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SIDIC Periodical XXXIV - 2001/1
Une Année Après (Pages 02 - 04)

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«Si tel pouvait être le Monde!»
Halina Birenbaum

 

Durant plusieurs semaines, dans tous les mass media chez nous en Israël, l’on parlait de la visite annoncée du pape. L’on commentait cet événement exceptionnel d’avance, de tous les points de vue et à partir des attentes et des conjectures justes ou absurdes. Sans cesse, on discutait et on se disputait. L’on discutait les principes de la foi catholique, la signification, pour les chrétiens, des lieux saints sur la terre de nos ancêtres, de laquelle est issu le Fondateur de la religion chrétienne, Jehoshoua - Jésus. Brusquement la réalité de notre vie quotidienne, de nos luttes politiques, religieuses, de nos problèmes accumulés, de nos conflits incessants, de nos affrontements sanglants se comble d’une autre dimension. Le mot « Le Pape » a dominé sur tous les événements quotidiens ordinaires. Le pape à Jérusalem, en Israël ! Il arrive chez nous !

Une foule à l’aéroport, les ministres, les élites, le président avec son épouse, le premier ministre d’Israël avec son épouse, le président de la Knesset, des milliers de pèlerins du monde entier, les drapeaux de nombreux pays, même de ceux avec qui nous n’avons pas, jusqu’à maintenant, des relations pacifiques. Pleine d’émotion, l’attente de l’arrivée de Sa Sainteté de son pèlerinage en Égypte et en Jordanie sur les traces des ancêtres bibliques. Le tapis rouge, les drapeaux du Vatican et d’Israël.

L’avion jordanien, avec les drapeaux jordaniens et israéliens surgit des nuages. Il atterrit à Tel Aviv ! La porte de l’avion s’ouvre. La silhouette de pape tout de blanc vêtu, humble sur le fond de la foule assemblée. Il est l’hôte de la nation juive, de l’État juif – des juifs, des musulmans des chrétiens. Il descend d’un pas lent mais décidé, en s’appuyant sur la rampe. Dans ces pas lents et prudents, l’on sent bien qu’il sait où il va et quel but important le guide. Il soulève la tête, s’arrête souvent, embrasse du regard ces gens, rassemblés en son honneur, et avec un petit mouvement de la main tremblante les salue chaleureusement avec une certaine timidité, en répondant avec modestie aux applaudissements qui lui sont destinés. La gravité et la joie de ce moment historique pénètrent, à travers les écrans de la télévision dans presque toutes les maisons et les cœurs, dans notre pays et dans le monde. Cela émeut profondément. Le pape chez nous, avec nous, dans notre petit pays, éternellement inquiet ! A partir de ce moment, durant toute la semaine de son séjour en Israël, les yeux du monde entier seront dirigés vers notre pays.

Je vis tout cela comme quelque chose me concernant personnellement. J’avais à peu près le même sentiment quand, il y a un an, l’on accueillait solennellement le pape à Gdansk. Assise devant la télévision, en absorbant la sublimité de ces moments, j’avais l’impression, à l’époque, qu’entourée de mes amis, j’y étais présente, comme si la distance géographique entre la Pologne et Israël avait disparu.

Cependant, cette fois-ci, c’est incomparablement plus ! Maintenant cela se produit directement chez nous ! Maintenant : à notre tour ! Les yeux et les pensées de mes amis de Pologne sont dirigés vers ce pays lointain dans lequel se trouvent aujourd’hui ma maison et ma nouvelle famille après la perte de presque tous mes proches dans la Shoa !

Le pape qui nous rend cette visite honorable est le fils du pays dans lequel je suis née, moi aussi, ainsi que mes grands-parents, mes parents, mes frères. Sa langue maternelle est également la mienne. Chacun de ses mots, chacun de ses gestes a, ici, pour moi une signification particulière. Sa visite est extrêmement importante pour toute ma nation, dans la lumière de notre passé, de notre présent et de notre avenir ! L’attente pluriséculaire d’une bonne entente entre les juifs et les chrétiens – cet espoir se réalisera-t-il ?

Je suis sans cesse du le regard sa silhouette, j’observe, avec une grande attention toutes les réactions concernant les paroles profondément réfléchies, pleines de poids. Avec joie, j’écoute les appréciations et les commentaires du rabbin principal et des autres personnalités, particulièrement importantes, en Israël. Presque tous constatent que le pape actuel est le plus grand ami chrétien des juifs de tous les temps, qu’il exprime ce qu’il doit exprimer de la manière et à l’endroit où il convient de le dire et même au-delà. Un pape comme celui-ci est le premier dans l’histoire et personne n’a jamais fait autant pour une bonne entente entre le peuple juif et la chrétienté, pour le rétablissement de la justice par rapport au peuple juif, comme l’a fait le pape Jean Paul II.

Des connaissances et des amis me téléphonent pour partager avec moi leur admiration « pour cet homme magnifique », comme ils le disent par exaltation. Tous, ils admirent la sérénité, l’ordre, la beauté des chants choraux des pèlerins et des religieux de divers pays. Ils admirent l’union dans cet enthousiasme commun et dans cet amour pour le pape, le dévouement des pèlerins et des fidèles qui devaient vaincre de multiples difficultés, économiser sous après sous pour pouvoir venir des endroits les plus éloignés du monde et participer à son pèlerinage. Et lui-même, au prix de quels efforts physiques et moraux ne pose-t-il pas chaque pas sur cette terre, sainte pour lui, mais remplie de toutes sortes de dangers ! Cent mille personnes l’attendent depuis le matin sous un ciel pluvieux à Korazin sur le lac Kinnereth (lac de Galilée) quand il apparaît entouré de cardinaux et d’autres ecclésiastiques sous une tente ouverte où va se célébrer la messe.

J’écoute, comme enchantée, les sons sublimes des chants choraux, l’appel à l’unisson de cette foule immense et multicolore : « John Paul Two, We Love You » ! … Et une voix obstinée répète en moi : si tel pouvait être le monde ! S’il pouvait être comme cela ! Simple, rempli de compréhension, d’amour, malgré toutes les différences entre les hommes.

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Le pape à Yad Vashem ! Clouée sur place, je regarde maintenant fixement sa silhouette avec un recueillement extrême. Il entre lentement dans l’Ohel Izkov, enveloppé par une obscurité d’épouvante et de deuil. Une flamme éternelle illumine avec parcimonie, mais nettement, les noms effroyables des endroits de l’extermination massive du peuple juif, de toute ma famille, de mes parents : Treblinka, Majdanek, Oswiecim (Auschwitz), Chelmno, Sobibor, Buchenwald, Ravensbrück, Dachau…

Le visage du pape exprime la profondeur de la douleur. Il dépose une couronne. Il se penche en silence au-dessus de ces noms terribles, s’essuie le visage avec la main, dans une tristesse indicible. Il a des larmes dans les yeux. Je vois clairement son visage, ses yeux. D’une façon miraculeuse, je suis ici tout près de lui. A son côté. Parce que finalement moi, je porte en moi les contenus cauchemardesques de ces noms et du mot Shoa. Le ghetto de Varsovie et Auschwitz, c’est mon enfance ; la chambre à gaz à Majdanek, dans laquelle j’ai passé toute une nuit en affrontant ma propre mort, c’est ma reconnaissance des valeurs suprêmes de la vie, même au plus profond de l’enfer. Par miracle, le gaz leur a manqué, cette nuit-là et, le matin, la porte s’est ouverte pour que le reste s’accomplisse à Auschwitz. Cependant, j’ai été probablement destinée à survivre, puis à vivre assez longtemps pour voir la création de l’État juif, pour avoir vécu cette visite du pape, mon grand compatriote, visite unique dans son expression et dans sa signification, depuis deux mille ans. Moi, qui ne devais plus exister car condamnée à une mort immédiate, en tant qu’enfant juive inapte à exécuter leur travail d’esclave dans le camp d’extermination. Dans un petit poème, j’ai enfermé, récemment, l’histoire de ma famille liée aux endroits cités qui sont gravés sur la dalle noire du sol de l’Ohel Izkov:
… si j’étais morte à Majdanek
je serais restée avec les cendres de ma mère
si j’étais morte à Treblinka
je serais restée avec les cendres de mon père
si c’était à Auschwitz avec les cendres de mon frère et de ma belle-sœur
si j'étais morte là-bas
la mort
n’aurait pas été terrible pour moi

Beaucoup de miracles ont apporté leur contribution pour que je ne devienne pas cendre là-bas, avec mes proches, mes parents, mes voisins, les camarades de mon enfance du ghetto de Varsovie, avec lesquels je rêvais de la fin de la guerre, de la fin de l’occupation, de la libération des griffes de ce mal sévissant, d’être la personne humaine à laquelle il n’est pas interdit de vivre. En liberté. Et aujourd’hui, les larmes et les paroles du pape, pleines d’un grand poids historique à Yad Vashem ! Une satisfaction après des années de tourments et d’innombrables tragédies.

Les larmes coulent également sur mes joues. Comme si ces larmes dans les yeux du pape étaient en moi et les miennes, celles de jadis, celles qui n’ont jamais été vidées - en lui. Les larmes de douleur, de supplices vécus, de pertes non restituables de mes proches, mélangées avec la reconnaissance pour cette compréhension profonde et la compassion du pape. Également, pour ce qu’il a adressé avec force en cet endroit à Dieu et exclusivement à ma nation et aux personnes comme moi. A ses fidèles et à tous les gens du monde, il a parlé à Yad Vashem de préjudices qui nous étaient portés par la chrétienté durant des siècles.

En ce moment, je désire partager le trop-plein de mon affection avec mes amis en Pologne. Je sais qu’au même moment ils regardent et suivent cette visite historique du pape. Leurs pensées se dirigent sûrement vers moi et ils doivent avoir également les yeux pleins de ces larmes de Yad Vashem. Comment leur transmettre mes pensées et mes sentiments ? Cela est-il toutefois possible ?

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Le lendemain, après une messe magnifique à Nazareth – le pape au pied du Mur des Lamentations… Sous le ciel clair de Jérusalem, habillé de ses vêtements blancs, il est assis dans un fauteuil sur un tapis bleu, entouré de drapeaux bleu et blanc avec l’étoile de David… Sur l’écran télévisé ; comme tout le temps d’ailleurs quand il s’agit du pèlerinage de Sa Sainteté en Terre sainte, un sous-titre en hébreu informe : Alija le regel (pèlerinage) avec le signe de la croix à la place de la lettre l. Tout en accord et avec le respect réciproque de la tradition, jusque dans les moindres détails. Cette voix de nouveau crie en moi : si tel pouvait être le monde, quotidiennement.

Les politiciens arabes et les représentants des religions, quelques-uns de nos ministres et le rabbin, membre de la Knesset, saluent le pape. Presque toute la nation en Israël, juive et arabe, salue partout le pape avec le sentiment d’un profond respect, de considération, d’admiration et avec une chaleur humaine. Son attitude modeste et humble, la sagesse et sa chaleur paternelle provoquent partout une grande émotion, et font surgir une bonté qui nous envahit si rarement. L’émotion est particulière quand il s’approche tout seul d’un vieux mur du Bet Hamikdash (le Temple), du Mur des Lamentations, dans les fissures duquel les gens ont l’habitude de déposer leurs prières, leurs suppliques les plus ardentes adressées à Dieu, écrites sur des bouts de papiers. Autour – presque le vide, le silence. Et ce silence est plein de contenus, un silence que l’on n’avait pas entendu ici depuis deux mille ans. Le pape chuchote une prière, touche le mur avec ses mains tremblantes, lui fait un signe de croix discret et insère dans une fissure du Mur des Lamentations une feuille signée personnellement. Adressée à Dieu. Au monde entier. Nous la lisons tous avec la plus grande émotion et joie : prière de pardonner les torts faits par la chrétienté durant des siècles au Peuple de l’Alliance, aux enfants d’Abraham !

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J’arrive à peine à retenir en moi l’immensité des impressions. Je sais que je dois décrire tout cela, mais comment ? Il ne s’agit pas d’un reportage. Des milliers de spécialistes du monde entier le feront dans des milliers de leurs notes. Peut-être écrirai-je tout cela dans une lettre à un ami proche qui sera capable de me comprendre, si j’arrive, toutefois, à l’exprimer par des paroles. Je crains qu’une voix quelconque, même la plus silencieuse, puisse endommager ces sensations, les éloigner de moi. Seul le silence transmet sans dommage ce qui est contenu au plus profond de l’âme humaine. Il s’est révélé bientôt que je n’étais pas la seule avoir besoin de partager ces sensations et ces réflexions. Le Père Wrona m’a soudainement appelée du Centre du Dialogue et de Prière à Auschwitz. Grâce à lui, il y a quelques années, j’ai fait une connaissance plus profonde des traditions chrétiennes de mon pays natal, mes compatriotes polonais me sont devenus plus proches, mon sentiment d’appartenance au pays de mon enfance s’est accru, bien que je ne l’habite plus depuis déjà si longtemps. Les relations chaleureuses avec des Sœurs du Carmel à Auschwitz ont contribué également à faire croître ce sentiment de proximité. Désormais, pas seulement l’enfance et la Shoa me lient à la Pologne.

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De nouveau à l’aéroport à Tel Aviv une foule de personnages importants, une armée de correspondants de la presse du monde entier, un tapis rouge, un orchestre, l’armée, les hymnes d’Israël et du Vatican, les drapeaux, les sourires chaleureux, amicaux – et, cette fois-ci, l’avion d’El Al. Les adieux chaleureux, comme avec quelqu’un de très proche. Ils marchent côte à côte sur le tapis rouge, comme de vieux amis, le pape, à sa gauche le premier ministre Barak, à sa droite le président Weizmann. Ils chuchotent quelque chose, sourient, se font réciproquement des confidences en penchant leurs têtes les uns vers les autres, pour ne pas perdre un seul mot dans ces dernières minutes historiques brouillées par le bruit du moteur. Dans un instant, l’avion s’envolera vers le ciel et emportera le pape vers son retour à Rome. Les ballons bleu et blanc en l’air, et tant de nouvelles substances, tant d’espoirs !

Quand au début de sa visite, le vendredi matin, j’ai vu le pape marcher lentement avec une canne vers la tente sur le Mont des Béatitudes à Korazin, parmi les applaudissements et les chants des milliers de gens rassemblés sur la place, j’avais l’impression que dans la faiblesse du vieillard et dans sa maladie, il s’avançait vers l’éternité, et en même temps, je sentais que, dans la puissance de ce qu’il est, de ce qu’il a accompli, de ce qu’il donne de soi et de ce que représente sa personne – il s’avançait, d’un pas sûr, vers l’avenir sans bornes de la vie humaine.

Herzliya, 27 mars 2000




Helena Birenbaum, née en Pologne, est une rescapée de la Shoa. Par ses écrits et par son engagement tant en Israël où elle vit, qu’en Pologne, elle contribue grandement à la réconciliation judéo-polonaise.

Cet article a paru au mois de mai 2000 dans la revue culturelle polonaise Wiez que nous remercions vivement de nous autoriser à le faire connaître. Il a été traduit du polonais par L. Banderonek.

 

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