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Le Concile Vatican II — Le rôle joué par le cardinal Bea et le Secrétariat dans sa préparation et sa réalisation
T. Federici
La mort d'une grande personnalité ne manque jamais de susciter une impression de vide angoissant, là où vécut un tel esprit: gestes et faits-divers, comportements et paroles, restent pour quelque temps comme à fleur de mémoire, chez ceux qui, plus ou moins nombreux, furent les témoins d'une pareille vie, puis, peu à peu, les souvenirs réels s'amenuisent pour disparaître alors dans la légende. A une certaine distance de leur mort, il est donc permis de se demander ce qui demeure, à nos yeux, de la vie de certaines grandes personnalités.
Il est donc licite de se poser une telle question à propos de l'illustre disparu qu'est Augustin Bea, religieux, évêque, cardinal, membre de maintes institutions de la Curie romaine, mais surtout Président du Secrétariat pour l'Unité des Chrétiens. Il va de soi que la réponse à une telle demande doit, d'abord, élaguer maint détail d'apparat et de vie officielle, afin de pouvoir, autant que possible, atteindre l'âme des choses permanentes. Autrement dit, puisque le cardinal Bea travailla, toute sa vie, à l'unité des chrétiens, en redoublant cette activité durant tout le Concile Vatican II, nous avons le droit de nous demander si, dans la réalité tangible des documents du Concile, nous sommes en mesure de retrouver son empreinte spirituelle, et de quelle manière, et en quelle proportion.
Disons, tout de suite, que la réponse est largement positive. Non seulement existent des empreintes spirituelles du cardinal Bea, mais d'une telle nature qu'elles sont destinées à exercer une influence durable, si l'Eglise catholique doit et veut vraiment se réformer elle-même, en se conformant finalement à l'Evangile, selon la règle de vie définie par le pape Jean XXIII et sanctionnée par maints documents du Concile Vatican II.
Au cours des nombreuses commémorations du cardinal Bea, prononcées par ceux qui avaient été ses collaborateurs à des titres divers, il a été à peine dit si l'ceuvre du disparu aurait pu être également menée à bien par un autre, ou si elle ne devait pas être considérée comme une chose en soi, d'une telle originalité qu'elle était susceptible de pénétrer tout l'authentique renouvellement chrétien de notre temps. En ce domaine existe une heureuse exception, qui est l'homélie, prononcée le 26 novembre 1968, en l'Eglise « del Gesù » à Rome, par Mgr J. Willebrands, le secrétaire du Secrétariat pour l'Unité des Chrétiens, et, au cours de ces dernières années, le collaborateur le plus proche et le mieux préparé du cardinal Bea, donc, plus que nul autre, en mesure d'analyser et de mettre en lumière les points vraiment essentiels de la pensée du disparu.
C'est pourquoi nous examinerons brièvement la contribution que le cardinal Bea apporta au Concile, par son action, par ses écrits, par son impulsion, par son courage, et par sa tenace résistance contre le mouvement omniprésent d'une minorité anticonciliaire.
Au seuil du Concile Vatican II, l'Eglise catholique se présentait, en matière d'cecuménisme, avec un fâcheux retard. Certes, au cours des siècles, papes et evêques avaient pris diverses initiatives personnelles — non toutes parfaitement heureuses, ni parfaitement justes — pour orienter les chrétiens vers l'unité totale. A ce propos, on rappellera qu'à l'aube de l'époque moderne les innombrables initiatives oecuméniques du pape Léon XIII furent, presque toutes, annulées après sa mort...
Parmi les catholiques, diverses initiatives de pionniers (il suffira de rappeler les noms du cardinal Mercier, du P. Wattson, de l'« Atonement », de l'abbé P. Couturier, et surtout du P. L. Beauduin de Chevetogne) avaient suscité des rapports difficiles, mais providentiels, qui devaient démontrer par la suite qu'ils étaient bien une des urgences de notre temps. Le cardinal Roncalli, le futur pape Jean, avait su, lui aussi, accumuler un riche patrimoine d'expériences oecuméniques, d'abord dans l'Orient chrétien, et puis en Occident.
De même, le P. Augustin Bea, tout le long d'une vie consacrée au service de la formation chrétienne, d'abord en sa patrie et puis à Rome, avait eu la possibilité et la chance de se créer des relations précieuses avec des chrétiens d'autres confessions, avec des croyants et avec des incroyants. Sa rigoureuse fidélité à l'Eglise catholique ne lui avait pas fait oublier — comme il arrivait pour un trop grand nombre de ses contemporains — que les « autres » étaient, eux aussi, des chrétiens! A vrai dire, les problèmes posés étaient les suivants: pourquoi l'unité s'était-elle perdue? comment reformer cette unité perdue? que convenait-il de faire, tout d'abord, pour susciter quelque impulsion en faveur d'un premier retour à l'unité — et ensuite pour maintenir toujours vivante et active une telle impulsion?
A ces demandes, et à d'autres encore, aidaient grandement à répondre, non seulement l'expérience chrétienne vécue et les contacts avec les frères chrétiens, mais encore l'approfondissement de la Parole de Dieu qui constitue les Saintes Ecritures. Il semblait qu'un dialogue devenait possible sur la base de l'unique Parole: et donc de l'unique foi en Dieu, et de l'unique baptême valable. C'est à cette conclusion qu'était parvenu plus d'un pionnier. Le point de départ était toujours la volonté divine, la grâce, la grâce de l'union. Il importait de trouver les moyens... mais la voie était claire. La difficulté était de la suivre... Au sein du catholicisme, les occasions étaient rares. Les congrès interchrétiens et les contacts privés se révélaient insuffisants; il importait de les solliciter, de les étendre, de les approfondir et de les transformer en pratiques normales. Il importait d'exalter l'Eglise avec l'appel à l'unité, de mettre en oeuvre les grandes énergies latentes,en particulier, au sein de la jeunesse, de reconquérir le temps perdu, de marcher au pas et ne plus laisser passer les occasions favorables.
Il fallait qu'un homme, comme le pape Jean, fût appelé au sommet de l'Eglise catholique, pour qu'il offrît à cette Eglise, comme aux autres chrétiens, une occasion exceptionnelle, un Concile: à cette occasion le même homme, entre des possibilités infinies, devait en découvrir un autre, en la personne du P. Augustin Bea, de l'Institut Biblique de Rome. C'est ainsi que l'oecuménisme « catholique », dans l'insécurité et l'obscurité d'un tel moment, devait se mettre en route pour ne plus s'arrêter. Deux hommes d'un âge où l'on se prépare à la mort, mais aux énergies spirituelles admirablement fraîches, devaient ainsi se rencontrer pour renouveler des structures et des mentalités, souvent vétustes.
C'est la raison pour laquelle la contribution du cardinal Bea au Concile, et dans le Concile, apparaît encore plus retentissante: en premier lieu, contribution de foi infrangible, puis d'humilité, si bien qu'il avait l'estime des adversaires les plus irréductibles; puis encore, ténacité et patience invincibles, en face desquelles les adversaires les plus redoutables ont dû s'avouer vaincus; puis enfin, la générosité qui lui faisait ne pas abuser de telle ou telle situation, afin de laisser la porte ouverte à des accords éventuels avec les adversaires. En lui, longue patience et humble ténacité furent les armes d'un succès assuré.
Puis, une contribution de christianisme vécu, contribution toujours plus claire, au fur et à mesure de son action le long de l'axe Bible-LiturgieOEcuménisme. De cette contribution de pensée biblique, outre ses collaborateurs, parlent ses innombrables interventions conciliaires, durant les séances et au moment de la rédaction, souvent laborieuse, de quelques-uns des principaux documents: sur l'Eglise, sur les Eglises Orientales Catholiques, sur l'OEcuménisme, sur la Liberté religieuse, sur les Religions non-chrétiennes. Mais nous reparlerons de ce sujet.
A propos de la liturgie, en dehors de la contribution à la Constitution qui s'y rapporte, il convient de rappeler l'appui inconditionné qu'il accorda au travail d'avant-garde des liturgistes, et donc au cardinal Lercaro, par la suite mis à l'écart — ainsi que sa présence attentive et dynamique à certaines d'entre les premières réalisations de la réforme liturgique, hier si mouvementée et désormais presque statique. Combien pourraient encore évoquer ce souvenir? Le cardinal Bea, en date du 21 juin 1964, est un des quatre cardinaux, pas un de plus! avec Lercaro, Ritter et Meyer, qui prend part à la première concélébration catholique, dans l'Eglise de Saint-Anselme, sur l'Aventin...
L'oecuménisme du cardinal Bea était grandement influencé par les contacts qu'en raison de ses diverses charges il avait pu avoir avec des milieux de culture biblique, ou avec les milieux sociaux des communautés protestantes, plus particulièrement, en Allemagne. Il disait et redisait volontiers que là où avait commencé une des tragédies les plus irréparables de la vie moderne de l'Eglise catholique — la déchirure de la Réforme — là devait prendre naissance un mouvement de réunion, bénéfique pour toutes les Eglises. C'est la raison pour laquelle il avait instauré avec d'innombrables protestants, dont certains de grand nom, une fidèle amitié, véritable début d'une communion dans la foi en un seul et unique Seigneur. La capacité de susciter des relations humaines était un don évident du cardinal Bea, et ceux qui l'ont connu personnellement, se le rappellent, comme s'en souviennent les générations qui ont fréquenté ses cours bibliques. Mais il a été justement relevé que cette capacité si singulière de susciter l'amitié humaine, sincère et généreuse, s'était brusquement métamorphosée en impulsions et ouvertures de vraie communion spirituelle.
Les membres du Secrétariat, dirigé par le cardinal Bea, se souviennent encore d'une séance plénière pendant laquelle il s'est agi d'admettre des « observateurs » au Concile. L'atmosphère était dramatique, car, d'une décision, positive ou négative, pouvait se trouver entièrement déterminée la future orientation oecuménique de l'Eglise catholique, tout comme pouvaient être mises en jeu les possibilités « catholiques » d'une réunion avec les autres chrétiens... C'est alors que le cardinal Bea demanda aux pères présents, et à chacun d'entre eux, si les « observateurs » devaient, ou non, être convoqués. Au fur et à mesure des réponses positives, l'atmosphère devint plus respirable: une bataille avait été gagnée, et dont les conséquences durent encore.
Si nous examinons, de plus près, la contribution spécifique du cardinal Bea au document relatif à l'oecuménisme, il importe de concentrer notre attention sur la valeur permanente de l'oecuménisme: celui qui s'exprime sans aucun adjectif confessionnel mais qui peut être d'un certain adjectif « pneumatologique »: l'« oecuménisme spirituel ». L'oecuménisme spirituel est universel: il doit être le partage de tous les chrétiens, sans aucune exception, depuis les techniciens de l'oecuménisme jusqu'aux jeunes, qui ne sont en rien coupables des vieilles divisions. Une certaine action supérieure est, en effet, dévolue — par définition — à certains « experts » (c'est pourquoi, en toute communauté chrétienne, opèrent des organismes appropriés), mais il n'en reste pas moins que tous les chrétiens doivent s'efforcer de vivre la grâce du Seigneur selon une quadruple orientation soulignée dans Unitatis Redintegratio (Nos 6 à 8), où les piliers de l'action oecuménique, mue par l'Esprit de Dieu, sont décrits au nombre de quatre: a) la conversion du coeur de tout chrétien, c'est-à-dire depuis la « confession du péché » personnel jusqu'à la « conversion du péché », selon une heureuse expression moderne; 2) la réforme continue de l'Eglise et des Eglises; 3) le retour à la « prière en commun » (par exemple, lors de la Semaine de l'Unité); 4) la soumission à l'action de la Providence et à l'influx du Saint-Esprit. Ces quatre points constituent la véritable essence de l'oecuménisme, assurent sa pérennité, même lorsque l'unité aura été éventuellement atteinte.
Si les quatre points en question se trouvent réunis dans le document, deux sont dûs à la pensée personnelle du cardinal Bea. En effet, celui-ci avait étudié et approfondi, durant des dizaines d'années, la doctrine du Baptême selon le Nouveau Testament, et, en particulier, chez saint Paul (1 ère Epître aux Corinthiens, 12, 13) où nous lisons: « Nous tous, Juifs et Grecs, esclaves et hommes libres, nous avons été baptisés en un unique Esprit pour constituer un corps unique ». Cette vie du Baptême, vécue sur la base de la seule et unique foi en Jésus-Christ, Seigneur ressuscité pour la gloire du Père, est vécue en commun par tous les chrétiens, même s'ils se trouvent divisés par des hostilités externes. Or donc, puisque le fruit de l'Esprit Saint, reçu lors du baptême, est également la Foi, l'Espérance et la Charité, voici que, vivant ces. réalités, tous les chrétiens se trouvent déjà au sein d'une première et authentique forme d'unité qui leur permet d'accéder à un premier et irremplaçable témoignage en commun, devant le monde, « afin que le monde croie » (Jean 17,21).
Conséquence décisive dans le domaine des réalités humaines, que la pensée aiguë du cardinal Bea a bien saisie: si le seul et unique Esprit de Dieu a donné la foi et s'il l'a scellée avec le baptême de mort et de résurrection, seul l'unique Esprit de Dieu pourra reformer l'unité que le péché des hommes a brutalement rompue. Mais c'est alors que se pose la nécessité d'une action commune des chrétiens, pour demander cette union dans le sens où Jésus-Christ la demandait au Père, au cours de la nuit même « où il fut livré » à la mort, durant la dernière Cène.
Comme on le voit, tel est le noyau central de toute la pensée du Concile Vatican II, et, devant lui, plus ou moins expressément, de la pensée du pape Jean XXIII: le cardinal Bea a le mérite de l'avoir compris un des premiers, de l'avoir mis en lumière et de l'avoir commenté en des occasions innombrables, puis de l'avoir fait introduire dans la réalité concrète du Concile.
Nous citerons, pour conclure, ces profondes paroles du Dr. Carson Blake, Secrétaire Général du Conseil OEcuménique des Eglises:
« Le mouvement oecuménique a perdu un grand pionnier dans la personne du cardinal Bea qui, au cours de sa vie, était devenu le symbole de la recherche de l'unité, à l'intérieur de l'Eglise chrétienne. C'était un homme de grand courage, toujours prêt à prendre des risques, en toute connaissance de cause — parfois même au-delà des règles de prudence — pour favoriser la recherche de l'unité. Il avait un esprit essentiellement positif et une bienveillance naturelle. Pendant le Concile de Vatican II, la force de sa personnalité attachante et de sa grande érudition biblique ont conduit les évêques à utiliser pour la première fois le terme de 'frères séparés' lorsqu'ils parlaient des autres chrétiens plutôt que les anciens termes de condamnation. ... Sa force d'espérance a toujours permis au cardinal Bea de découvrir de nouveaux moyens de surmonter les obstacles, apparemment insurmontables, à une expression plus pleine de l'unité fondamentale du peuple de Dieu dans sa totalité. » (Cf. Soepi, No 42: 35ème année, 21 novembre 1968, p. 8.)