Other articles from this issue | Version in English | Version in French
Mariages "mixtes" et liberté religieuse
Alexis Blum, Rabbin de Paris
L'opposition du judaïsme aux mariages mixtes' est souvent mal comprise de nombreux chrétiens, et même dans certains milieux juifs. On s'étonne que le judaïsme ne comporte aucune disposition qui permette de tels mariages, fût-ce avec une dispense. Cette rigueur constituerait une inadmissible atteinte aux droits imprescriptibles de la personne humaine, et un acte de cruauté déplorable à l'égard de deux êtres qui s'aiment. Certains n'hésitent pas à suggérer que la signification de l'endogamie obligatoire serait d'ordre racial et primitif; or, si le judaïsme veut être modèle, ne devrait-il pas être avant tout ouverture et liberté?
La communauté juive est ouverte
Nous pouvons immédiatement faire justice de l'accusation de racisme. Le racisme n'est pas juif et la meilleure preuve en est la possibilité de la conversion à la communauté religieuse juive qui fait entrer à cent pour cent dans le peuple juif. « Les fils de l'étranger qui se joignent à Dieu pour Le servir... Je les amènerai à Ma montagne sainte et Je provoquerai leur joie dans Ma maison de prière; leurs holocaustes et leurs sacrifices seront agréés sur Mon autel, car Ma maison sera appelée maison de prière pour tous les peuples » (Isaie 56,6). Le Roi David descend de Ruth la Moabite, convertie au judaïsme, et le Messie lui-même sera un lointain descendant de Ruth.
L'identité juive n'est pas une notion biologique. Les textes bibliques et talmudiques sont formels à ce sujet. D'ailleurs Abraham lui-même, l'ancêtre d'Israël, a commencé par fonder l'identité juive, et par conséquent Abraham, avant de fonder le judaïsme, n'était pas et ne pouvait pas être juif.
L'identité de traitement envers les juifs et les non-juifs est affirmée avec force dans toute la Bible: «Il n'y aura qu'une même loi pour l'indigène et pour l'étranger en séjour parmi vous » (Exode 1249). « L'étranger en séjour parmi vous sera pour vous comme un com. patriote; tu l'aimeras comme toi-même, car vous avez été étrangers en Egypte » (Lévitique 19,34). « Il n'y aura qu'une loi parmi vous, pour l'étranger comme pour l'indigène, car Je suis l'Eternel votre Dieu » (Lévitique 24,22). Dans la Thora seulement, le devoir d'aimer l'étranger comme soi-même est répété au moins 36 fois, voire 46.2
Faut-il rappeler que Jethro, prêtre de Madian, né en dehors du peuple juif, est présenté comme un homme de bon conseil pour son gendre Moïse (Exode 18,24)? Faut-il redire que Myriam a été frappée de maladie parce qu'elle n'avait pas apprécié que son frère Moïse épouse une femme éthiopienne (Nombres 12)? Josué, à son tour, épouse une prosélyte, Rahab.3
Hillel et Chamaï, les grands Tannaïm, eurent pour maîtres Chemaya et Abtalyon, descendants de prosélytes. comme l'était Rabbi Akiva lui-même. La traduction araméenne de la Thora," que chaque Israélite pratiquant a le devoir d'étudier chaque semaine, est attribuée par la tradition talmudique à un neveu de Titus qui dévasta le Temple et causa la ruine de Jérusalem.
Mariages mixtes et perte de l'identité juive
En vérité, la question des mariages mixtes pose très exactement celle de la survie du judaïsme.
Des exemples empruntés à l'histoire montrent que cela a toujours été compris ainsi. Le Pharaon, en se contentant, si Ion peut dire, de faire mettre à mort les enfants d'un sexe, était convaincu que les mariages mixtes résultant nécessairement de cette mesure entraîneraient la fin du peuple juif. Dès le temps des patriarches, les règles du mariage seront élaborées de manière à ce que la postérité selon la chair soit aussi une postérité selon l'esprit. Seuls les mariages entre partenaires issus du même milieu humain pourront porter et transmettre les valeurs spécifiques de la spiritualité d'Israël? C'est pour préserver la pérennité de son choix religieux qu'Abraham adjure son vieux serviteur de trouver ailleurs qu'en Canaan une épouse pour Isaac (Genèse 24, 2-3). Ce dernier partage avec Rebecca le même souci concernant les mariages d'Esaii et de Jacob.6
En épousant des femmes étrangères à la foi d'Israël « Salomon fit ce qui déplaît à l'Eternel » (I Rois 11,1-6).
Les mariages avec les «Nations », interdits par la Thora,' se produisent cependant dans les époques troublées et il fallut toute l'énergie d'Esdras et de Néhémie pour reprendre en main la situation au retour de l'exil de Babylone.8
Sans doute, religieusement parlant, le mariage mixte n'est-il pas plus grave aujourd'hui que dans les temps les plus anciens. Mais, d'un point de vue sociologique, les conséquences d'une telle union sont peut-être plus graves à notre époque. Le nazisme a, en effet, fait disparaître six millions de juifs, soit environ le tiers du peuple juif. Après une telle catastrophe, la perte d'une seule âme juive, pour le peuple, est une perte de substance que l'on ressent plus douloureusement que jamais. Et cela d'autant plus que, pour de multiples raisons, c'est un fait que la famille nombreuse a cessé d'être la norme. Si le nazisme n'a pas réussi à faire disparaître le peuple juif, comment prendre le risque que les mariages mixtes parachèvent cette extermination!
Le mariage mixte est en effet la quasi-certitude pour celui qui le contracte de rester le dernier membre juif de la famille; or, historiquement, la communauté juive, c'est le reste d'un reste. L'observation se vérifie que, sans exception, ce reste a toujours été formé par ceux qui sont restés volontairement dans la communauté juive telle qu'elle se définit elle-même, ou par ceux qui l'ont rejointe. A moins d'un miracle, les descendants de mariages mixtes ne sont plus, dès la première génération, intégrés à la communauté juive.
Il suffit qu'un maillon lâche pour briser la chaîne des générations. Accepter le mariage mixte, c'est renoncer — souvent par inconscience — à la responsabilité d'assumer la succession de la lignée, celle qui a permis à Israël de traverser tant de civilisations, toutes disparues depuis. Encore une fois, il ne s'agit pas de racisme. A la lignée d'Abraham appartiennent des hommes sans aucun lien de parenté avec lui. Tout prosélyte devient fils d'Abraham, s'il prend à son compte la vocation d'Abraham.
Il s'agit donc de responsabilité, de fidélité, d'identité. Le récit de la Genèse (1,27) nous apprend que le premier être humain était à la fois homme et femme. C'est dire que, pour le judaïsme, la cellule de base de l'humanité, ce n'est pas l'homme, ni la femme, mais le couple.
Rôle de la ramille pour la vie juive
La pierre angulaire du judaïsme a toujours été, et reste, la famille juive qui, seule, permet de conserver et de transmettre l'identité, l'authenticité juives, la fidélité à la loi divine acceptée au Sinaï.
La vie juive consiste essentiellement — et c'est son originalité absolue — dans la pratique scrupuleuse et quotidienne de très nombreux préceptes. L'idéal juif est un idéal de sainteté, ce qu'exprime parfaitement la phrase qui revient dans toutes les formules liturgiques à réciter avant l'accomplissement d'un devoir religieux: «Béni soit l'Eternel qui nous a sanctifiés par ses commandements ». Cette idée de sanctification est encore plus nettement soulignée en ce qui concerne le mariage. Les épousailles sont appelées dans le langage technique des rabbins Qidductin, c'est-à-dire e consécration ». Au moment où le fiancé passe l'anneau nuptial au doigt de la fiancée, il prononce la formule juridique de la conclusion du mariage: tu m'es consacrée par cet anneau selon la loi de Moïse et d'Israël ». Un mariage valide, dans la perspective juive, ne peut être que celui qui engage les époux à cette sanctification de la vie par l'accomplissement quotidien des préceptes de la Thora.
« Les commandements religieux sont comme les attributs de l'ordre sacerdotal que constitue Israël. Leur but est d'amener chaque juif en particulier, et le peuple juif dans son ensemble, à se sentir constamment devant Dieu et à remplir à tout instant leur fonction de prêtres. Il n'y a donc pas de grande et de petite mitzva. Expression de la volonté de Dieu, elles contribuent toutes, et au même degré, à former la personnalité juive et à lui donner toute sa densité en vue de rendre Dieu présent au monde. Toute négligence à cet égard entraîne une perte de substance, une défiguration ».9
Sans éducation traditionnelle, un enfant a peu de chances de rester juif. L'enfant ne se sentira pas appartenir à une communauté si on ne l'élève pas selon la conception de vie propre à cette communauté.
La vie juive, bien loin de se réduire au culte synagogal, comprend des prescriptions domestiques qui concernent tous les moments de la vie quotidienne et font du judaïsme un style de vie qui embrasse l'existence sous tous ses aspects. Par l'accomplissement de la Mitzva, du commandement divin qui, en soi, est acte d'amour et de foi, il y a aussi actualisation d'un enseignement auquel j'adhère, d'une croyance qui est la mienne. Par mon adhésion, j'atteste cette adhésion aux yeux de mes enfants et de mon entourage.
Transmission du judaïsme, pédagogie de l'exemple
Le judaïsme se transmet surtout par cette pédagogie de l'exemple. C'est une théologie en actes. Le croyant juif est le prêtre de ce culte domestique qui s'exerce à chaque instant, dans la manière de manger et de travailler, dans le rythme de son repos scandé par le Chabbat et les fêtes, dans la liturgie de la soirée pascale ou la célébration des autres grands événements de l'histoire d'Israël, et dans l'étude personnelle et constante des textes révélés.
Il est bien improbable qu'un juif réussisse individuellement à pratiquer dans une mesure valable les lois alimentaires si astreignantes ou les préceptes relatifs à chaque date particulière du calendrier, si son conjoint n'adhère pas de tout son être à la foi juive et à son idéal religieux. D'ailleurs aucun mariage religieux ne peut avoir de valeur profonde sans l'adhésion intime, dans la foi, de chacun des fiancés. Un mariage juif ne peut avoir lieu que si les deux conjoints sont juifs, parce que la rencontre de deux êtres sur les plans intellectuel, affectif et sexuel, est considérée comme indispensable à l'établissement d'un foyer durable.
L'enfant d'un couple « mixte » aura bien évidemment une hérédité à la fois paternelle et maternelle, mais sur le plan physique seulement, car au niveau de l'âme, élément fondamental de l'identité humaine, les enfants ne pourront vivre qu'un déchirement profond. En supposant même qu'un des parents tienne à donner une éducation juive à l'enfant, cet enseignement sans rapport avec la vie familiale risquerait de troubler davantage l'enfant, sans assurer le relais des générations dans la transmission des valeurs juives.
L'opposition du judaïsme au mariage mixte s'inscrit dans l'histoire de l'Exode qui est une réalité permanente pour Israël.
L'aventure spirituelle d'Israël a commencé par l'exil d'Abraham (Genèse 12,8). La genèse de ce peuple nouveau s'effectue par une séparation: « Je suis l'Eterne/ votre Dieu qui vous ai séparé des peuples (Lev. 20,24). « C'est un peuple qui a sa demeure à part et qui ne sera pas mis au nombre des Nations » (Nombres 23,9).
La séparation d'Israël est la condition de sa mission prophétique. Elle résulte de son élection: « Vous serez mon peuple particulier parmi tous les peuples, car toute la terre est à moi, mais vous serez pour moi un royaume de prêtres et une nation sainte » (Ex. 19,5-6). Israël est séparé " afin d'accomplir sa mission pour le bonheur de tout le genre humain. Les mariages mixtes, en rompant cette séparation, conduisent à la dissolution de l'identité juive.
« Puisse le peuple juif conserver en son sein tous ceux qui ont eu le bonheur de survivre au cataclysme qu'a connu notre génération, pour le bonheur de l'humanité entière ».11
INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES
A) sur le mariage mixte
— Pierre Boudier: Mariages entre Juifs et Chrétiens, Ed. du Chalet, Paris 1978.
— Doris Bensimon, Françoise Lautman: Un mariage -deux traditions - Chrétiens et Juifs, Ed. de l'Université, Bruxelles 1977.
— L.A. Berman: Jews and Intermarriage, New York 1968.
— Encydopedia judaïca, Jérusalem 1971, article « Mixed Marnage », vol. 12, col. 164-169.
B) sur l'importance du culte domestique dans le judaïsme
— E. Gugenheim: Le judaïsme dans la vie quotidienne, Paris 1978.
— Revue « l'Art sacré » N° 4, 4ème trimestre 1968: Les célébrations domestiques. Interview du Grand Rabbin Schilli, pp. 23-31.
NOTE
L'article du rabbin Alexis Blum avait été écrit, originellement, pour la revue sur la Liberté Religieuse, ce qui explique son titre; il nous a semblé, cependant, qu'il trouvait bien sa place dans ce numéro sur la Famille, parce qu'il montre combien l'identité juive est liée à l'intégrité de la famille.
Une enquête réalisée en France par « Sofrès Communication » et mentionnée dans le «Journal des Communautés » de décembre 1980 a prouvé que les mariages mixtes chez les jeunes, en France, sont beaucoup plus nombreux parmi les Achkénazim (milieux mieux intégrés socio-culturellement) où ils atteignent jusqu'à 41% que chez les Séfardim (immigrants de la première génération) où ils ne s'élèvent qu'à 3%, ce qui ne va pas sans poser une grave question pour l'avenir de la communauté juive.
Freddy Raphaël, dans un exposé donné le 15 octobre 1973 sur le sujet: a Mariage endogamique ou exogamique », à l'occasion du 13e Colloque d'intellectuels juifs de langue française, faisait bien justement remarquer: «L'équivoque du mariage exogame est de ne voir, dans le mariage lui-même, qu'une aventure individuelle. Or, le mariage met en jeu à la fois l'accomplissement de l'être humais: et la survie de la collectivité... Je suis prêt à reconnaître que, sur le plan individuel, le mariage mixte est vivable et qu'il peut constituer une réussite pour un couple... (mais) il constitue une rupture dans la transmission d'une tradition qui se doit d'être fécondée et même reformulée au niveau de chaque cellule familiale... »
En tant que chrétiens, nous comprenons et partageons cette inquiétude de nos frères juifs, non seulement parce que nous sommes affrontés aux mêmes problèmes, mais parce que nous ne voudrions pas voir disparaître le riche patrimoine de ce peuple qui, avec nous, chrétiens, selon les paroles du pape Jean Paul II aux juifs d'Allemagne, «sont appelés, en tant que fils d'Abraham, à devenir bénédiction pour le monde ».
L'expérience de Rabbi Joseph A, Edelheit, à Michigan City, que nous publions ci-dessous, nous parait intéressante parce qu'elle est un essai d'aborder la question des mariages mixtes positivement, dans une perspective d'intégration mais aussi de respect des convictions personnelles. Il s'agit d'un extrait de l'article intitulé: « Accueil de non-juifs comme membres de la synagogue » publié dans le « Journal of Reform Judaism u (Vol. XXVII, No. 3, été 1980) qui est l'organe de la Conférence Centrale des Rabbins Américains. Nous reproduisons et traduisons ce texte avec l'aimable autorisation de l'éditeur.
1. Dans un souci de simplification, nous utiliserons, faute de mieux, le terme de mariages « mixtes n pour désigner les unions entre une personne juive et un conjoint non-juif.
2. cf. Talmud Babli, Baba Metsia 59 b.
3. cf. commentaire de R. David Kim hi sur Josué 6,25 et Talmud Babli Meguila 14 b.
4. Le Targum Onquelos.
5. cf. Genèse 15,4; 17,9.
6. Gen. 26,34-35; Gen. 27,46; 28,1-4.
7. cf. Ex. 34,15-16; 19,16; Deutéronome 7,1-6.
8. Esdras 9,12; 10,1-44. Néhémie 13,23-27.
9. Grand Rabbin Meyer Jais: Réflexion sur l'identité juive, Paris.
10. « Israël est séparé, comme de nos jours l'Eglise est séparée », Claude Tresmontant: Essai sur la pensée hébrdique, Paris, 1962, p. 76.
11. Régine Lehmann: Oui, je suis pour le mariage entre Juifs, Jérusalem 1977, p. 30.