgie fait que nous nous retirons dans le confort du passé, du "bon vieux temps" lorsque la mort ou la maladie n'avait pas encore frappé, ou que la relation n'était pas encore brisée. Dans les psaumes, cela s'exprime le plus souvent comme une nostalgie du temps où Dieu était présent et répondait aux prières. Presque tout le Ps 77 semble correspondre à cette étape; voir aussi Ps 22,2-5. 9-10; 42,4; 44,2-10; 55,7-14; 80,9-14; 102,26-28; 137,1-6; 143,5. Les personnes qui souffrent se sentent souvent isolées, comme coupées de leur famille, de leurs amis, de la société et de Dieu. Elles se sentent étrangères et incapables de communiquer, incomprises et évitées par les autres. Cela aussi se retrouve dans les psaumes (par ex. Ps 22,1; 38,11). On a même le sentiment que Dieu est responsable (Ps 88,8). Le psaume 38 est en grande partie à cette étape; voir aussi 10,1; 13,2-3; 43,2; 55,13-15; 77,8-10; 120,5-7.
Colère
Une autre étape est celle de la protestation, une étape normale et nécessaire, même si elle est difficile à vivre. Là surtout, les psaumes peuvent être particulièrement aidants car ils expriment symboliquement des émotions profondes. Même les pires prières de vengeance, demandant à Dieu d'exterminer les ennemis, peuvent servir de soupapes de sécurité à des pensées sauvages, irrationnelles. Les psaumes de 'malédiction' ne fonctionnent pas pour nous au niveau du choix moral mais à celui du choc émotionnel: aussi choquants qu'ils soient, ces éléments renfermés dans les psaumes représentent des réalités psychiques qu'il faut reconnaître tout en les maîtrisant. La plus grande partie du ps. 109 semble correspondre à cette étape; voir aussi Ps 12,4-5; 55,9-15; 69,22-29; 83,15-19; 96,1-7; 137,7-9. Quelquefois, Dieu est considéré comme la cause de l'affliction, et l'on s'adresse à Lui dans les ternes d'une vigoureuse protestation, mettant franchement en question les voies du Tout-puissant, et cela aussi est très libérant (voir par ex. Ps 6,3; 10,1; 13,1-2). De cette manière, au cours du processus de deuil, l'étape difficile de la colère peut trouver une issue constructive.
Marchandage
Cette étape consiste dans le fait de se cramponner à des fétus de paille. L'essayer de gagner du temps en faisant des promesses pour un avenir impossible. Dans les psaumes, cela se manifeste sous la forme de motifs divers allégués devant Dieu afin que Celui-ci agisse en faveur du psalmiste (voir par ex. Ps 6,5-6; 35,25; 51,12-13).
Dépression
On arrive à cette étape lorsque finalement la réalité s'impose, mais que la douleur et la colère sont vraiment trop lourdes à porter et que l'on tombe dans l'apathie ou dans le désespoir. Mais là encore le psalmiste nous a précédés, exprimant pour nous à la fois la douleur intolérable et le sentiment du désespoir. La plus grande partie du Ps 88 correspond à cette étape (voir aussi Ps 22,6-14; 38,11-13; 69,2-3; 77,2-3; 102,4-7; 137,4; 143,3-4).
Acceptation
Arrive finalement l'étape de l'acceptation, lorsque la peur ou la colère nous ont abandonné et que nous envisageons le présent avec un calme retrouvé. Il ne s'agit pas d'une résignation sans espoir (cela correspondrait à l'étape précédente), mais d'une phase nouvelle. La personne qui souffre s'ouvre de nouveau au futur; dans bien des cas, cela peut se présenter comme une 'irruption' dans une vie nouvelle. Presque tous les psaumes de lamentation expriment en quelque manière cette expérience. Quelques-uns ne la font qu'entrevoir (par ex. Ps 42,5-11; 43,5; 31,24; 102,27-28; 130). Le psaume 3 semble être presque entièrement à cette étape. D'autres psaumes expriment plus fortement le sentiment de délivrance (voir Ps 22,23-31; 56,8-13; 57,7-11; 69,30-36; 102,18-22.25-28). Dans ces cas, c'est l'aspect de louange qui prédomine, et l'on se sent poussé à célébrer avec les autres: c'est le moment de la réintégration au sein de la famille ou de la communauté plus large, ce qui correspond en fait à l'étape appelée 'réorientation'.
Réorientation
L'expérience faite de retrouver ses assises est, comme nous l'avons vu, célébrée dans bon nombre de psaumes de lamentation. Il existe aussi des psaumes d'action de grâce particuliers qui mettent en relief cette situation (voir Ps 9; 18; 30; 116; 118). Ils sont presque des psaumes de lamentation à l'envers car, même s'ils débutent par une claire déclaration de confiance en Dieu et de reconnaissance pour une délivrance obtenue, ils reviennent souvent sur les souffrances passées, montrant combien les deux expériences sont intimement liées (par ex. Ps 18,1-6; 30,1-3). Quelquefois, ils s'orientent vers une nouvelle demande de secours (voir Ps 9-13; 27,7; 40,1-3.11-15). Mais tout est vu maintenant avec des yeux nouveaux, même la souffrance. Les anciennes certitudes ne sont plus considérées comme allant de soi, mais on a cependant une conviction plus profonde que Dieu est bon et que l'on doit partager sa joie avec d'autres (voir Ps 116,14). Alors l'excitation s'apaise et nous retournons à un état de 'normalité' ou d''orientation', mais mieux capables maintenant de reconnaître la fragilité des choses, la valeur d'un bonheur simple et l'importance des idéaux auxquels nous aspirons, tels qu'ils sont décrits dans les psaumes d'orientation. La sérénité du psaume 23, prend un sens tout différent lorsqu'on a réellement passé par la vallée de l'ombre, et c'est pourquoi peut-être ce psaume de sécurité est si souvent source de réconfort dans les moments d'obscurité.
Conclusion
Quand ils sont abordés dans la ligne proposée par Brueggemann, les psaumes ne sont plus spécifiquement 'juifs' ni spécifiquement 'chrétiens': ils sont authentiquement 'humains'. Dans la multiplicité des expériences que nous faisons sur nous-mêmes et aussi sur nous dans nos relations avec les autres et dans notre relation à ce mystère qui est en nous et au-delà de nous, et avec lequel notre désir le plus profond est de pouvoir converser, les Psaumes sont là, nous offrant des mots qui ont résisté à l'épreuve du temps. Ce sont des prières qui sont à la fois le fruit et le reflet de l'histoire et de la foi d'Israël, certes; des prières qui éclairent et donnent leur pleine signification à la vie, à l'enseignement et à la personne de Jésus de Nazareth, certes; mais ce sont aussi, et en même temps, des prières de vie, de mort et de re-création pour chacun d'entre nous.
Notes
Sr. Jenny Dines est une Chanoinesse de Saint Augustin, professeur d'Ecriture Sainte au Heythrop College (Université de Londres).
1. Cf. A.Curtis in: A Dictionary of Biblical Interpretation, ed. R.Coggins and L.Houlden, SCM, London 1990.
2. Ernesto Cardenal, Psalms, Sheed and Ward, London 1989.
3. Janet Morley, "A Psalm", The Month, Feb. 1988, p.544.
4. Edwine Gateley, V.M.M. Psalms of a Laywoman, Anthony Clark, Wheathampstead, Hertfordshire 1986.
N.D.E.: Certaines prières de notre Prière du Temps Présent sont aussi très inspirées des psaumes, par exemple :
"Seigneur, tu m'as toujours donné le pain du lendemain,
et bien que pauvre aujourd'hui, je crois ...
comme le fait remarquer Vittorio Morero: "La preghiera dei Salmi e il linguaggio moderno" in Pregare i Salmi, atti della prima settimana Biblica à Casalpina di Pragelato, 1985.
5. Quelques livres anglais particulièrement aidants :
John Eaton's short Torch Bible commentary;
J.Keelman and M. Le Barré in The New Jerome Biblical Commentary;
Martin Israel, A Light on the Path.
6. Voir "Psalms and the Life of Faith", Journal for the Study of the Old Testament, 17 (1980) 3-32. Les lignes qui suivent sont une adaptation de mon article sur les Psaumes de lamentation, "Rage against God", Priests and People, mars 1994, pp.103-107.
7. Les citations sont prises dans la Bible de Jérusalem, éd. du Cerf, 1955.
8. Cf. Elisabeth Kübler Rose, On Death and Dying, Macmillan, New York 1969.