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Elie, l'artisan de paix. Interprétation de Malachie 3, 23-24 dans le judaïsme et dans le christianisme primitif
Frizzell, Lawrence
Parmi les personnages de la Bible, rares sont ceux qui eurent sur la pensée des générations suivantes une influence aussi profonde qu’Elie le Tishbite. Son enlèvement mystérieux (2 R 2, 11 ; cf. Si 48, 9-12 ; 1 Hénoch 89, 52 ; 1 M 2, 58) a donné lieu à toutes sortes de spéculations, comme aussi d’ailleurs le récit de ses miracles et le peu de précisions sur ses origines. Le texte du deuxième livre des Rois a été lu comme s’il laissait supposer que le prophète avait été préservé de la mort ; et l’on a vu en cela comme une récompense pour son zèle à défendre la Tora divine (cf. 1 R 19, 10 et 14). Du fait de ce zèle, similaire à celui du prêtre Pinhas (cf. Nb 25, 9-12 ; Ps 106, 30 ; Si 45, 23-24 ; 1 M 2, 54) ainsi que du sacrifice qu’il offrit au Mont Carmel (l R 18, 20-40) on a considéré Elie comme un prêtre. On a conservé la conviction que son enlèvement, tel celui d’Hénoch (Gn 5, 24 ; cf. Si 44, 6 ; Sg Salomon 4, 10), ne l’avait pas coupé de ses relations avec le monde et avec son peuple. Le texte le plus ancien que nous ayons concernant le retour d’Elie se trouve à la fin de Malachie, le dernier des prophètes de la Bible hébraïque.
La réconciliation et l’activité d’Elie
Ecrivant vers le début de la période du Second Temple (1), Malachie s’intéresse surtout au culte et au sacerdoce. Il fait une réflexion intéressante sur la bénédiction sacerdotale (Nb 6, 24-27) qui se termine par une demande de paix : si les prêtres de son temps ne prennent pas à cœur leur service envers Dieu, dit-il, leurs bénédictions se tourneront en malédictions (Ml 2, 1-2) ; ils doivent vivre selon l’Alliance lévitique décrite en Nb 25, 12-13, qui comporte une promesse de paix de la part de Dieu et l’assurance du sacerdoce à perpétuité pour Pinhas, le petit-fils d’Aaron « en récompense de sa jalousie pour son Dieu et parce qu’il a fait l’expiation pour le peuple d’Israël » (Nb 25, 13 ; cf. Ml 2, 4-5). Prêtre modèle, ce dernier marcha avec Dieu dans la paix et dans la droiture, et il ramena bien des gens de leur iniquité (Ml 2, 6) . (2)
Le terrible réquisitoire de Malachie contre l’inconduite des prêtres est suivi de la menace du jugement divin. Il décrit la venue du Seigneur en termes qui reprennent et développent la description d’Isaïe 40, 3 (cf. Ml 2, 17-3, 5), mais au lieu de souligner la présence de Dieu « à toute chair » (comme en Is 40, 5), il centre tout sur la manifestation du Seigneur dans le Temple, venant purifier les fils de Lévi. Dieu va envoyer un messager qui préparera sa venue ; et le fait que ce dernier aura un rôle à jouer dans l’œuvre de la purification a donné lieu à des spéculations sur son caractère sacerdotal.
Elie, le précurseur qui prépare au Jugement
« L’Ange de l'alliance que vous désirez, le voici qui vient... » (3, 1b). Cette phrase est-elle une interpolation dont le but serait de distinguer l’activité du messager de celle du Seigneur ?(3) Ce pourrait être une référence à « mon messager » (3, la), mais A. Gelin affirme :
« L’Ange de l’alliance n’est pas le précurseur dont il est parlé plus haut, car son arrivée dans le Temple est simultanée à celle de Dieu. C’est sans doute une désignation mystérieuse de Dieu lui-même, par référence implicite à Ex 3, 2 et 23, 20 » . (4)
Une addition plus tardive au texte de Malachie (3, 22-24), qui est peut-être la conclusion du corpus prophétique de la Bible hébraïque ,(5) établit plus clairement l’identité du messager et semble donner à entendre que « la voix qui crie dans le désert » (Is 40, 3) serait aussi une allusion à Elie, le précurseur.
Même si le texte de Ml 3, 1 n’a pas été écrit dans une perspective messianique, il peut prendre une telle connotation si on le lit à la lumière de l’addition (3, 23-24). Si le « messager » de 3, 1a est identifié à Elie, on peut aisément reconnaître une seconde figure, distincte elle aussi de Dieu, dans « l’Ange de l’alliance ». C’est probablement ainsi qu’est née l’idée d’un précurseur, même si l’on ne sait pas avec certitude si cette idée d’un précurseur du Messie existait dans le judaïsme avant l’époque du Nouveau Testament . (6)
J. Bowman fait remarquer que Ml 3, 22 est un préalable nécessaire à la compréhension des deux derniers versets de Malachie : « Elie ramène là le peuple vers la Loi. Pour Malachie, la prophétie est un service de la Loi... ce zèle pour la Loi peut résumer toute l’œuvre d’Elie » . (7)Purifier les prêtres, descendants de Lévi (3, 2-4), et instaurer la paix (3, 24)... les deux tâches vont de pair ; elles sont une préparation au jugement divin et au salut d’Israël.
Elie, le réconciliateur
La paix commence, en Israël, par une réconciliation entre générations, et cette dernière détourne la menace d’un châtiment divin : « (Elie) ramènera le cœur des pères vers leurs fils et le cœur des fils vers leurs pères, de peur que je ne vienne frapper le pays d’anathème» (Ml 3, 24). La conversion a sa source dans l’appel de Dieu, mais elle est considérée comme un acte communautaire : la paix est établie dans l’ordre humain en sorte que la solidarité du peuple dans le service divin le prépare à la communion avec Dieu.
Outre cette exigence de conversion et de réconciliation liée à l’attente du Jugement dernier, y aurait-il certains éléments de traditions plus anciennes sur Elie à l’origine de cette idée que le cœur des humains de différentes générations puissent se rapprocher les uns des autres ? Elie a ressuscité un enfant, certes, et il l’a rendu à sa mère (1 R 17, 17-24), mais on n’a pas reconnu en lui un artisan de paix (cf. 1 R 18, 17 où Achab le nomme : « celui qui trouble Israël »). En fait, c’est plutôt la Tora qui conduit à la conversion et à la paix véritable, et le zèle d’Elie à rappeler la fidélité à l’Alliance fait de lui un personnage semblable à Moïse (cf. 1 R 19, 1-18) et l’instrument de la puissance purificatrice et réconciliatrice de Dieu.
La Septante voit cette œuvre de réconciliation comme dépassant le cadre de la famille ou du clan. (Elie le Tishbite) « retournera le cœur du père vers son fils et le cœur de l’homme vers son prochain... ». L’idée est développée dans cette même ligne par la Sagesse de Jésus ben Sira (vers 190 av. J.C.) qui fait, dans un hymne, une sorte de résumé des récits présentés dans les livres des Rois et une évocation de l’action future d’Elie selon les termes de Ml 3, 23-24 :
« Toi qui as été emporté dans un tourbillon de feu...
Toi qui es prêt, au temps fixé, comme c’est écrit,
à apaiser la colère divine avant qu’elle ne s’enflamme,
à ramener le cœur du père vers l’enfant
et à rétablir les tribus de Jacob ». (48, 9-10) . (8)
La phrase finale est une allusion à Is 49, 6 où est décrite l’œuvre du Serviteur. Pour Billerbeck, le fait que Ben Sira attribue cette tâche à Elie lors de son retour prouve qu’il a vu en lui une figure messianique, dans la mesure où 1) il rétablit les tribus d’Israël, les ramenant de l’Exil et les libérant de leurs oppresseurs 2) et obtient la paix pour le peuple de Dieu en apaisant la colère divine .(9) En fait, Elie est celui qui prépare la venue de Dieu comme Juge ; il est celui par lequel Dieu exauce la prière formulée en Ben Sira 36,17 : « Rassemble toutes les tribus de Jacob et rends-leur leur héritage, comme au commencement » (36, 11). On ne peut cependant identifier Elie au Serviteur de Dieu du Deutéro-Isaïe, du fait que le rôle de ce dernier n’est pas restreint à Israël.
Elie et Jean Baptiste dans le Nouveau Testament
Une autre manière de concevoir cette idée d’un retour d’Elie est de considérer qu’il transmet son esprit à quelqu’un d’autre. C’est ce qu’on trouve dans la tradition suivie par Luc dans son récit de l’annonciation à Zacharie, et aussi en certains autres passages des Synoptiques :
« (Jean) sera rempli de l’Esprit Saint
dès le sein de sa mère,
et il ramènera de nombreux fils d’Israël
au Seigneur leur Dieu ;
lui-même Le précèdera avec l’esprit
et la puissance d’Elie,
pour ramener les cœurs des pères vers leurs enfants
et les rebelles à la sagesse des justes,
préparant au Seigneur un peuple bien disposé ».
(Lc 1, 15-17) . (10)
Parce qu’il recevra l’Esprit Saint, Jean sera l’instrument divin de la conversion pour bon nombre de fils d’Israël. Il précédera le Seigneur, comme Elie, et il sera l’artisan des réconciliations familiales. Dans le cadre de l’Alliance, l’obéissance à la Tora conduit à la justice et à la sagesse, et elle dispose les Israélites à recevoir d’autres dons divins, à reconnaître en fait Sa présence au milieu d’eux .(11) Selon la prédication de Jean rapportée par les Evangiles, le titre de « fils d’Abraham » n’est rien s’il n’est accompagné des œuvres de pénitence (Lc 3, 7-9 ; cf. Mt 3, 7-10). La conversion est liée ici à une nouvelle obéissance, une attitude de disponibilité à l’enseignement divin. Jean a un rôle spécial à jouer, non pas tant en ouvrant la voie au Seigneur qu’en préparant le peuple à renouveler son engagement dans l’Alliance. Sa prédication enflammée (e.g. Lc 3, 7-9) rappelle celle d’Elie . (12)
Selon la tradition suivie par Luc, Elie doit rétablir le peuple d’Israël dans son intégrité devant Dieu, ce qui implique sa restauration intérieure et extérieure. La paix viendra lorsque le peuple aura fait pénitence ; elle est un aspect de la conversion à laquelle ce dernier est appelé par l’enseignement des prophètes . (13)La partie centrale (chap. 3-14) du 4e Esdras, livre apocalyptique écrit vers 100 apr. J.C. par un juif de Palestine, contient le passage intéressant que voici :
« Il arrivera que tous ceux qui auront survécu après les événements que je vous ai annoncés seront sauvés ; et ils verront mon salut et la fin de ce monde qui est mien ; et ils verront les hommes qui ont été enlevés, ceux qui depuis leur naissance n’ont pas goûté la mort ; et le cœur des habitants de la terre sera transformé et converti à un autre esprit » (6, 25-26) . (14)
Voir Hénoch et Elie, ces mortels privilégiés qui ont échappé à la mort, prépare à cette transformation annoncée par Ezéchiel (11, 19 ; 36, 26ss) et intimement liée à l’expérience du salut qui vient de Dieu.
L’Evangile étant profondément enraciné dans l’interprétation juive de la Bible et dans des traditions plus anciennes, on ne doit pas s’étonner de rencontrer des idées similaires dans Luc et dans l’Apocalypse d’Esdras. Le ministère confié à Israël en faveur de « tous les habitants de la terre » offre la possibilité d’une fidélité à l’Alliance à tous ceux dont la vie est transformée par le don de Dieu.
La tradition des pharisiens et de leurs successeurs
Elie viendra regrouper les tribus d’Israël
Les vicissitudes de l’histoire, et particulièrement les relations entre le peuple juif et l’Empire romain, affectèrent profondément les générations qui survécurent à la chute de Jérusalem en 70 et en 135 apr. J.C. La communauté fut amenée à certaines adaptations du fait du grand nombre des morts et de la dispersion qui suivit la destruction du Temple et de la Cité sainte. On avait besoin d’être sûrs que cette situation ne se prolongerait pas dans les temps nouveaux qu’on vivait ; aussi l’appel à se convertir au message intégral de la Tora était-il accompagné de la promesse que les douze tribus seraient regroupées, thème bien souvent repris depuis le temps de l’exil à Babylone.
Le texte du Deutéro-Isaïe (49, 6) dont Ben Sira cite un passage (« pour rétablir les tribus de Jacob ») mentionne clairement un retour de Jacob à Dieu et, semble-t-il aussi, à la Terre d’Israël. C’est l’interprétation qu’on trouve dans le cantique de Tobit (Tb 13) où les exilés sont présentés comme réjouis (13, 10) et les fils des justes comme rassemblés tous ensemble (13, 13) à Jérusalem (13, 8 et 16-18). La prière eschatologique de Ben Sira 36 reprend les thèmes du rassemblement et de Jérusalem, thèmes déjà impliqués sans doute dans l’expression « rétablis les tribus de Jacob » en Ben Sira 48, 10, cela du moins lorsque les hymnes étaient lus dans l’ordre habituel.
Elie viendra instaurer la paix
Plus tard, certains donneront à ce rétablissement le sens qu’Elie viendra éliminer du sein d’Israël tout ce qui n’est pas conforme à la Loi, et réintégrer tous les véritables Israélites dans le peuple de Dieu. La Mishna rapporte la discussion suivante :
« Rabbi Joshua enseignait : J’ai reçu de Rabban Johanan ben Zakkaï qui l’avait reçue de son maître, et ce dernier encore de son maître, une halakha (tradition juridique) donnée à Moïse sur le Mont Sinaï, selon laquelle Elie ne viendra pas pour déclarer ce qui est pur ou impur, et pour éloigner ou rapprocher ; mais qu’il viendra pour éloigner ceux qui auront été rapprochés par force et pour rapprocher ceux qui auront été éloignés par force... Rabbi Judah dit : Oui, pour rapprocher, mais pas pour éloigner. Rabbi Shim’on dit : Il viendra pour concilier les opinions différentes. Mais nos maîtres enseignent : Il viendra non pas pour éloigner ou pour rapprocher, mais pour instaurer la paix dans le monde, comme il est dit : Voici que je vais vous envoyer Elie le prophète... » (Ml 3, 23-24) (Mish. Eduyot VIII, 7).
Cette brève discussion est à dater de l’époque qui va de la destruction du Temple en 70 à la révolte de Bar Kochba en 132. Le premier interlocuteur est Joshua ben Hanania, l’un des disciples favoris de Johanan ben Zakkaï, le grand Maître qui sauva le mouvement pharisien juste avant la chute de Jérusalem. Au temps de l’occupation de la Judée par les Romains, les chefs religieux de la classe sacerdotale s’étaient engagés sur les voies de la prudence, celle de la conciliation et des compromis, ce qui amena à remettre en question la légitimité du sacerdoce. Une des questions cruciales fut celle des généalogies pour chacune des familles sacerdotales, et Rabbi Joshua déclara que la solution viendrait grâce à la puissance de discernement du prophète Elie.
Rabbi Judah bar Ilaï et Rabbi Shim’on bar Yohaï eurent pour maître, parmi d’autres, Rabbi Akiba, et tous deux survécurent à la révolte de Bar Kochba et à la destruction de Jérusalem par Hadrien. R. Judah reprend les anciennes interprétations sur le rôle d’Elie, mais il ne voit pas la nécessité que le prophète vienne porter un jugement contre ceux qui font déjà partie de la communauté. Selon Blackman , (15)R. Shim’on lit Ml 3, 23-24 en interprétant « pères » dans le sens de maîtres et « enfants » dans celui de disciples ; mais il peut y avoir là aussi une allusion aux querelles entre la « maison » de Hillel et celle de Shammaï. Ce passage a cependant été interprété par la majorité dans le sens que le rôle d’Elie comme instaurateur de paix ne se limite pas simplement à résoudre les conflits. Il a un rôle à jouer pour que Dieu puisse apporter sa paix, cette puissance de création grâce à laquelle l’intégrité, la tranquillité et l’ordre pourront descendre sur le monde . (16)
Une paix universelle
Même si la communauté juive avait toutes les raisons de se refermer sur elle-même et d’ignorer le reste du monde, les Sages (qui expriment le consensus général de la communauté) n’ont jamais cessé d’espérer que la paix de Dieu puisse être partagée par toutes les créatures. Dans les temps passés, cela s’est manifesté par l’accueil de prosélytes, qui furent en même temps un fardeau et une joie pour la communauté juive. On trouve dans un texte du Moyen Age, Eliyyahu Zuta, une discussion qu’on date du début du 2e siècle apr. J.C. sur la question de savoir comment reconnaître les membres des dix tribus :
« En ce qui concerne les prosélytes, note que puisque les dix tribus ont disparu parmi les Cuthéens (Samaritains) païens, on ne recevra plus de prosélytes parmi les Cuthéens jusqu’à ce que viennent Elie et le Messie et qu’ils éclaircissent la question de leurs généalogies, comme il est dit : Voici que je vais vous envoyer Elie le prophète... » (Ml 3, 23-24) . (17)
Comme pour le sacerdoce, Elie aurait donc le rôle spécial de décider de la légitimité des demandes de ceux qui affirment descendre de l’une des dix tribus disparues et désirent être reconnus comme membres du peuple juif.
La tradition juive a coutume de mettre en relation des personnages de générations différentes ayant des traits semblables. Une étude (que nous ne pouvons présenter ici) a été faite récemment sur Elie, identifié à Pinhas, le grand prêtre plein de zèle pour Dieu .(18) Il est intéressant de noter que les thèmes de Malachie étudiés plus haut se retrouvent dans des textes interprétant les similitudes entre Pinhas et Elie comme un signe du rôle sacerdotal que jouera ce dernier dans l’avenir, conformément à l’Alliance lévitique de Nb 25, 12-13.
Interprétation chrétienne du rôle eschatologique d’Elie
La tradition suivie par Luc dans son récit de la naissance de Jean Baptiste est influencée par celle d’Elie, même si le récit du ministère de Jésus amènerait plutôt à appliquer cette typologie à ce dernier . (19) Marc identifie implicitement Jean à une figure semblable à Elie (9, 9-13), et Matthieu use explicitement de cette typologie (17, 9-13) . (20) L’Apocalypse (11, 3-11) rapporte l’apparition de deux messagers mystérieux, décrits selon les termes mêmes de Zacharie 4, 3 et 13-14. Les pouvoirs attribués à ces messagers rappellent clairement ceux d’Elie et de Moïse qui, tous deux, firent descendre le feu du ciel (Nb 16, 28-35 ; 1 R 18, 20-40 ; 2 R 1, 9-14 ; Sira 48, 3) .(21) Les messagers sont des chrétiens qui ressemblent aux prophètes et agissent avec la même puissance, intrépides et inébranlables au milieu de leurs ennemis, comptant sur Dieu pour accomplir leur mission .(22) Leur rôle dans la lutte finale entre le bien et le mal est décrit en fonction du plus grand des prophètes et de celui qui, comme lui, se rendit au Sinaï-Horeb pour y puiser la force de rester fidèle dans les plus pénibles circonstances.
En dehors du Nouveau Testament, la plus ancienne allusion à Elie préparant la voie au Messie se trouve chez le martyr Justin. Le juif Tryphon explique que le Messie n’est pas connu, qu’il n’est même pas conscient de sa propre identité et de sa puissance tant qu’Elie ne sera pas venu lui donner l’onction et le manifester aux yeux de tous. (Dialogue avec Tryphon VIII, 4 ; cf. XLIX, l).
Les nombreuses mentions d’Elie chez les écrivains grecs, latins et syriaques ont déjà été soigneusement étudiées . (23) Nous voulons seulement noter ici comment Jérôme et Augustin ont interprété le texte de Malachie.
Rôle d’Elie d’après St Jérôme
Dans ses commentaires des prophètes, Jérôme cite fréquemment des traditions juives, et ses œuvres témoignent de certains thèmes qui ne nous ont été que partiellement transmis par les textes juifs dont nous pouvons attester l’antiquité. Il note que les juifs interprètent : « Voici que je vais vous envoyer mon messager » (Ml 3, 1) en l’appliquant au prophète Elie, et que pour le passage qui suit, concernant l’Ange de l’alliance, « ils l’attribuent à Eleimmenos qui est leur Christ et qui, disent-ils, viendra dans les derniers temps » . (24) Comme Jésus établit un lien entre Jean Baptiste et Elie, Jérôme applique à Jean le texte de Malachie 3, 22. Son long commentaire du dernier verset de ce prophète mérite notre attention :
« Après Moïse dont les commandements, avons-nous dit, doivent être observés spirituellement, (Malachie) affirme que sera envoyé Elie : Moïse représentant la Loi et Elie la prophétie, comme le dit Abraham à un certain homme riche vêtu de pourpre : ‘Ils ont Moïse et les prophètes ; qu’ils les écoutent !’ » (Lc 16, 28).
Le Seigneur enverra en Elie (qui signifie « mon Dieu »), qui est de la ville de Tishbé (mot qui évoque la conversion et la pénitence), le chœur complet des prophètes, pour qu’ils tournent vers leurs enfants le cœur des pères, c’est-à-dire d’Abraham, Isaac et Jacob ainsi que de tous les patriarches, afin que leurs descendants croient au Seigneur et Sauveur, en qui eux-mêmes ils ont cru : ‘Abraham vit le Jour du Seigneur et il se réjouit’ (Jn 8, 56). Ou bien, ‘le cœur du père vers son fils’, cela signifie le cœur de Dieu vers tout homme qui recevra l’esprit d’adoption. Et ‘le cœur des enfants vers leurs pères’, en sorte que juifs et chrétiens, qui sont actuellement divisés, soient unis dans un même culte rendu au Christ ; aussi ces paroles s’adressent-elles aux apôtres qui sèment la Bonne nouvelle de l’Evangile dans le monde : ‘A la place de tes pères te naîtront des fils’ (Ps 45, 17). Si, en effet, Elie n’a pas tourné auparavant le cœur des pères vers leurs enfants, et le cœur des enfants vers leurs pères, lorsque viendra le Jour grand et terrible... le Juge juste et véridique frappera de malédiction non pas le ciel ni ceux qui se tournent vers lui, mais la terre, ceux qui agissent de façon terrestre. Les juifs et les hérétiques judaïsants pensent qu’Elie viendra avant leur Eleimmenos et qu’il restaurera toutes choses. De là la question posée à Jésus dans l’Evangile : ‘Pourquoi les scribes disent-ils qu’Elie doit venir d’abord ?’ (Mc 9, 11) ; et voici sa réponse : ‘Oui, Elie doit venir d’abord’ (9, 12), qui fait reconnaître en Elie la personne de Jean » . (25)
Connaissant bien les traditions sur le rôle d’Elie dans la réconciliation entre Israélites et dans leur retour vers Dieu (comme l’implique son nom d’Elie le « Tishbite »), Jérôme situe ce rôle dans un cadre christologique, il met donc en question l’espérance eschatologique des juifs en se référant à l’Evangile.
Chez St Augustin
Augustin consacre un chapitre de La Cité de Dieu (XX, 9) à ce passage de Malachie, mettant en relief le rôle d’Elie dans la conversion des juifs. Même s’il y a des thèmes communs entre lui et Jérôme, son point de départ à lui est la traduction des Septante :
« (Elie) ramènera le cœur du père vers son fils... Les Septante ont employé le singulier au lieu du pluriel ; et cela signifie que les fils aussi, c’est-à-dire les juifs, comprendront la Loi comme l’ont comprise leurs pères, je veux dire les prophètes et parmi eux Moïse ; car « le cœur des pères sera tourné vers leurs enfants » lorsque la manière de comprendre des pères deviendra celle des enfants ; et « le cœur des enfants sera tourné vers leurs pères » lorsque les enfants partageront les vues de leurs pères. La Septante dit ici : « et le cœur d’un homme vers son prochain », car père et fils sont l’un pour l’autre le plus proche prochain.
On peut cependant découvrir là un sens plus séduisant : c’est qu’Elie tournera le cœur de Dieu le Père vers le Fils, non pas bien sûr en faisant que le Père aime le Fils, mais en enseignant (aux hommes) que le Père aime le Fils, de manière que les juifs aussi, qui L’ont d’abord haï, aiment ce même Fils qui est notre Christ » (XX, 29).
La pensée de Jérôme en ce qui concerne la christologie et l’eschatologie doit être recherchée en bien des passages de ses commentaires et de ses lettres, et nous ne pouvons arriver à une synthèse absolument sûre. Augustin, dans La Cité de Dieu, situe la discussion de Ml 3, 23-24 dans le contexte d’un vaste traité sur le Jugement dernier. Le texte cité vient du dernier des cinq chapitres sur les prophéties de Malachie, mais il avait déjà commenté ce prophète dans le livre XVII, chap. 35. Cette conception du rôle d’Elie, rôle limité au seul peuple juif comme en certains courants de la tradition juive, est un aspect seulement d’une vision plus large des temps eschatologiques. Jérôme et Augustin partagent cette conception qu’on retrouve dans bon nombre d’écrits de l’Eglise primitive . (26)
Elie, l’homme de paix
Si Achab appelle Elie « celui qui trouble Israël » (1 R 18, 17), c’est que le roi est identifié au peuple d’Israël, qu’il incarne pour ainsi dire. Elie n’a été un perturbateur que pour ceux qui étaient infidèles à l’Alliance. Plus tard, Achab appellera Elie « mon ennemi » (1 R 21, 20), lorsque le prophète continuera à s’opposer à l’injustice et à l’idolâtrie d’un roi trop faible. Elle peut se dire rempli d’un zèle jaloux pour le Dieu de l’Alliance, le Seigneur des armées (1 R 19, 10 et 14). C’est cette vigoureuse fidélité à sa vocation de prophète qui l’amènera même à tolérer des actes de violence. L’observation de la Tora conduit cependant à la paix et à la vie, aussi n’est-il pas surprenant que la tradition juive ait fini par voir en Elie à la fois un interprète de la Tora et un arbitre au sein de la communauté.
La tradition juive ayant mis l’accent sur le rôle sacerdotal d’Elie, on a eu tendance à le représenter selon le modèle du grand prêtre Aaron. Hillel disait (en Mish. Abot 1, 12) : « Sois parmi les disciples d’Aaron, aimant la paix et cherchant la paix, aimant les hommes et les rappelant à la Tora ». Les émules de ce grand maître des artisans de paix ont dû sans doute attendre le retour de ce prêtre que sa fidélité à l’Alliance avait conduit à une vie plus totale auprès de Dieu (2 R 2, 11). Dans la liste des dons énumérés par Rabbi Pinhas ben Yaïr, on peut dire : « L’Esprit Saint conduit à la résurrection des morts ; et la résurrection des morts viendra par l’intermédiaire d’Elie, que son souvenir soit en bénédiction » (Mishna Sotah 9, 15).
Dans le domaine politique, nous obtenons bien souvent la paix grâce à des compromis, et nous donnons souvent à la situation qui en découle le nom de « coexistence ». Elie nous rappelle que la paix, qui est don de Dieu, doit être fondée sur la foi et recherchée avec constance, ce qui suppose qu’on sache respecter certains principes, lorsqu’on cherche à arracher aux ambiguïtés de nos situations humaines le potentiel d’intégrité qu’elles décèlent.
Théoriquement du moins, nous sommes beaucoup plus sensibles aux droits de ceux qui ne pensent pas comme nous qu’Elie ne semble l’avoir été. Le sens que nous avons de la dignité humaine et des droits de la conscience nous permet d’accepter le pluralisme en divers secteurs de la vie sociale27. Nous devons cependant avoir aussi fortement le sens de nos responsabilités personnelles par rapport à Dieu et à la société à cette époque où notre génération tente de passer de la terreur, du chaos et de l’anarchie à un monde de paix et d’ordre où chacun puisse trouver sa place. Il nous faut reconnaître cette vérité ancienne que cela ne viendra que d’un pur don de Dieu, mais il faut nous efforcer aussi d’imiter Elie en travaillant ensemble à la réconciliation entre les diverses générations et entre voisins.
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* Le P. Lawrence Frizzell, Docteur en Philosophie et prêtre de l'archidiocèse d'Edmonton, fut professeur au département des Etudes Judéo-Chrétiennes, de l’Université de Seton Hall, South Orange, New Jersey, U.S.A. Il a toujours été un ami et un précieux collaborateur de SIDIC.
Cet article a paru dans Sidic Vol. XVII, 2 (1984).
1. On date le livre de Malachie de 450 av. J.C. La Septante rend le mot «Malachie» par «son messager», ce mot n’était donc pas considéré comme un nom propre par la communauté juive d’où émane notre traduction grecque. Plus tard, ce personnage fut identifié au scribe Esdras (le Targum araméen, Babyl. Megilla 15a).
2. Cfr. Alwin Renker, Die Tora bei Maleschi, Ein Beitrag zur Bedeutungsgeschichte von tora im Alten Testament. Fribourg, éd. Herder, 1979.
3. F. Horst, Die Zwölf Kleinen Propheten (Handbuch zum Alten Testament). Tübingen, éd. Mohr, 1954, p. 271.
4. Albert Gelin, «Malachie», La Bible de Jérusalem p. 1400, note 1. Il s’agit là de l’Alliance avec les tribus d’Israël (Nb 25, 11-13 ; cf. Mi 2, 4-5) qui n’a pas été respectée.
5. Cf. l’opinion de B.S. Childs dans : Introduction to the Old Testament as Scripture. Philadelphia, éd. Fortress, 1979, p. 495.
6. Cf. Morris Faierstein, «Why do the scribes say that Elijah must come first » JBL 100 (1981), pp. 75-86 ; Joseph A. Fitzmyer, The Gospel According to Luke (I-IX). Garden City, éd. Doubleday, 1981, p. 327.
7. John Bowman, The Gospel of Mark : The New Christian Jewish Passover Haggadah. Leiden, éd. Brill, 1965, p. 342. La LXX place le verset concernant la Tora de Moïse après ceux qui annoncent le retour d’Elie, cela sans doute sous l’influence de la liturgie : une lecture faite à la synagogue ne devrait pas se conclure sur une note de menace. Cf. Horst p. 275.
8. John Bowman écrit au sujet de 48,10 : « Ben Sira ne fait pas un lien précis (comme le fait Ml 3, 23) entre Elie et le Jour, grand et redoutable, du Seigneur» (p. 342). Cependant, les prophètes ont toujours décrit la colère de Dieu en relation avec ce Jour (Am 5, 18-20 ; So 1, 15 ; Lm 2, 22), aussi aurait-on pu comprendre qu’il reprenne le même motif. Il y a une lacune dans le texte hébreu provenant de la Geniza du Caire ; le rouleau découvert à Massada contient 39, 27 à 43, 30.
9. Paul Billerbeck (avec H. Strack) : Kommentar zum Neuen Testament aus Talmud und Midrasch IV, 2, p. 780.
10.Pour les relations entre ce passage et d’autres thèmes élianiques en Luc, cf. Fitzmyer pp. 213-215. Sur Elie et Jean Baptiste, cf. David E. Aune, Prophecy in Early Christianity and the Ancient Mediterranean World. Grand Rapids, éd. Eerdmans, 1983, pp. 121-132.
11.Howard Marshall dans Commentary on Luke, Grand Rapids, éd. Eerdmans, 1978, p. 60, discute des diverses interprétations possibles et conclut : « Le peuple bien disposé envers son Dieu est celui qui a appris à vivre avec autrui dans la paix et la justice ».
12.E. Brown, The Birth of the Messiah, Garden City, éd. Doubleday, 1979, p. 278 ss, signale des relations intéressantes entre Luc 1, 15-17 et le reste de l’Evangile. Je ne suis pas d’accord cependant avec son interprétation du « parallélisme lucanien » où il s’efforce de montrer que les « rebelles » sont les pères et les « justes » les enfants. Il paraît logique de suivre le texte de Malachie et la tradition biblique dans son ensemble et de comprendre que les uns et les autres ont besoin de se réconcilier, entre eux et avec Dieu. La Sagesse est don de Dieu, par l’entremise de la Tora (Sira 24, 1-23).
13.Le mot hébreu Teshubah (« conversion ») sera plus tard mis en relation avec Elie grâce à un jeu de mot sur l’adjectif « Tishbi » (l R 17, 1) : « Rabbi Judah disait : Si Israël ne se repent pas, il ne sera pas racheté. Israël ne se repent qu’en cas de détresse et d’oppression, ou quand il doit partir en exil, ou parce qu’il n’a plus les moyens de vivre. Le repentir d’Israël n’est pas bien grand, en attendant que vienne Elie, comme il est dit : ‘Voici que je vais envoyer Elie...’ » (Ml 3, 23). Cf. Gerald Friedlander, Pirke de Rabbi Eliezer. New York, Hermon Press, 1970, p. 344.
14.D’après la traduction anglaise de B.M. Metzger dans The Old Testament Pseudepigrapha (éd. James H. Charlesworth). Garden City, Doubleday, 1983, 1, p. 535.
15.Philip Blackman, Mishnayot : Order Nezikin. Londres, Mishna Press, 1954, IV, p. 444.
16.Sur ce point et sur certains autres, les discussions avec mon collègue Asher Finkel ont été profitables.
17.Ce texte a été traduit en anglais ; voir William G. Braude et Israel J. Kapstein : Tanna de be Eliyyahu : The Lore of the School of Elijah. Philadelphia, Jewish Publication Society of America, 1981, p. 403.
18.Robert Hayward : « Phinehas - the same is Elijah : The origins of a rabbinic tradition », Journal of Jewish Studies 29 (1978) pp. 22-34.
19.Paul Hinnebusch : « Jesus the new Elijah in St Luke », The Bible Today 32 (1976) pp. 2237-44, et son interprétation spirituelle in Jesus the New Elijah. Ann Arbor, Servant Books, 1978.
20.Pour une bibliographie sur la Transfiguration et les passages qui s’y rapportent, cf. The New International Dictionary of New Testament Theology (éd. Colin Brown). Grand Rapids, Zondervan, 1975, I, pp. 543-545, III, pp. 861-865.
21.Cf. R.J. Bauckham : « The martyrdom of Enoch and Elijah : Jewish or Christian ? » JBL 95 (1976) pp. 447-458, et Alexander Zeron : « The martyrdom of Phineas-Elijah », JBL 98 (1979) pp. 99-100.
22.Cf. André Feuillet : « Essai d’interprétation de l’Apocalypse 11 », N.T. Studies 4 (1957-58) pp. 183-200, réédité in Johannine Studies. New York, Alba House, 1964.
23.Cf. les articles du vol. 1 de Elie le Prophète (Les Etudes Carmélitaines), éd. Desclée de Brouwer, 1956.
24.Le texte latin se trouve en Corpus Christianorum, series latina, volume 76 A, p. 928.
Dans les cercles judéo-helléniques, le Messie était appelé Eleimmenos (l’Oint) ; ce terme aurait été choisi par réaction contre l’emploi du mot Christos par les chrétiens. Cf. Samuel Krauss, « The Jews in the works of the Church Fathers », Jewish Quarterly Review 6 (1894) p. 244 ; réédité in Judaism and Christianity (éd. Jacob Agus), New York, Arno, 1973.
25.Ibid., pp. 941-942.
26.Cf. les nombreux textes rabbiniques et chrétiens rassemblés par R. Macina dans son article : « Le rôle eschatologique d’Elie le Prophète dans la conversion finale du peuple juif », Proche Orient Chrétien 31 (1981) pp. 71-99.
27.Cf. Eugene B. Borowitz : « The autonomous self and the commanding community », Theological Studies 45 (1984) pp. 34-56 ; Michael Wyschogrod : « Judaism and conscience », dans Standing Before God (J.M. Oesterreicher Festschrift), New York, éd. Ktav, 1981, pp. 313-328.