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SIDIC Periodical XXVIII - 1995/2
Trentième anniversaire de Nostra Aetate: le dialogue juifs-chrétiens dans le contexte du dialogue interreligieux (Pages 15 - 18)

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Le dialogue entre juifs et chrétiens - A-t-il vraiment commencé ?
Richard Harries

 

Si nous sommes tentés d'être rassurés au sujet du dialogue entre juifs et chrétiens, les points de vue d'un érudit juif américain distingué, Jacob Neusner, provoquent un choc salutaire. Selon Neusner beaucoup de ce qui se dit être un dialogue est tout simplement un semblant, ce qu'il appelle des "monologues juxtaposés": Une vraie rencontre n'a pas encore commencé. Neusner a présenté cette thèse très dure dans nombre de ses publications, tout récemment dans Telling Tales (Westminster/John Knox Press, 1993).

Neusner pense que le judaïsme avec lequel le christianisme a été en dialogue est pour une grande part une invention du christianisme lui-même pour servir ses propres fins. Ce dernier a notamment inventé un judaïsme légaliste, une religion de la lettre plus que de l'esprit, ceci en grande partie pour servir la propagande protestante contre le catholicisme. Les polémiques protestantes contre le judaïsme ont aidé à renforcer l'attaque contre ce qui était conçu comme un catholicisme romain légaliste.

Tandis que nous avons peut-être surmonté ceci dans le dialogue moderne, nous souffrons, selon Neusner, d'un défaut qui n'est pas beaucoup moins sérieux. Nous ne sommes pas prêts à envisager les différences fondamentales entre les deux religions. Nous cherchons autant que possible un terrain commun, des rapprochements prématurés, et nous atténuons les différences de deux religions qui sont à bien des égards opposées et incompatibles. Beaucoup de juifs aujourd'hui par exemple affirment que Jésus, en tant que personne humaine, était un bon juif. Les chrétiens donnent leur accord avec un signe de la tête. Cependant c'est un fait historique que l'Église a prêché Jésus comme le Fils de Dieu incarné. Ainsi, "ou bien le judaïsme aborde Jésus Christ, Dieu incarné (ou d'autres expressions, aussi critiques, de la théologie chrétienne) ou bien il n'aborde pas du tout le christianisme."

Du côté chrétien, afin de faire une place au judaïsme dans la théologie, un grand nombre de chrétiens proposent aujourd'hui l'idée de deux alliances. Cependant le judaïsme prétend être le vrai Israël et, historiquement, il a tout simplement ignoré le christianisme, le traitant théologiquement comme une déformation insignifiante. Neusner pense qu'aucun vrai dialogue ne peut avoir lieu si nous n'acceptons pas ces différences, sans en détourner notre regard.

L'attitude de Martin Buber

Martin Buber a écrit qu'il n'habitait pas loin de la ville de Worms et qu'il se promenait dans la cathédrale "avec une joie brûlante, la contemplant." En contraste, le cimetière juif ne contenait que des pierres tordues, fendues, informes, posées au hasard. Cependant: "Je me suis tenu là debout, uni à la poussière et par elle aux Patriarches. Ceci est un souvenir de la proximité avec Dieu qui est donnée à tout juif. La perfection de la maison du Dieu chrétien ne peut pas me séparer de cela; rien ne peut me séparer de l'histoire sacrée d'Israël."

Neusner critique cette attitude positive envers le christianisme. Lui aussi s'est promené à Worms, admirant l'architecture des cathédrales. Mais il ne pouvait oublier comment les chrétiens de Worms ont tourné le dos à la communauté juive quand elle célébrait son 900ème anniversaire, en 1934, ou comment les citadins restaient là sans rien faire en novembre 1938 et regardaient brûler la synagogue médiévale de Rashi: "Je me suis promené autour des bâtiments massifs, solennels, de l'église avec un tout autre sentiment que celui d'"une joie brûlante." A de tels moments l'idée d'une double alliance semble plutôt peu vraisemblable que simplement hérétique." (page 103)

Neusner croit que la rencontre vraie et honnête avec l'autre ne pourra commencer que lorsque "les deux religions reconnaîtront ce fait simple: elles sont vraiment totalement différentes l'une de l'autre." (page 104). Il est honnête en ce qui concerne ses propres sentiments en ce domaine. "Tandis que quelques-uns de mes meilleurs amis sont des chrétiens, si je regarde cette question globalement, je le confesse, je trouve vraiment difficile d'aimer le christianisme." (page 97)

La base d'un vrai dialogue

Qu'est-ce que Neusner propose alors comme base de ce vrai dialogue qu'il recommande? D'abord, d'engager les sentiments autant que l'intellect. Ce qui nous touche, ce n'est pas seulement de découvrir les croyances que nous avons en commun, mais de l'expérimenter dans l'autre. Le vrai dialogue nous incite à sympathiser avec l'autre, plutôt que de consentir sans nécessité à ses doctrines. Neusner pense qu'on peut y arriver en trouvant, dans sa propre tradition religieuse, des ressources qui pourront pour ainsi dire former une porte d'entrée dans l'autre, ou fournir une analogie pour la compréhension de quelques aspects de ses croyances.

Il nous donne l'exemple d'une tentative juive d'entrer dans la dévotion catholique romaine envers Marie et son rôle spécial d'intercession devant Dieu. Il étudie l'explication rabbinique du livre des Lamentations, en Lamentations Rabbah. Il s'agit ici de Dieu qui envisage de détruire le Temple et d'envoyer les Israélites en exil en Babylonie. Abraham supplie Dieu de ne pas faire cela, Isaac, Jacob et Moïse font de même, tous sans succès. Alors "Rachel, notre mère, descendit dans l'arène" et fit remarquer à Dieu qu'elle avait attendu sept ans pour Jacob et qu'après ces sept ans, quand le temps de ses noces était venu, sa soeur avait pris sa place dans le lit. Mais ayant compassion d'elle, Rachel s'était glissée sous le lit où Jacob était couché avec sa soeur et:" J'ai donné toutes les réponses pour qu'il ne reconnaisse pas la voix de ma soeur. Je n'avais que bienveillance pour elle, je n'étais pas jalouse d'elle, je n'ai pas permis sa confusion. Moi, je ne suis qu'un être mortel, de poussière et de cendres. Mais tu es le Roi, vivant, éternel et miséricordieux. Comment se fait-il que tu sois jaloux de l'idolâtrie qui n'est rien, et que tu aies envoyé mes enfants en exil pour cela?" Aussitôt la miséricorde du Saint, béni soit-il, monta en lui, et il dit: "À cause de Rachel je vais ramener les Israélites dans leur pays." Neusner pense que les histoires sont d'une très grande importance pour nous aider à sentir avec une autre religion; cette histoire l'aide à comprendre un peu la place de Marie dans la foi catholique romaine.

Neusner développe un thème semblable, en lien avec la doctrine chrétienne de Dieu devenu un être humain. Partant de la croyance en Dieu qui a créé les humains à sa propre image, il voit dans l'image biblique de Dieu le sentiment divin, le pathos divin, la passion divine. Cela, pense-t-il, permet à un juif de comprendre le fait que les chrétiens puissent croire que Dieu est venu partager les attributs d'un être humain.

D'un autre côté, il croit qu'à partir de leur compréhension du Christ et du Corps du Christ les chrétiens peuvent commencer à saisir ce que signifie Israël pour les juifs. Ainsi, quand on cite le passage du Serviteur souffrant en Isaïe 53, les chrétiens comprennent qu'"il y a à peine un juif dans le monde qui lise ces paroles sans comprendre, sans aucun doute, que quand Isaïe parlait, il nous parlait de l'Holocauste." (page 146)

A la lumière de l'expérience

Je pense que beaucoup de ce que Neusner dit devait être dit, particulièrement peut-être en Amérique. Mais, d'après mon expérience, ceux qui sont engagés dans un dialogue responsable ont toujours pris au sérieux les différences entre les deux religions, comme aussi le grand domaine commun. Ainsi le document "Juifs, Musulmans et Chrétiens: la façon de dialoguer", qui a été adopté par la conférence anglicane de Lambeth en 1988 a, par exemple, constaté clairement que le dialogue comporte trois choses: compréhension, affirmation et partage. Ce partage est un partage des différences. Il est dit très explicitement que le vrai dialogue suppose qu'on arrive à la rencontre avec ses convictions les plus profondes, même quand elles sont très différentes de celles du partenaire. Dialoguer ne veut pas dire qu'il faut, comme condition préalable, effacer les différences. Au contraire cela signifie qu'on introduit ces différences dans des relations de respect et de confiance mutuelles.

Je pense que nous serions tous d'accord avec l'accent de Neusner sur les affections comme sur l'intellect. Afin de commencer à comprendre quelque chose au judaïsme, il faut qu'il y ait des aspects qui me touchent. Cependant j'ai ici deux questions.

La première est fondamentale et n'a peut être pas de réponse. Comment pouvons-nous savoir si nous avons vraiment compris le point de vue d'un autre, ou vraiment commencé à sentir quelque chose de ce que lui ressent?

Ce point m'a touché d'une façon particulièrement forte dans son explication intéressante de Rachel et le parallèle qu'il y voit avec Marie. Car, dans la dévotion chrétienne, Marie est humble et soumise: "Voici la servante du Seigneur, qu'il me soit fait selon ta parole." Nous l'envisageons agenouillée, avec une douceur paisible, comme dans une peinture de Sienne. Son rôle d'intercession vient uniquement de cette capacité totale de répondre au projet divin sur elle; c'est cela qui la rend et la garde proche de Dieu. L'image de Rachel en Lamentations Rabba est saisissante, et les chrétiens en ont beaucoup à apprendre. Dans le judaïsme, la tradition de gens qui sont prêts à discuter avec Dieu, qui ont assez de courage pour introduire leur propres valeurs morales dans le dialogue et insister pour que Dieu les respecte, comme Rachel le fait, est d'une importance morale décisive. Le christianisme, avec sa conception non contestée d'une obéissance aveugle, devrait prendre cela en considération. Néanmoins je dois dire que si Neusner arrive à comprendre Marie à travers la figure de Rachel, il ne s'agit pas là de la compréhension de Marie qui domine la conscience chrétienne. Il a compris quelque chose, il a été touché par quelque chose d'important, mais je doute que cela ne le mène très loin dans le coeur chrétien.

Le défi du dialogue

Ceci m'amène à mon second point. Dans le document de Lambeth déjà mentionné, nous avons souligné, dans la section sur la compréhension, que comprendre veut dire permettre à une autre religion de se définir avec ses propres termes. Cela signifie que nous mettons de côté nos propres stéréotypes et essayons de voir avec leurs yeux. Maintenant, nous ne pouvons bien sûr faire cela au début que dans les termes de notre propre tradition. Mais je soupçonne que cela signifie aller plus loin encore que Neusner ne le propose. Quand quelqu'un expose ce que le judaïsme signifie pour lui, je peux quelquefois commencer à sentir une vive émotion spirituelle, l'attrait et la force de cela en ses propres termes. Je pense qu'il n'est pas nécessaire de rester entièrement dans des catégories chrétiennes pour faire cette expérience. Je suppose que les catégories ont plus à faire avec une compréhension religieuse en général, informée bien sûre par ma propre perspective chrétienne, mais pas complètement limitée par celle-ci.

En lisant Jonathan Sacks, je peux sentir quelque chose de la force d'un traditionalisme renouvelé. En lisant Jonathan Romain, je peux sentir quelque chose de l'attrait d'un judaïsme qui se développe et essaie de répondre aux défis contemporains d'une manière créative. Les deux ont quelque chose de convaincant. Je pense qu'avec cela on se rapproche du coeur du défi de n'importe quel dialogue religieux. Comprendre vraiment signifie être déjà à moitié convaincu. L'esprit et le coeur sont sortis et ont vu le monde à travers les yeux de l'autre. C'est une situation dangereuse et vulnérable, c'est pourquoi nous ne l'aimons pas. Le juif raconte son histoire et, pour un moment, nous voyons la vie ainsi. Le chrétien raconte son histoire et c'est la même chose. C'est dangereux, parce que si nous sommes à moitié persuadés nous pourrions l'être aussi tout à fait, et alors où serions-nous! Le vrai dialogue implique qu'on vit aux frontières, comme le professeur Donald Macinnon l'a écrit dans un autre contexte. Cela signifie sentir les incursions des deux côtés. Puisque, en y étant, on est dans une position exposée, nous préférons en général garder la distance.

Je crois que Jacob Neusner sous-estime aussi l'importance de délimiter le terrain commun. Si nous voulons confronter honnêtement nos différences, nous ne pouvons le faire sans briser des relations, sans avoir trouvé un terrain où nous tenons debout tous les deux. Cela n'est pas difficile dans les relations entre le judaïsme et le christianisme, malgré le fait que tous les deux se sont développés de façons différentes. Neusner a sans doute raison de dire que quelques-uns de nos efforts pour trouver un terrain commun sont prématurés ou trop faciles. Ils le sont certainement s'il n'y a que cela dans le dialogue. Ce terrain commun est un aspect essentiel, merveilleux et passionnant des relations entre juifs et chrétiens dont nous ne devons pas avoir honte.

Le vrai dialogue implique la compréhension, l'effort de comprendre le partenaire en ses termes à lui plutôt que simplement dans les nôtres; il implique que nous nous laissions ramener à ses point de vue du monde non seulement par l'intellect, mais comme Neusner le propose avec raison, aussi par le coeur; il implique l'affirmation, la célébration des domaines de foi et de pratique que nous avons en commun. Il implique le partage, l'apport au dialogue de nos convictions les plus profondes, même si elles sont potentiellement douloureuses pour l'autre. Cependant en cela nous avons raison, sans pour autant sous-estimer ou atténuer les différences, de chercher sous le regard de Dieu un développement qui permette aux différences elles-mêmes de paraître différentes.

Le dialogue à l'intérieur d'une commission internationale de théologiens anglicans et catholiques romains, le ARCIC, est un des exemples les plus réussis de dialogue de ces dernières années. Le degré d'acquiescement final a surpris les participants. Nous ne sommes pas parvenus à cet accord en essayant d'éliminer les doctrines, en négociant ou en faisant des compromis au sujet des croyances. Nous y sommes arrivés en travaillant les vieux problèmes avec des méthodes nouvelles. Les problèmes qui ont divisé l'Eglise chrétienne au moment de la Réforme, tels que la nature de l'autorité, la signification de l'Eucharistie etc... tout cela a commençé à paraître différent quand des Anglicans et des Catholiques romains, partageant les méthodes communes de la science historique et biblique, ont découvert une convergence nouvelle dans la manière de regarder les choses.

En ce qui concerne les relations entre le judaïsme et le christianisme la tâche est, bien sûr, beaucoup plus difficile. Tout en regardant à nouveau notre histoire, l'histoire que nous partageons comme peuples de Dieu autant que l'histoire que nous avons vécu à part, dans un antagonisme tragique (antagonisme surtout du côté chrétien), nous ne devrions pas éliminer à l'avance la possibilité de découvrir aussi une convergence étrange de l'esprit.


* Richard Harries est l'évêque anglican d'Oxford et le Président de l'Exécutif du CCJ. Son dernier livre est intitulé Is there a Gospel for the Rich? (Moybrays). Traduction d'un article paru dans Common Ground 1993 N. 3

 

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