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Deux pionniers : Le pape Jean XXIII et le cardinal Bea, le Secrétariat et les juifs
T. F. Stransky
Il est inutile, semble-t-il, de forcer l'histoire pour dégager les événements à partir de la personne qui a contribué à leur donner forme. Sans le pape Jean XXIII et le cardinal Bea, le Second Concile du Vatican aurait-il lancé l'Eglise dans le mouvement vers l'unité des chrétiens et dans une ère nouvelle d'estime et de compréhension mutuelle entre juifs et catholiques? Ces deux vieillards n'ont-ils pas réalisé les plans de Dieu pour ainsi dire en dépit de leurs chefs plus jeunes et soi-disant plus alertes, plus modernes et plus réalistes? Mais a quoi bon essayer de répondre à la question: « Que serait-il arrivé...? » Les hommes sincères se contentent des faits, non des hypothèses.
J'ai rencontré pour la première fois le cardinal Bea en septembre 1960, après qu'on m'eût demandé d'être l'un des trois membres de l'équipe du nouveau Secrétariat pour l'Unité des Chrétiens. Ses modestes bureaux devaient ouvrir en octobre. Je vis alors en cet homme de 82 ans aux épaules courbées, la marque de quelqu'un depuis longtemps penché sur un bureau, presque confondu avec lui, son dos aminci comme « un arbre frêle exposé constamment au grand vent du savoir ». J'avais seulement entendu parler de lui comme de quelqu'un qui se sentait à l'aise aussi bien dans le monde de l'hébreu et du syriaque, de l'arabe et du latin, de l'exégèse biblique et des fouilles archéologiques que dans les dédales des palais du Vatican, non loin de ses appartements très simples au Collège brésilien. Je ne savais pas alors, par exemple, que, dans les dernières années du pontificat du pape Pie XII, ce Jésuite avait été souvent consulté par le Saint Office, pour les affaires oecuméniques; que le petit groupe de théologiens ouverts à l'oecuménisme qui avaient formé la Conférence Internationale Catholique pour les Questions OEcuméniques, en 1952, avaient toujours trouvé dans le P. Bea un auditeur bienveillant et un conseiller, grâce particulièrement au secrétaire de la conférence, Mgr J.G.M. Willebrands. A notre première entrevue, nous avions longuement parlé afin de mieux connaître nos points de vue respectifs, qui n'auraient besoin que d'être confirmés par l'expérience quotidienne ultérieure. J'ai vu immédiatement que le cardinal vivait ce principe reçu de saint Paul: « Vivre selon la vérité dans la charité » (Eph. 4,15). J'ai constaté en même temps, dans ses jugements, la simplicité de la colombe et la sagesse du serpent (cf. Mat. 10,16). Ce que je n'avais pas perçu alors devait apparaître pendant les huit années de travail avec lui: la révélation d'un homme qui ne perdait jamais son calme ou son sang-froid — une qualité charismatique évidente en cette période d'extrême nervosité de l'Eglise.
Le 5 juin 1960, Jean XXIII avait annoncé la création du Secrétariat: le lendemain, la nomination du cardinal Bea comme Président du Secrétariat était publiée officiellement. Quand le P. Bea était devenu cardinal, le 14 décembre 1959, Jean XXIII ne paraissait pas savoir grand chose de lui. Le pape, évidemment, désirait témoigner son respect envers son prédécesseur en nommant cardinal le confesseur et l'ami intime de Pie XII, montrer l'importance qu'il accordait aux sciences bibliques, donner aussi peut-être une marque d'estime aux Jésuites. Ce n'est qu'au début de 1960 que le pape et le cardinal Bea devaient tous deux commencer à se connaître et à s'apprécier.
Vers la fin de décembre 1959, l'archevêque de Paderborn, Lorenz Jaeger, avait demandé au cardinal, récemment nommé, son opinion sur une commission préparatoire du Concile qui étudierait les problèmes de l'unité de l'Eglise. Le cardinal fut tout à fait d'accord; il fit quelques suggestions pour la proposition finale à soumettre au Saint-Siège. Le 11 mars 1960, l'archevêque allemand envoya le plan au pape par l'entremise du cardinal Bea. Le pape ne prit que. deux jours pour répondre affirmativement. Il demanda au cardinal de discuter avec lui quelques détails. Le 25 mars, les deux réformateurs, esprits sages et optimistes, avaient trouvé solution à tout.
En mai, Jean XXIII informa le cardinal qu'il serait préférable d'appeler le nouvel organisme `secrétariat' plutôt que 'commission'. La décision n'était pas fondée sur l'importance respective des deux organisations. Mais puisque le secrétariat, pensait-il, allait se trouver dans un domaine complètement nouveau et inconnu, et par conséquent exposé à la critique, il était important qu'il soit maintenu indépendant des procédures traditionnelles de la Curie romaine. Celle-ci ne lui serait probablement d'aucune aide et pourrait être au contraire une entrave à Ses activités. C'est précisément cette liberté d'action qui laissait au Secrétariat la porte ouverte pour s'occuper des rap-, ports judéo-catholiques au Concile. Jean XXIII était persuadé que le savant bibliste était l'homme le plus compétent pour prendre en mains la question, et son Secrétariat le seul organisme préparatoire du Concile qui pouvait jouir d'une certaine liberté de manoeuvre.
Le souci des catholiques d'améliorer attitudes et comportement envers les fils d'Abraham n'était pas pour Jean XXIII une préoccupation théorique et abstraite. Il ne pouvait oublier les juifs victimes de l'ignoble persécution nazie et sa propre impuissance à leur procurer plus qu'une aide individuelle et restreinte, alors qu'il était Délégué apostolique à Istanbul (1935-1944). Comme pape, il avait déjà donné l'ordre de supprimer le mot perfide dans la prière traditionnelle du Vendredi Saint (1959). Mais lorsque la même année il demanda aux 2.594 évêques de lui soumettre des suggestions pour des sujets à traiter au Concile, il ne reçut d'eux que fort peu d'encouragements explicites quant à sa sollicitude pour les juifs. Dans les sept gros volumes de réponses, je n'ai pu trouver qu'une seule référence — mais combien significative! — aux juifs. Un prélat d'Amérique Latine plaide pour la « condamnation de toute persécution contre les juifs pour des raisons religieuses ou ethniques ». Mais il ajoute: le Concile ne doit pas oublier les faits du passé et les claires affirmations du judaïsme international; pendant des siècles les chefs de ce judaïsme ont méthodiquement conspiré avec une haine sans répit contre le nom de catholique et ils préparent la destruction de l'ordre catholique et la construction d'un Judaïsme impérialiste mondial. Devons-nous haïr? Non! Mais vigilance, charité, combat systématique contre le combat systématique de cet 'Ennemi de l'Homme' dont l'arme secrète est le ferment des pharisiens, c'est à dire l'hypocrisie.
Ce n'était pas là précisément un plan très heureux pour un éventuel texte conciliaire!
Les universités catholiques et les instituts supérieurs d'enseignement avaient aussi reçu officiellement des demandes de suggestions. La réponse de l'Institut Biblique Pontifical dont le P. Bea était ancien recteur (1930-1949), comprenait une section, De antisemitismo vitando, où l'on donnait des raisons bibliques positives pour rejeter la notion bien trop répandue de « malédiction », « réprobation », ou « responsabilité collective » des juifs dans la mort de Jésus, ainsi que l'idée d'un châtiment divin qui en serait la conséquence, les condamnant à une errance perpétuelle.
De deux sources catholiques bien connues vint l'initiative d'envoyer des propositions aux autorités conciliaires responsables. En juin 1960 Mgr John J. Dougherty, professeur d'exégèse au séminaire de Darlington, New Jersey (U.S.A.) —maintenant évêque auxiliaire de New York et Président de l'Université de Seton Hall — avec dix autres prêtres, présenta une requête sur l'amélioration des relations des catholiques avec les juifs. En août 1960, des prêtres et des laïques catholiques intéressés au même problème se rencontrèrent à Apeldoorn en Hollande, rédigèrent un texte détaillé sur la situation, texte qui fut envoyé ensuite au Secrétariat (cf. Sidic I:3, 1968, p. 12).
Il est difficile de savoir l'influence de ces rapports sur la décision ultérieure de Jean XXIII de confier au Secrétariat pour l'Unité la tâche de préparer un exposé sur les relations judéocatholiques. J'ai l'impression que ces rapports ne sont jamais arrivés sur le bureau du pape. Le sujet n'en a pas paru davantage soit dans la proposition de Mgr Jaeger, soit dans les discussions entre le pape Jean et le cardinal Bea avant juin 1960. Le 5 juin, le pape avait annoncé la structure de base des commissions préparatoires et des secrétariats. Il avait chargé le Secrétariat pour l'Unité de faire en sorte que « ceux qui portent le nom de chrétiens mais sont séparés du Siège Apostolique ... puissent suivre les travaux du Concile ». Aucune allusion aux juifs.
Exactement une semaine après, le 13 juin, Jean XXIII recevait la visite de Jules Isaac, historien français et promoteur des « Amitiés judéo-chrétiennes ». L'une des propositions de Jules Isaac était la création d'une sous-commission conciliaire qui étudierait les causes des préjugés antijuifs. « J'y ai pensé dès le début de l'entretien. ... Je suis le chef, mais il me faut aussi consulter, faire étudier par les bureaux les questions soulevées » (cf. Sidic 1:3, 1968, p. 12). A la fin de la visite le pape demanda au vieil historien de voir le cardinal Bea. Ni l'un ni l'autre ne s'étaient rencontrés jusqu'alors; le 15 juin ils discutèrent les mêmes propositions.
C'est cette visite de Jules Isaac à Jean XXIII et à Augustin Bea qui fut à l'origine de la recherche de l'organisation conciliaire chargée de prendre en mains un sujet encore plus délicat que celui de l'unité chrétienne. Cette recherche aboutit à la décision du 18 septembre 1960: on dit au cardinal que le Secrétariat devait préparer une déclaration sur le peuple juif.
Je suis convaincu que cette décision initiale n'était fondée sur aucune espèce de calcul ou même de prise de position explicite au sujet de la position des relations judéo-chrétiennes par rapport à celle de l'unité chrétienne, ou encore de la distinction entre les buts de l'un et l'autre dialogues. Les arguments pour et contre, exprimés par des juifs et des catholiques, sur le fait d'inclure ce qui touche les juifs dans les tâches du Secrétariat, ne devaient paraître que plus tard. La décision était purement d'ordre pratique. Ce qui touche les juifs devant intéresser le Second Concile du Vatican, le cardinal Bea et son Secrétariat étaient plus à même d'orienter le futur travail dans la bonne direction. Mais, s'il m'est permis d'être infidèle à mon propre principe sur le rôle des circonstances historiques, je doute énormément que le Secrétariat ou, a fortiori, quelque autre commission préparatoire auraient jamais reçu du pape mandat de jouer le rôle de porte-parole officiel au Concile pour les questions concernant les relations entre juifs et catholiques, sans la personne et la compétence du Président du Secrétariat, et sans cette confiance spontanée qui n'avait fait que croître entre Jean XXIII et lui depuis 1960.
A la première réunion des membres du Secrétariat et des consulteurs en novembre 1960, le cardinal Bea fit part de la décision du pape. La première étape du premier rapport fut votée le 16 novembre, huit ans exactement avant la mort du cardinal. Avec Jean XXIII, il avait enseigné à beaucoup d'entre nous comment « apprendre des vieillards l'art de répondre à point nommé » (Si. 8,9).