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Le Jésus historique en Israël aujoud'hui
Ghana Safrai
Tout récemment, il y a moins d'un an en fait, P.E. Lapide sortit un ouvrage qui touche directement au thème qui nous occupe 1. Il utilise une présentation intéressante, quoiqu'assez subjective comme il le dit lui-même 2; il divise son travail en trois parties. La première, celle qui nous concerne davantage, traite des diverses tentatives littéraires faites sur Jésus et son époque dans les milieux juifs. La deuxième, à laquelle Lapide lui-même accorde le plus d'intérêt, parle de l'enseignement donné en Israël sur le sujet; la troisième partie résume l'histoire de l'attitude officielle juive envers Jésus telle qu'elle se reflète dans la littérature rabbinique au cours du temps. D'une certaine façon, ces trois chapitres de Lapide reprennent quelques aspects de la question en général, de ce problème à multiples facettes que constitue l'attitude juive vis-à-vis du Jésus historique.
Il est assez intéressant de noter qu'il devient ici nécessaire de distinguer les tentatives littéraires en général et les oeuvres littéraires des rabbins. Distinction qui ne s'applique pas obligatoirement de façon exclusive au contexte qui nous occupe; on pourrait même dire qu'il en va ainsi depuis presque toujours dans le monde juif. Ce qu'on peut préciser, je crois, c'est ceci: la différence mentionnée n'a fait que s'accentuer dans les temps modernes et le fossé s'est élargi plus encore ces dernières années; nous ne pourrions en effet, en ce qui regarde Israël, signaler aucune oeuvre récente traitant de notre sujet dans les milieux dits rabbiniques. L'ouvrage de Lapide offre un mélange assez intéressant de points de vue du passé que nous ignorerons ici.
Comme il a été déjà signalé, Lapide consacre une partie importante 3 de son livre à la question de l'enseignement israélien sur le thème que nous étudions.
Il y donne un compte-rendu assez long d'une enquête récente faite par le Ministère de l'Éducation pour évaluer ce que les écoles israéliennes proposent en fait d'information sur le christianisme. Sans entrer dans les détails, je dirai que le tableau général me frappe par sa pauvreté; opinion qui est, semble-t-il, partagée par la commission d'enquête, car Lapide poursuit en décrivant sous forme d'esquisse, un nouveau livret, publié à l'usage des professeurs pour accroître et approfondir leurs connaissances au bénéfice de leurs élèves. L'enseignement israélien sur le christianisme primitif, sur le Jésus historique ou sur la théologie chrétienne de base a beau être succinct, il présente au moins un aspect important: il s'efforce sérieusement de ne pas faire porter sur l'image du christianisme primitif l'ombre des relations pénibles qui furent celles des juifs et des chrétiens au Moyen Age. Dans un article antérieur sur les manuels scolaires israéliens', Lapide résumait ce point de la façon suivante: le tableau est, dans l'ensemble, très positif, et cela d'autant plus qu'il y eut des plaintes de la part de certains rabbins; ceux-ci, affrontés aux problèmes américains que posait une récente implantation juive dans la libérale Amérique, craignaient que cette attitude positive, ouverte et libérale, ne créât des difficultés quant à l'assimilation.
Ce dernier argument illustre clairement les dangers et montre aussi les voies diverses dans lesquelles pourrait s'engager la discussion sur le Jésus historique ainsi, d'ailleurs, que toute autre question touchant au christianisme. Il existe des articles et des livres qui traitent moins des problèmes qui émergent à partir de sources données, que de l'attitude juive ou israélienne à leur égard; ils sont peu nombreux et cela n'est guère surprenant. Une forte pression à but éducatif s'exerce, visant soit les éventuels préjugés juifs, soit le dialogue judéo-chrétien. On peut lire à titre d'exemple les remarques de S. Ben Chorin à la fin d'une conférence qu'il donnait à l'Institut Théologique Suédois de Jérusalem. Le sujet en était: « Jésus et Paul dans leurs contextes juifs »5. Le conférencier termine par un court « sermon » en disant qu'il ne s'attend pas à ce que l'auditoire accepte le cri de ses accents fortement juifs, mais il aimerait cependant que l'on accordât quelque attention à l'approche qui est la sienne.
Un certain nombre d'articles très honnêtes semblent avoir été publiés dans plusieurs revues engagées dans le dialogue judéo-chrétien: D. Flusser, « Inwiefern kann Jesus für Juden eine Frage sein », Concilium, vol. 10, 1974, p. 596 s. Ou P.E. Lapide, « Jesus in Israeli Schoolbooks », Journal of Ecumenical Studies, vol. 10, 1973, p. 515 s. Ou S. Ben Chorin, « The Image of Jesus in Modern Judaism », Journal of Ecumenical Studies, vol. 11, 1974, p. 401 s. Et encore D. Flusser, « Thesis on the Emergence of Christianity from Judaism », Immanuel, 1972, p. 74 s. Ou les deux articles écrits conjointement par S. Safrai et D. Flusser, « Die Auslegung der Bibel in der tannaitischen Literatur » et « Die Auslegung der Bibel im Neuen Testament » dans Juden und Christen lesen die selbe Bibel, ed. par H. Kremers, Duisburg 1977, p. 5 s. On pourrait ajouter encore quelques titres, bien que ceux-ci suffisent à donner une idée assez claire de ce dont nous parlons. Cependant, il peut être intéressant de mentionner un autre article de D. Flusser, le seul qui soit écrit en hébreu: « Le christianisme aux yeux du juif », Keshet Be`anan vol. 38, 1976. Cet article représenterait ce qu'on pourrait appeler l'attitude utilitaire, celle qui voit Israël confronté au dialogue judéo-chrétien en général.
Loin de moi la pensée de méconnaître le rôle très important de toute l'activité littéraire mentionnée ci-dessus. Savants et profanes, juifs et chrétiens ont toujours besoin d'être éclairés sur les bénéfices mutuels que peut leur apporter une meilleure compréhension les uns des autres. J'aimerais pourtant attirer l'attention de mes lecteurs sur un aspect légèrement différent de la recherche actuelle en la matière, telle qu'elle semble s'être développée en Israël ces dernières années. En 1925, H.A. Wolfson écrivait (et ceci semblait pratiquement un rêve alors) que Jésus devait être revendiqué par les juifs comme faisant intrinsèquement partie de la pensée juive 6. Comme on l'a dit précédemment, ce rêve n'a pas encore été réalisé, mais je voudrais ajouter quelques remarques sur ce point. L'importance de l'histoire de Jésus pour l'histoire du judaïsme qui lui était contemporain est un sujet très discuté parmi les savants juifs, et cela depuis le début; mais Wolfson ne pouvait considérer le fait comme allant de soi; c'est d'ailleurs un point sur lequel on revient encore en 1970 (S. Sandmel dans son livre We Jews and Jesus, London 1970). Lorsque A. Biichler traite des prêtres de Jérusalem dans l'un de ses livres 7, il reconnaît très bien l'importance des Évangiles au regard de la question; il est au courant de tous les détails; il est donc surprenant qu'il choisisse de regrouper ensemble tout ce qu'on appelle les preuves du nouveau Testament 8, plutôt que de les traiter une à une dans leur contexte rabbinique général. Cet ouvrage fait un usage étonnamment limité des Évangiles, et pour décrire la veille de la Pâque ainsi que l'atmosphère quasi festive lors du sacrifice de l'après-midi, il cite Wolf son — il faut le souligner — plutôt que les versions synoptiques 9.
Comparons, à titre de référence, un livre plus récent de S. Safrai, The Pilgrimage in the Second Temple Period (1963). Les citations du nouveau Testament en général et des Évangiles en particulier sont largement répandues à travers tout l'ouvrage; mais, et ceci est encore plus important, la place qu'elles occupent correspond toujours au sujet traité, sans jamais le déborder. Si l'auteur rapporte l'histoire de la dernière Cène, c'est parce qu'il désire décrire l'atmosphère festive de Jérusalem le jour de la Pâque et que l'Évangile en donne une preuve importante; l'Évangile est cité comme le serait toute autre source disponible. Ceci peut sembler un argument très flou; ces quelques pas, pourtant, en direction du rêve de Wolfson sont très réalistes aux yeux des savants d'aujourd'hui. Lisons D. Flusser: quand il critique la version du procès de Jésus selon H. Cohen 10, c'est là-dessus qu'il insiste, semble-t-il. C'est précisément sur ce terrain qu'il reproche à Cohen de nombreuses erreurs sur des détails variés. Il ne cesse de se plaindre et de dire que nous avons un devoir premier envers l'histoire telle qu'elle se déroule; le devoir d'utiliser toutes les sources disponibles. La requête fondamentale de Flusser est celle-ci: permettons aux détails de se grouper d'eux-mêmes pour dessiner un certain tableau d'où nos préjugés seront absents.
Il n'est pas si facile d'utiliser sans réticence, sans avoir constamment l'impression d'agir de façon inhabituelle, le matériel qui a trait à l'histoire de Jésus. C'est pourtant là une attitude que l'on rencontre aujourd'hui à Jérusalem. Lors d'un Séminaire récent dirigé conjointement par D. Flusser et S. Safrai, on étudiait Tana Debei Eliahu, livre que tous deux considèrent comme un Midrash tannaïtique ". L'une des caractéristiques de cet ouvrage réside dans ses prières: celles-ci sont intéressantes à la fois par le langage qu'elles emploient et par le contexte qui les entoure. Aucune recherche sérieuse n'a été faite jusqu'à présent sur le sujet, mais il est un détail qui se rapporte à notre étude présente. Certaines de ces prières s'ouvrent par le célèbre début: « Mon Père, que ton grand nom soit béni » 12. Cette façon de commencer la prière se trouve évidemment comparée à d'autres formules déjà connues; la « prière du Seigneur », entre autres, est mentionnée comme étant relativement l'un des principaux et des meilleurs exemples. Et cela est fait, redisons-le, non pour des raisons « oecuméniques » mais pour apporter une preuve indubitable de l'origine tannaïtique de la phrase.
C'est la même méthode qui amena R. Lindsey, membre de l'Église baptiste de Jérusalem, à développer sa « théorie » de la priorité de Luc. Comme il le dit lui-même, le point de départ fut son essai d'une nouvelle traduction de Marc en hébreu rabbinique. Il n'avait, selon nous, aucune hypothèse directrice; c'est durant sa recherche qu'une certaine image apparut peu à peu 12. Moyennant quelques modifications, et sans être jamais considérée comme allant de soi, la priorité lucanienne semble être l'hypothèse de travail adoptée par D. Flusser dans tous ses ouvrages récents. Il ne cesse de répéter et de souligner que la tradition lucanienne présente une version meilleure, plus exacte et plus proche des traditions juives. Les articles de Flusser paraîtront dans quelques semaines sous forme de recueil qui comprendra aussi bien des inédits que des refontes de travaux déjà publiés 14. Dans l'un des artides touchant à la question synoptique, l'Auteur développe les implications de la théorie de Lindsey 15. Et nous retrouvons le problème majeur: quelle est la meilleure version synoptique, ou tout au moins la mieux conservée par rapport aux sources rabbiniques correspondantes ainsi qu'à d'autres sources, écrits de Qumran et de Philon d'Alexandrie, ouvrages grecs.
Dans un article très court écrit en 1973, S. Safrai distinguait un groupe particulier de Rabbis à l'intérieur du mouvement pharisien comme tel; ce sont les hassidiens (les pieux)16• Depuis lors, le tableau a gagné en profondeur et il faut noter que bien des enseignements spécifiques attribués à jésus ont leur racine dans ce milieu des hassidiens. Nous avons déjà remarqué la similitude de forme entre la prière du Seigneur et les prières du Tana Debei Eliahu. Une telle similitude prend une signification encore plus grande quand on cherche à comprendre les deux sources et que l'on retrouve bien des traits piétistes dans le Tana Debei Eliahu. Qu'il suffise ici d'un exemple. Même une lecture superficielle permet de relever dans le Tana Debei Eliahu des traces nombreuses et des refontes littéraires de Derech Eretz. Cet ouvrage — Derech Eretz — présente une grande affinité avec la littérature des « Deux Voies et la littérature des Rabbis hassidiques. Dans un article qui paraîtra bientôt, D. Flusser tente de circonscrire ce milieu littéraire et idéologique ". La compréhension conjointe des deux prières semble aujourd'hui constituer un élément supplémentaire pour comprendre de façon plus exacte et plus profonde la place de Jésus dans son environnement judaïque.
Branchant sur ce point de vue, voici qu'apparaît une signification différente de l'expression « conscience que Jésus avait de lui-même » et, corollairement, de ce qu'on appelle les aphorismes en « Je ». Nous avons, par exemple, remarqué le langage de la prière dans le Tana Debei Eliahu; et D. Flusser compare la conscience que Jésus avait de lui-même avec la compréhension de soi qui était celle de Hillel l'Ancien 18 en impliquant que nous nous trouvons face à deux cas semblables: il s'agit, pour l'un comme pour l'autre, d'une personnalité charismatique comme en connaissaient les hassidiens de l'époque. Jésus et Hillel, étaient tous deux fortement convaincus de la possibilité qu'a l'homme d'atteindre le divin. S'il y a une différence entre Jésus et Hillel, ce n'est pas dans leur personnalité historique qu'on peut la trouver; mais peut-être dans leur manière d'interpréter leur conviction au sein des communautés respectives.
Deux livres sur la question très débattue des paraboles de Jésus sont en voie de parution. L'un de J. Bloch et l'autre de D. Flusser — deux Universitaires israéliens qui étudient la relation entre le christianisme et la pensée juive. Le seul fait qu'il existe deux tentatives de cette sorte pour creuser à fond ce problème théologique crucial est en soi très significatif. Les érudits juifs en général, les israéliens en particulier, n'hésitent pas à aborder ce sujet et ne pensent pas dépasser les limites des recherches religieuses qui leur reviennent. Au contraire, avec la connaissance qu'ils ont de leur propre culture ils pensent pouvoir offrir une contribution neuve au dialogue judéo-chrétien. De ce point de vue, notons avec intérêt que les deux livres cités apparaîtront en allemand 19. Les deux écrivains sont intéressés par le message réel qui jaillit de cette façon d'enseigner; mais là s'arrête la ressemblance, autant que je puisse en juger sans avoir lu les ouvrages. Bloch semble insister sur l'aspect théologique des paraboles, qui étaient le moyen utilisé par Jésus pour proclamer la venue imminente du Royaume des cieux. Flusser, lui, essaie de dégager le sens « vrai » des paraboles, en elles-mêmes et dans la forme littéraire qu'elles prennent dans la littérature rabbinique. Il consent volontiers à dire que Jésus fut l'un des meilleurs conteurs de paraboles, si l'on peut en juger par le nombre très restreint d'exemples conservés, de ce genre littéraire ancien et très important. A partir de cet arrière-plan, Flusser met l'accent sur l'ensemble du message social transmis par la parabole, et tend à rattacher ce message aux traits piétistes et sociaux de ce Rabbi historique et charismatique, peu différent, somme toute, d'autres Rabbis contemporains, tout en le situant à un niveau littéraire supérieur.
Y a-t-il une « école » en Israël? L'érudition y est-elle différente de ce qu'elle est ailleurs dans le monde? Certes, les juifs tendent à insister sur le personnage du Rabbi historique — Lapide et Ben Chorin résumaient en ce sens leurs articles sur le sujet 20 - mais il semble qu'une autre image, mieux définie, pourrait-on dire, soit en train de se dessiner. Non en raison d'une idéologie différente, mais plutôt à cause de l'usage sérieux et impartial qui est fait de toutes les sources accessibles. Dans la préface de sa courte monographie: Jésus, Flusser explique qu'il tient à prouver qu'on peut encore parler et écrire sur Jésus. Il semble bien qu'au regard des sources, on doive aller de l'avant et chercher une compréhension meilleure et plus profonde.
1. P.E. LAPIDE, Ist das nicht Josephs Sohn? Jesus in Heutigen Judentum, 1977.
2. Ibid. p. 42.
3. Ibid. p. 45 s.
4. P.E. LAPIDE, « Jesus in Israeli Schoolbooks », Journal of Ecumenical Studies, vol. 10, 1973, p. 515 s.
5. S. BEN-CHORIN, « Jesus und Paulus in Jüdischer Zeit », Annual of the Swedish Theological Institute, vol. 10, 1975-1976, p. 17 s.
6. WOLFSON, « How the Jews will reclaim Jesus » in J. JACOBS, Jesus as others saw him, 1925.
7. A. BÜCHLER, Die Priester und der Cultus im lezten Jahrzehnt des Jerusalemischen Tempels, Jahresbericht der Israelitisches Theologischen Lehranstalt, Wien 1895.
8. Ibid (en hébreu) p. 61-67.
9. Ibid p. 129.
10. D. FLUSSER, « The Trial and Death of Jesus the Christian », Molad, vol. 2, 1969 (en hébreu).
11. Pour un point de vue différent, voir: W.Z. WERBLOWSKI, « Philo and the Zohar », Journal of Jewish Studies, vol. 10, 1959, p. 25-44; 113-136.
12. Tana Debei Eliahu, ed. Ish-Shalom, 1969, p. 83, 89.
13. R.L. LibinsEv, A Hebrew Translation of the Gospel of Mark, Dugith, Jerusalem, 1969.
14. D. FLUSSER, Christianity and its Jewish sources (en hébreu, à paraître).
15. Ibid., « le texte littéral des quatre Évangiles synoptiques et leur relation ».
16. SAFRAI, « The Hasidic Mishna in Tannaic literature », Wehime Ein Josef, Volume-Souvenir en l'honneur de Josepf Amoral, 1973 p. 136 s. (en hébreu).
17. D. FLUSSER, ibid. « Il y a deux voies ».
18. D. FLUS SER, « Hillel's self-awareness and Jesus », Immanuel (4) 1974 p. 31 s.
19. N'y attachons tout de même pas trop d'importance: il existe d'autres raisons de circonstance.
20. S. BEN-CHORIN, « The image of Jesus in modernJudaism », Journal of Ecumenical Studies, vol. 11, 1974 p. 401 s. P.E. Lapide (voir note 1), p. 41-42.