Other articles from this issue | Version in English | Version in French
La mission chrétienne auprès des juifs après l'holocauste
Rolf Rendtorff
Il s'est passé quelque chose chez les chrétiens: depuis quelques années un mot nouveau a apparu dans les discussions de théologie: le mot « Holocauste ». Plus de trente ans ont passé — toute une génération d'hommes — depuis que /es chambres à gaz d'Auschwitz ont cessé leur horrible besogne, jusqu'à ce que les chrétiens ne commencent à refléchir sur ce qui est arrivé. Peut-être n'étaient-ils pas capables de le faire plus tôt, craignant de réaliser ce que des êtres humains avaient infligé d'autres être humains, leurs frères, et surtout quelle part y avaient prise les chrétiens. A l'ouverture du premier Symposium International sur l'Holocauste, tenu à la Cathédrale St. John the Divine, à New York, en Juin 1974, l'évêque du diocèse, le T.R. Paul Moore, disait:
« J'hésite à parler ce soir de ce qui sera le sujet de ce symposium. C'est tellement horrible que, bien que ce soit arrivé il y a déjà longtemps, nous continuons à nous en détourner avec horreur, et cela non seulement parce que c'est arrivé, mais parce que, si nous examinons le fond de notre coeur, nous savons que, nous aussi, nous étions à Auschwitz, que chacun de nous, en certaines circonstances, aurait été capable de commettre de telles atrocités ».
Ce qui est important, je crois, c'est que les chrétiens commencent à réaliser ce qui leur est arrivé à eux-mêmes, qu'ils commencent à se poser la question: quel est le sens de l'< Holocauste » pour le christianisme, pour la crédibilité de la foi et de la doctrine chrétiennes? Comment est-il possible qu'après presque deux mille ans d'histoire chrétienne, se réclamant d'un Evangile d'amour et de salut, ces crimes incroyables aient pu être commis au sein du peuple chrétien?
Théologie chrétienne et anti-judaïsme
Voyons d'abord l'aspect général de la question: La foi chrétienne transforme-t-elle l'homme et le rend-elle capable d'accomplir le bien au lieu du mal? Les chrétiens doivent réexaminer cette question à la lumière de l'Holocausse. Ils doivent se demander en particulier, si la prépondérance du dogme sur la morale ne serait pas l'une des principales faiblesses de la tradition théologique du christianisme, en même temps que de sa vie ecclésiale et spirituelle.
Un autre aspect de cette question concerne l'attitude des chrétiens envers les juifs. Y a-t-il une contribution spécifiquement chrétienne à l'antisémitisme qui aurait abouti finalement à l'Holocauste? S'il en est ainsi, comment ces éléments anti-juifs de la théologie chrétienne sont-ils liés à ce qui est l'essentiel du dogme chrétien? Ne sont-ils qu'un phénomène marginal, des déviations de ce qui est la vraie tradition chrétienne, ou bien appartiennent-ils à l'essence même du christianisme, étant liés à certains points essentiels du dogme? Ces questions ont été débattues pendant ces dernières années, surtout par des théologiens chrétiens d'Amérique. Je ne mentionnerai que deux livres: The Crujicixion of the Jouis, de Franklyn H. Littell, et Faith and Fratricide - The Theological Roots of Anti-Semitism, de Rosemary Ruether. Ces deux auteurs sont convaincus que l'ami-judaïsme chrétien est étroitement lié à l'essence même de la foi chrétienne, en particulier à la doctrine qui concerne l'Église, l'ecclésiologie, et à celle qui concerne le Christ et son oeuvre, la christologie. En ce cas, l'Holocauste n'est pas un simple accident dans l'histoire de la civilisation chrétienne occidentale, mais il faut y voir une crise du christianisme lui-même.
Je suis d'accord en principe avec ces positions. Je pense qu'il y a, pour l'Eglise chrétienne, un besoin urgent de revoir toute sa tradition théologique afin d'y détecter minutieusement toutes ses implications anti-juives et de l'en expurger.
Un des points critiques est, me semble-t-il, la question de la mission envers les juifs. A première vue, cette question pourrait sembler plutôt marginale et même dépassée ou anachronique. Il est vrai qu'actuellement il n'y a que peu d'action missionnaire des chrétiens envers les juifs. Depuis Vatican II, les chrétiens commencent à exprimer leur relation au peuple juif en termes différents de ceux employés pour la relation aux autres religions.
Cette question reste malgré tout un point crucial. Peut-être est-ce un problème spécifique de l'Eglise protestante et de sa théologie, mais de toute façon, je parlerai cet après-midi de quelques observations, de quelques expériences personnelles.
Au Symposium de 1974 sur l'Holocauste, ci-dessus mentionné, Gregory Baum avait présenté un article intitulé « Repenser la mission de l'Eglise après Auschwitz ». Il y disait:
« La plupart des Eglises en sont venues à renoncer à la mission auprès des juifs, même si cette attitude n'est pas fondée sur une explication doctrinale suffisante. Nous avons là un des cas, fréquents dans l'histoire de l'Eglise, où une décision pratique de la part des Eglises vient répondre à un fait important, précédant la réflexion doctrinale et ouvrant la voie à un développement ultérieur de la doctrine ».
Il disait cependant, quelques pages plus loin:
« Alors que des changements ont eu lieu au plus haut niveau de l'Eglise, dans les milieux officiels et parmi les chrétiens très engagés dans les problèmes de la vie contemporaine, cette nouvelle attitude n'a eu que peu de répercussions sur la grande majorité des fidèles. La plupart d'entre eux n'ont pas encore commencé à réfléchir à cette question ».
Voilà une exacte description de la situation. Le fossé est immense entre la pratique actuelle des Eglises et la réflexion théologique ou même l'élaboration doctrinale des problèmes.
La mission auprès des juifs?
Cela ne manque pas d'amener de vives discussions au moment où l'on se pose la question: Les chrétiens doivent-ils ou même pouvent-ils continuer la mission auprès des juifs? Je voudrais en donner deux exemples. Le premier date d'il y a quelques années. J'étais membre d'une commission de l'Eglise protestante d'Allemagne de l'Ouest. Devant préparer une étude sur les relations judéo-chrétiennes, nous étions parvenus à un accord sur toutes les questions, sauf celle de la mission auprès des juifs. Nous avons donc décidé de présenter les deux positions opposées, montrant par là que nous étions devant un problème insoluble. Or, voici ce qui est arrivé: lorsque nous avons présenté notre projet aux membres du Bureau de notre Eglise, ils nous décrétèrent qu'ils n'accepteraient aucun papier qui ne fasse même que mentionner l'éventualité de renoncer à la mission auprès des juifs. Quant à nos amis juifs, ils nous affirmèrent qu'aucun juif ne pourrait accepter comme base d'un futur dialogue un document où serait même seulement mentionnée la possibilité de continuer une action missionnaire auprès des juifs, quel que soit par ailleurs le contenu de ce document. Ainsi n'avons-nous pas eu d'autre choix que de récrire ce chapitre et d'exposer le problème, sans prendre position. Et c'est seulement quelques années plus tard que nous avons eu la possibilité, dans un commentaire plus détaillé de cette étude, d'éclairer les différentes positions.
Le second exemple est lié à ce qui fait actuellement l'objet de discussions dans notre pays. Il y a quelques mois, le Synode de l'Eglise protestante de Rhénanie a approuvé une résolution sur le renouveau des relations judéo-chrétiennes. C'est un évènement très important, résultat d'un intense travail de préparation de la part de nombreuses personnalités tant juives que chrétiennes. Cette déclaration se divise en plusieurs paragraphes: la responsabilité des chrétiens dans l'Holocauste, les relations entre le Nouveau et l'Ancien Testament, Jésus Juif, l'élection permanente du peuple juif, etc... La discussion publique fut centrée cependant sur un seul point: « Nous sommes convaincus que l'Eglise ne peut pas accomplir son témoignage vis-à-vis du peuple juif de la même manière que sa mission auprès des nations ». Cette phrase a soulevé une tempête de réactions, sous forme de déclarations, d'articles, de lettres dans les journaux, de discussions à la radio, etc... J'ai donné moi-même un bref compte-rendu à la radio et j'ai reçu bon nombre de lettres d'indignation.
Evidemment la question n'est pas de savoir si les chrétiens exercent actuellement une activité missionnaire auprès des juifs, mais si la doctrine va être maintenue. Pour comprendre ce qui se passe, nous devons examiner la relation qui existe entre la question de la mission auprès des juifs et la doctrine chrétienne. Le point principal est la définition que l'Eglise se donne d'elle-même. Je commencerai par citer un important document du Conseil Oecuménique des Eglises, appelé Rapport de Bristol. C'est le rapport d'un groupe d'études de la Commission Foi et Constitution, du Conseil Oecuménique des Eglises, réuni à Bristol en Angleterre, en 1967. Ajoutons que ce document n'a jamais atteint l'Assemblée Générale du C.OE.E., sans doute à cause de la situation au Moyen Orient après la Guerre des Six Jours, en 1967. Il a cependant été publié avec l'ensemble des rapports de l'Assemblée Générale du C.OE.E. à Upsala en 1968.
Dans ce document, nous pouvons lire que le groupe d'études a abouti à un accord sur plusieurs points mais s'est divisé « quand a été soulevée la question de l'identité théologique d'Israël avec le peuple juif d'aujourd'hui ». Nous pouvons lire aussi que les membres de ce groupe d'étude « réalisent que ce problème remet en question la compréhension que l'Eglise a d'elle-même ». C'est un point très important et intéressant: la définition de l'Eglise est mise en question si l'on considère que le peuple juif d'aujourd'hui est théologiquement identique à l'Israël de la Bible.
L'une des positions est la suivante:
« C'est l'Eglise seule qui, théologiquement parlant, est la continuation d'Israël en tant que Peuple de Dieu, ouvert maintenant à toutes les nations. Il n'y a d'élection et de vocation que dans le Christ et elles sont liées à la foi. Parler autrement serait nier que l'Eglise, seul Peuple de Dieu, soit ce Corps du Christ que ne peut être brisé ».
Voici l'autre position:
« D'autres parmi nous pensent qu'il ne suffit pas d'affirmer simplement une certaine continuité entre les juifs d'aujourd'hui, religieux ou non, et l'ancien Israël, mais qu'ils sont encore actuellement Israël, qu'ils sont encore le peuple élu de Dieu. Ceux-là voudraient souligner le fait que, après le Christ, l'unique Peuple de Dieu s'est divisé, une partie, l'Eglise, accueillant le Christ, et l'autre, Israël, en dehors de l'Eglise, qui le rejette mais qui, même dans ce rejet, reste l'objet d'un amour particulier de Dieu ».
Dans le chapitre suivant, le rapport analyse les conséquences que peuvent avoir ces positions diverses en ce qui concerne le témoignage auprès des juifs.
« Si l'accent est mis sur l'Eglise en tant que Corps du Christ, le peuple juif est alors considéré comme en dehors, et l'attitude chrétienne envers lui sera en principe la même qu'envers les fidèles des autres religions. La mission de l'Eglise est alors de les amener, individuellement ou en groupes, à reconnaître le Christ, pour devenir membres de ce Corps. Mais si l'Eglise est vue d'abord comme Peuple de Dieu, il devient possible de considérer l'Eglise et le Peuple juif comme formant ensemble l'unique Peuple de Dieu, un peuple divisé dans le moment présent mais qui a la promesse de ne plus faire qu'un à la fin des temps. Selon cette perspective, on peut dire que l'Eglise devrait considérer son attitude envers les juifs comme théologiquement différente de celle qu'elle a envers tous les autres hommes qui ne croient pas au Christ. Elle devrait être considérée dans la ligne de l'oecuménisme qui cherche à rapprocher ce qui est séparé plutôt que dans la perspective missionnaire orientée vers la conversion ».
La relation qui existe entre la définition que l'Eglise donne d'elle-même et la question de la mission auprès des juifs est évidente. Mais là encore nous nous trouvons devant le fait que ce n'est pas la pratique actuelle de la mission auprès des juifs qui est en discussion, mais bien la formulation des positions théologiques. Ce fait est explicitement reconnu dans le texte:
« Nous sommes tous fondamentalement d'accord sur la forme que doit prendre aujourd'hui, en pratique, la rencontre avec le peuple juif » c'est-à-dire que «La meilleure, souvent, et quelquefois peut-être l'unique manière dont les chrétiens peuvent rendre témoignage devant les juifs de leur foi dans le Christ, n'est pas tant dans des paroles explicites que dans leur comportement concret ».
Je pourrais citer encore bien d'autres déclarations du même genre qui montrent cette interdépendance entre la manière dont le christianisme se définit lui-même et la question de la mission auprès des juifs. On peut alors se demander pourquoi cette définition que les chrétiens donnent d'eux-mêmes doit être ainsi remise en cause.
Ceux qui posent la question ont l'impression qu'il est dangereux pour l'Eglise que le peuple juif soit encore considéré comme Peuple de Dieu. Cela est clairement exprimé dans une déclaration de l'Association Centrale des Luthériens allemands pour la Mission (en 1971) au sujet d'Israël. On peut y lire: « La communauté juive (Jewry) se considère comme le successeur légitime du Peuple de Dieu de l'Ancien Testament. Ce simple fait met en question l'Eglise qui doit se demander alors comment cela peut se concilier avec sa propre légitimité. Il ne peut y avoir deux Peuples de Dieu. L'Eglise ne peut chercher à comprendre sa propre nature qu'en s'opposant à la communauté juive ». (Les textes allemands de ce genre parlent habituellement de « Judentum », ce qui peut signifier judaïsme aussi bien que communauté juive, mais ils évitent de parler de « peuple » juif). L'alternative est ainsi très claire: il ne peut y avoir qu'un seul Peuple de Dieu et c'est l'Eglise. S'il y en avait un autre, la légitimité de l'Eglise serait mise en question. Cette affirmation, exprimée ici de manière brutale, se retrouve dans bon nombre d'expressions du même genre.
Problème juif et élaboration d'une théologie
La grande difficulté, en ce domaine, est que ces problèmes n'ont, pour ainsi dire, pas été discutés de façon explicite au niveau théologique. Dans les ouvrages courants de théologie dogmatique et systématique de nos Eglises chrétiennes, nous ne trouvons pas un chapitre et, le plus souvent, pas même un paragraphe sur la question que pose le judaïsme ou le peuple juif à la théologie chrétienne. Nous n'ayons ainsi que les déclarations ad hoc de certains groupes d'étude ou de commissions qui traitent de cette question complexe et très difficile, mais sans avoir cette base solide qu'est une réflexion théologique déjà élaborée. Nous devons donc demander à nos théologiens un examen approfondi et des éclaircissements sur la question que pose le judaïsme à la théologie chrétienne et à l'Eglise, et sur le rôle que sont appelées à jouer, théologiquement parlant, les relations judéo-chrétiennes. Sinon, toute discussion restera sans fondement théologique solide.
D'où vient cette situation? D'où vient que, d'une part, il n'y ait pas de réflexion théologique sur ces questions et que, d'autre part, les déclarations des Eglises chrétiennes en ce domaine soient si rigides?
Citons encore Gregory Baum:
« La raison pour laquelle la nouvelle attitude adoptée par l'Eglise a si peu d'impact,- si peu d'influence sur les chrétiens, est que la négation du judaïsme et des autres religions semble être impliquée dans ce qui fait le centre même de la foi chrétienne. De simples corrections marginales ne peuvent guère affecter le fond de l'enseignement ».
En fait, voici le point: l'attitude chrétienne envers les juifs est liée à des présupposés fondamentaux et indiscutables de la doctrine chrétienne. Il ne semble donc pas du tout nécessaire de les discuter. C'est là du moins ce qu'il semble. J'ai fait souvent l'expérience suivante: je demande à l'un de mes collègues, professeur de théologie systématique, où je pourrais trouver, dans son système dogmatique, un chapitre sur le judaïsme. La réponse est toujours la même. Un silence — le plus souvent, je dois l'avouer, une sorte de silence embarrassé, car mon collègue sent bien qu'il devrait y avoir un chapitre sut ce sujet. La réponse vient parfois un peu plus tard: « Je n'ai vraiment pas idée où ce chapitre pourrait trouver sa place dans la théologie dogmatique ».
Ce qui importe dans cette question de la mission auprès des juifs n'est pas, évidemment, le problème actuel et pratique de savoir si et comment les chrétiens doivent témoigner de leur foi auprès des juifs, ni si, éventuellement, les chrétiens peuvent admettre la conversion d'un juif au christianisme. Ce qui importe, c'est qu'il est devenu clair, actuellement, que la théologie chrétienne ne peut donner de réponse théologiquement satisfaisante à la question: Comment définir théologiquement, de nos jours, la relation entre juifs et chrétiens? Cela nous amène à un point important concernant la théologie chrétienne après l'Holocauste. Pendant tous les siècles et même les millénaires de l'histoire chrétienne, les théologiens chrétiens ont pris l'habitude de ne parler des juifs qu'en termes du passé. Ils les présentent comme: les juifs d'avant le Christ, de l'Ancien Testament, les juifs contemporains et ennemis de Jésus, ceux qui ont rejeté le Messie et, enfin, le peuple rejeté par Dieu. Dès lors, les juifs ne sont qu'un phénomène théologique, mais ils ne sont pas un peuple qui existe concrètement, un peuple d'êtres humains existant réellement, avec une histoire réelle. L'histoire, théologiquement parlant, est uniquement l'histoire de l'Eglise. L'histoire du peuple juif n'est vue alors que comme une préhistoire de l'Eglise chrétienne et elle prend fin, par conséquent, avec la fondation de l'Eglise.
Je crois qu'un changement fondamental est en train de se produire de nos jours où l'on reconsidère l'histoire de l'Eglise chrétienne à la lumière de l'Holocauste: les chrétiens ont pris conscience qu'il existe un peuple juif vivant et que la manière dont on parle des juifs au plan théologique touche aussi, que les chrétiens le veuillent ou non, le peuple juif actuel. Si, par exemple, nous parlons de l'Eglise comme du véritable Israël, cela implique un certain jugement théologique sur le peuple juif d'aujourd'hui, peuple qui se considère lui-même, évidemment, comme Israël, en parfaite continuité avec l'Israël de la Bible. Pouvons-nous, en tant que chrétiens, refuser aux juifs cette conscience qu'ils ont d'eux-mêmes? Devons-nous agir ainsi? En avons-nous le droit? Ou bien, devons-nous reconsidérer notre tradition théologique et présenter en termes nouveaux les relations entre l'Eglise et le peuple juif?
Je pense que, sur ce sujet, nous pourrions trouver quelques lumières dans la lettre de Paul aux Romains, lettre dont on a comme redécouvert, ces dernières années, les chapitres 9 à 11. Ces chapitres avaient été presque oubliés par la théologie chrétienne qui considérait le chapitre 8 comme la pointe de l'épi tre, et les chapitres 9 à 11 comme un simple appendice. Quelques exégètes ont montré récemment que ces chapitres 9 à 11 sont vraiment le sommet de la Lettre. On y trouve Paul en discussion avec d'autres chrétiens qui soutiennent que Dieu a rejeté Israël. Sa réponse est claire: « Dieu aurait-il rejeté son peuple? A Dieu ne plaise! » C'est en opposition à cette vigoureuse prise de position de Paul que s'est développée, dans la tradition théologique chrétienne, cette croyance en un rejet d'Israël par Dieu. Bien sûr, Paul désirait ardemment qu'Israël reconnaisse Jésus comme le Messie, et qu'il ne l'ait pas fait restait pour lui un mystère. Mais même après avoir reconnu cela, il répète avec insistance que l'élection d'Israël demeure:
« Ennemis, il est vrai, selon l'Evangile, à cause de vous, ils sont, selon l'élection, chéris à cause de leurs pères. Car les dons et l'appel de Dieu sont sans repentance ».
Paul attendait la fin du monde et le retour du Christ dans un très proche avenir « et alors tout Israël sera sauvé ». Mais il en fut différemment. Le monde n'a pas fini comme on l'attendait et au lieu de cela, l'Eglise s'est instituée. C'est dans cette nouvelle situation, et alors seulement, que s'est développée cette hostilité entre l'Eglise et le peuple juif. L'Eglise ne fut plus composée de Juifs et de Gentils, mais presque exclusivement de Gentils. Aussi la polémique contre les juifs ne fut-elle plus la discussion de juifs entre eux, mais se transforma-t-elle en une critique hostile venant de l'extérieur. Jésus, ses disciples, les Apôtres étaient eux-mêmes des juifs, et les critiques envers leurs partenaires juifs étaient faites dans un esprit de solidarité avec leur propre peuple. Il ne pouvait y avoir opposition entre juifs et chrétiens, puisque les chrétiens eux-mêmes étaient juifs; aussi ne s'agissait-il que d'un différend, ou plutôt d'une dispute violents entre ceux des juifs qui croyaient en la messianité de Jésus et ceux qui n'y croyaient pas.
Nous devons garder en mémoire ce changement fondamental: le passage d'un groupe messianique intérieur au judaïsme à une Eglise non-juive. L'une des nouvelles questions que nous devons nous poser après l'Holocauste, est si les chrétiens non-juifs ont le droit d'entrer dans cette polémique, intérieure au judaïsme en ses débuts, celle de Paul ou d'autres, alors qu'ils ne peuvent le faire dans une même solidarité avec le peuple juif.
La seconde question, liée étroitement à la première, est de savoir comment les chrétiens pourraient reconnaître une valeur positive à cette existence du peuple juif qui se perpétue, parallèlement à celle de l'Eglise chrétienne. L'Eglise a choisi de lutter contre ce peuple et de lui refuser théologiquement le droit à exister. Elle a agi ainsi, comme je l'ai dit plus haut, parce qu'elle voyait une incompatibilité absolue entre sa propre existence et celle du peuple juif. Elle était évidemment incapable de suivre la ligue tracée par Paul: reconnaître que n'a pas été rompue l'Alliance conclue par Dieu avec Israël et que l'élection demeure.
C'est en pensant en termes d'alternative que l'Eglise chrétienne a pris une attitude erronée face au judaïsme. A cela s'est ajouté, depuis l'époque de Constantin, le triomphalisme de cette Eglise étroitement liée au pouvoir politique. Depuis, son anti-judaïsme théologique est devenu fatal aux juifs, et bien souvent ils n'ont pas eu d'autre alternative que de se laisser baptiser ou de mourir.
Après l'Holocauste... la révision qui s'impose
A la lumière de l'Holocauste, nous devons comprendre qu'il ne s'agit pas seulement de la déviation d'une affirmation théologique, juste en son principe, mais que nous sommes devant les conséquences de cette attitude erronée prise par l'Eglise. Nous devons chercher de nouveau à comprendre la manière dont Dieu agit avec l'humanité, et cela commence avec Israël. C'est au sein de ce peuple qu'ont été posés les fondements de la connaissance du Dieu unique, ce peuple qui n'a cessé de conserver cette connaissance et cette foi et de vivre selon la Torah que lui avait donnée Moïse. Plus tard les Gentils vont s'agréger au peuple de Dieu, et ce sera une nouvelle étape dans le développement de la connaissance et de la foi, mais la première n'a jamais été annulée. Les chrétiens qui affirment que l'Eglise est le seul Peuple de Dieu sont dans l'erreur. Affirmer cela, c'est nier l'Histoire de Dieu aujourd'hui, car le peuple qu'il a en premier choisi continue d'exister, d'avoir foi en lui, de le prier et de vivre selon la Torah. Les chrétiens ne devraient plus chercher à expliquer l'Histoire de Dieu avec l'humanité selon leurs propres vues, mais ils devraient être attentifs à cette Histoire dans sa réalité concrète, réalité que trop longtemps ils n'ont pas su discerner, parce qu'ils ont attaché davantage d'importance à leurs propres dogmes.
Si nous nous mettons à cette étude, nous ne nous sentirons plus obligés de convertir les juifs à notre propre manière de croire et de vivre. Nous apprendrons, au contraire, à apprécier l'importance et la valeur de la religion juive, religion indépendante de la nôtre, et nous découvrirons ce qu'ensemble, chrétiens et juifs, nous avons en commun.
Quelques signes d'espérance
II y a quelques signes qui peuvent faire espérer que les chrétiens ont commencé à apprendre leur nouvelle leçon. Je voudrais terminer en donnant deux exemples récents, en Allemagne. Le premier, que j'ai déjà mentionné, est la résolution du Synode de l'Eglise Protestante de Rhénanie. C'est la première fois qu'une assemblée ecclésiastique comme celle-là traite, dans une déclaration officielle, des relations entre juifs et chrétiens. Je vais en citer quelques passages, essayant en même temps d'éclairer la structure du texte.
Voici le premier paragraphe:
« Nous confessons, avec honte, la coresponsibilité et la culpabilité des chrétiens d'Allemagne dans l'Holocauste ».
Nous reconnaissons bien là le rôle fondamental joué par l'Holocauste, comme point de départ d'une nouvelle réflexion des chrétiens sur leur attitude envers les juifs.
Le second paragraphe reconnaît les Ecritures, «l'Ancien Testament, comme base commune de la foi et de l'action des juifs et des chrétiens ».
Puis Jésus Christ est mentionné comme u le juif qui, en tant que Messie d'Israël, est le Sauveur du monde qui relie les nations du monde avec le peuple de Dieu ».
Les relations judéo-chrétiennes sont ensuite décrites ainsi:
« Nous croyons en la pérennité de l'élection du peuple juif comme Peuple de Dieu, et nous reconnaissons que l'Eglise, par la médiation de Jésus Christ, est insérée dans l'Alliance de Dieu avec son Peuple »,
ce qui signifie que l'Eglisc a été « intégrée » dans l'Alliance, mais qui n'affecte en rien la priorité du peuple juif.
Finalement, on trouve cette affirmation:
« Nous croyons que juifs et chrétiens, chacun selon sa vocation, sont des témoins de Dieu face au monde et l'un par rapport à l'autre ».
Ce qui signifie l'égalité des deux religions, et donc, ce qui en est la conséquence et que nous avons déjà cité plus haut:
« Nous sommes, par conséquent, convaincus que l'Eglise ne peut pas accomplir son témoignage vis-à-vis du peuple juif de la même manière que sa mission auprès des nations ».
Nous trouvons dans cette déclaration une argumentation claire et logique. L'Holocauste a ouvert les yeux des chrétiens et leur a fait comprendre l'importance du judaïsme pour l'Eglise chrétienne:
— foi juive et foi chrétienne ont une base commune; — l'adjonction des Gentils au Peuple de Dieu n'a pas aboli l'élection du peuple juif;
— il ne convient donc pas que l'Eglise ait une attitude missionnaire envers les juifs.
Voilà la ligne que nous devons suivre pour une nouvelle intelligence des rapports entre chrétiens et juifs.
Le second rapport que je désire enfin vous citer émane d'un organisme catholique romain, le Comité des Catholiques d'Allemagne qui a constitué un groupe de dialogue, il y a un an, en Avril 1979. Il vient de publier un rapport sur des points importants du dialogue judéo-chrétien. Je n'en citerai qu'un paragraphe, traitant du témoignage mutuel.
« Juifs et chrétiens doivent éviter d'amener les uns ou les autres à être infidèles à l'appel de Dieu sur chacun d'eux. Les chrétiens ne peuvent renoncer, à cause de l'intelligence qu'ils ont de leur propre foi, à témoigner aussi devant les juifs que Jésus est le Messie. Les juifs ne peuvent renoncer, à cause de leur propre foi, à mettre en relief l'importance primordiale de la Torah. Cela devrait exclure tout espoir que l'autre puisse renoncer ou même être moins fidèle à sa vocation ».
Autant que je puisse m'en rendre compte, c'est la première fois qu'un document ecclésiastique officiel, signé d'un évêque catholique, présente les positions juive et chrétienne dans une telle perspective d'égalité: « Les chrétiens ne peuvent... » « les juifs ne peuvent... »: de part et d'autre, on a le même droit, incontestable, d'agir ainsi; de part et d'autre aussi, on ne devrait pas pousser à la conversion.
Il me semble aussi très important, au point de vue théologique, que les théologiens chrétiens soient d'accord pour dire que la Torah est aussi essentielle aux juifs que Jésus-Christ l'est pour les chrétiens. Cette reconnaissance mutuelle entre juifs et chrétiens devrait être le pas décisif, celui qui permettrait de mettre un terme à une hostilité de deux millénaires.
Et, bien sûr, si les relations se modifient de la sorte, toute mission chrétienne auprès des juifs devient anachronique. J'espère que les chrétiens seront capables d'avancer, étape par étape, dans cette direction. Cela prendra beaucoup de temps, mais les premiers pas sont déjà faits.