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Une approche neuve des études judéo-chrétiennes
Asher Finkel
Depuis le Concile Vatican II, il y a trois dé-cennies, et la publication des "Orientations et suggestions pour l'application de la déclaration conciliaire Nostra Aetate", dix ans plus tard, il règne une nouvelle attitude vis-à-vis du judaïsme, dans l'étude des racines communes avec le christianisme et de l'évolution ultérieure des relations entre les deux communautés religieuses respectives. L'enseignement du mépris et l'approche par la confrontation théologique, qui dans le passé orientaient les études, ont été arrêtés. Le judaïsme doit être considéré comme il se définit lui-même, comme étant authentiquement exprimé par ses sources propres, à la lumière de sa dynamique religieuse propre. Les études actuelles doivent supprimer de leurs recherches les présentations tendancieuses, les classements par catégories théologiques ou types religieux et les explications exégétiques... En même temps, la science contemporaine tire profit des nouvelles découvertes, de la grande variété des sources anciennes, de traductions plus critiques et plus complètes ou de présentations synoptiques, ainsi que de méthodologies améliorées, de moyens scientifiques d'une extrême précision et des résultats de l'analyse phénoménologique. Cependant, ce qui pour les études judéo-chrétiennes détermine cette nouvelle recherche c'est la manière dont le savant perçoit l'évolution historique, telle qu'elle s'exprime dans la conception biblique du temps qui affecte les deux traditions, apparentées, mais distinctes.
On doit alors reconnaître trois périodes distinctes affectant les relations des traditions bibliquement orientées. Chaque période est gouvernée par sa dynamique particulière en ce qui concerne la conscience religieuse telle qu'elle s'exprime dans l'action et dans la pensée. La tendance du passé, qui consiste à percevoir dans la période d'avant les idées d'après, et même à l'expliquer par la pratique ultérieure, conduit à projeter le présent dans le passé. D'autre part, les études contemporaines peuvent se colorer de facettes scientifiques, philosophiques ou théologiques de la sociologie de la connaissance. Une analyse très affinée de ce qu'est le vrai contexte de l'évolution est la condition d'un engagement authentique, avec l'image totale de chaque période distincte. Interpréter l'évidence textuelle du passé seulement d'une manière descriptive et comparative aboutit à fausser les résultats. Car cela ne permet pas à la dynamique religieuse de la pratique, de la pensée et de l'expérience de déterminer ce que les auteurs voulaient réellement dire. On doit progresser d'une lecture en surface à une lecture en profondeur, quand il s'agit d'une étude critique et exégétique.
Il ne faut pas lire les textes isolés du contexte, et il ne faut pas davantage en déterminer le sens d'après une forme littéraire et son hypothétique Sitz im Leben. On doit reconnaître le terrain commun qui affecte des textes variés d'une même époque, spécialement les écoles apparentées ou des tendances internes au mouvement. Le phénomène religieux doit être examiné, sans ignorer la foi des personnes qui ont écrit ou publié le texte. Car celui-ci a un langage spécial destiné à la communauté pour laquelle il est écrit, un langage à la fois affectif et dramatique. On doit reconnaitre en particulier que les Saintes Ecritures sont marquées d'un caractère canonique que gouverne la vie religieuse d'un peuple. De telles oeuvres se développent pendant une certaine période de temps comme une littérature "à part", comme livres saints elles deviennent la force la plus importante dans l'histoire ultérieure de l'interprétation des communautés bibliquement orientées.
Dans le judaïsme, la première période a donné naissance aux fondements canoniques de la Bible hébraïque. Sa vision religieuse affecte les deux périodes suivantes. La seconde période a donné naissance à la conception pharisaico-rabbinique du canon double, la Tradition écrite et orale (TaNaK et Michnah). Dans le christianisme, les racines se situent dans la première période, mais l'institution canonique date de la fin de la seconde période. La troisième période a donné naissance au canon normatif de l'Ancien et du Nouveau Testament dans le christianisme primitif et au développement de sa littérature patristique. Dans le judaïsme toutefois, la troisième période a donné naissance aux deux traditions talmudiques fondées sur la Michnah, canonique pour les Juifs, sous les gouvernements étrangers de la Rome chrétienne et de l'empire parthe zoroastrien.
LA NOTION DE TEMPS
L'historiographie biblique est déterminée par le calcul d'un millénaire d'années sabbatiques. Car "mille ans de l'histoire humaine sont à tes yeux comme un jour" (cf. Ps 90,4) et la vision biblique montre comment Dieu agit dans le temps humain. Ainsi, l'aspect quantitatif du temps comme "chronos" est basé sur la mesure humaine d'un point fixé dans le temps par une date correspondante. Cette approche ne peut pas aider le bibliste quand celui-ci veut déterminer la signification temporelle du récit. Le temps biblique en effet représente le kairos, l'occasion pour l'humanité de jouir d'événements décisifs, tout en conservant la promesse des choses à venir. Il y a un lien organique entre les générations quand elles évoluent dans le temps de Dieu (le millénaire), quand Son immanence jette un pont entre passé et futur. L'aspect qualitatif du temps est rendu par des unités de sept, qui forment le calcul d'un millénaire d'années sabbatiques.
La conception divine du temps s'exprimant dans le récit biblique explique pourquoi les chercheurs de notre temps rencontrent des contradictions dans les Ecritures quand ils utilisent des datations fixes. Les exemples que voici suffiront. Dans la Bible juive, dans la vision de "l'alliance des morceaux" le problème des affirmations contradictoires sur la durée de la servitude (Gn 15,13; "400 ans" et 15,16: "quatrième génération") suggère deux expériences de l'exode. En réalité, "400 ans" s'applique à la période écoulée depuis la naissance d'Isaac, et "quatrième génération" est à entendre à partir de Lévi, le fils de Jacob qui entra en Egypte, jusqu'à l'époque de Moïse, son petit-fils. Dans la Bible chrétienne, la naissance de Jésus est datée par rapport à la mort d'Hérode selon Mt 2, et elle est liée au recensement de Quirinius, sept ans plus tard, dans Lc 2,2. Cependant ces deux datations se rapportent à la même unité de temps sabbatique puisque la venue du Messie commande "l'année favorable du Seigneur" et que l'année du recensement est l'année sabbatique qui termine les sept ans.
Le récit biblique raconte l'histoire à partir du sens divin du temps, fait de promesse et d'accomplissement, tout en réservant le temps fixé cyclique pour la célébration humaine des événements décisifs. Les événements pivots deviennent des jours dont on "fait mémoire", temps à "mettre à part", qui permet à la personne d'entrer dans le cadre divin du temps. C'est la période de libération par rapport au temps séculier, une libération qui ouvre à la présence de Dieu dans l'histoire. C'est pourquoi la fixation du calendrier par les autorités ecclésiastiques devient déterminante pour comprendre les différences entre les communautés bibliquement orientées. Juifs et chrétiens adoptent l'"anamnèse" pour célébrer une période "sainte", mais ils le font en se référant à deux événements pivots du temps pascal qui sont distincts. Toutefois, la notion apocalyptique du temps eschatologique, qui est lié au calcul de millénaires d'années sabbatiques, est commune aux deux communautés, avec la perspective de la venue des temps messianiques. Elles ont cependant une interprétation différente de la manière dont Dieu entend réaliser cette venue grâce à la personne du sauveur désigné.
PREMIERE PERIODE
Le compte rendu biblique de la première période couvre les années séparant Abraham et Salomon, depuis le temps où la présence de Dieu a été reconnue par un individu jusqu'au moment où la présence de Dieu, descendu dans le Temple de Jérusalem, est vénérée par un grand nombre. Cette évolution historique s'exprime dans le récit biblique de la promesse de Dieu et de son accomplissement à l'intérieur d'une période de mille ans. Depuis la naissance d'Abraham jusqu'à l'"Alliance des morceaux" s'écoulent 70 ans et 430 ans (Ex 12,41) séparant cette première vision d'Abraham et l'Exode. Le Temple de Salomon a été bâti 480 ans après l'Exode (1R 6,6), le tout correspondant à deux grands jubilés. Ceux-ci représentent deux cycles de 70 années sabbatiques, soit un total de mille moins vingt. Car l'histoire de la rédemption est basée sur l'enseignement biblique révolutionnaire de l'année de remise (Lv 25,1-24; Dt 15,1-8).
Cette perspective jette une lumière sur la proclamation prophétique d'une "année de grâce du Seigneur" (Is 61,2) que Jésus dans son enseignement voit comme un accomplissement du Royaume de Dieu (Lc 4,21). J'ai présenté dans le passé cette conception phénoménologique de l'enseignement de Jésus au sujet du Royaume; elle reflète l'adhésion des Juifs de la synagogue à l'autorité des Ecritures. Dans la tradition chrétienne primitive, qu'on trouve dans Luc 4, l'annonce initiale de la royauté de Dieu a lieu mille ans après l'intronisation de Dieu dans le Temple de Salomon. Toutes les espérances messianiques étaient en effet liées finalement à la tradition sabbatique selon laquelle le royaume de Dieu sur terre était proclamé par une remise de mammon, de l'esclavage humain et du contrôle de la terre.
Tant le judaïsme que le christianisme sont enracinés dans la conception théocentrique de l'histoire humaine telle qu'elle s'exprime dans la première période. Tous deux sont centrés sur la "présence de Dieu", Dieu agissant sur la vie humaine. La notion et l'expérience du sacré gouvernent cette tradition, déterminée qu'elle est par les catégories de pureté et de spirituel en contradiction avec le pollué et le profane. L'analyse phénoménologique de l'expérience limite du Sabbat - Sabbatique, des pèlerinages et des rites de passage doit orienter la discussion théologique. Le Temple, comme espace sacré, possède une dimension à la fois physique et spirituelle liée à la célébration et au le culte dans les jours saints. Le Temple, comme prototype (tavnit) céleste, ayant une valeur micro-macrocosmique, doit être étudié dans son influence sur la tradition théosophique, avec sa description du service des anges. J'aborderai ces questions dans ma prochaine étude ("Temple et Oracle") à publier prochainement.
La première période fournit aussi une préfiguration de la démarche rédemptrice. Elle commence par la naissance d'Isaac, le fils bien-aimé de la promesse, qui est apporté pour être sacrifié sur le Mont Moriah. Cet acte suprême d'amour pour Dieu a une valeur expiatoire pour les descendants d'Abraham qui se réjouissent de la perspective de la libération de l'esclavage. La promesse divine à Abraham est finalement réalisée, mais son objet et son but sont de mener le peuple jusqu'au Mont Moriah, jusqu'au Temple de Dieu. Ce but est mentionné dans le Chant de la Mer (Ex 15,17) dont le sommet est la proclamation de la royauté de Dieu. Cette conception, qui est à la base du canon formant la Bible hébraïque, a une influence considérable sur les Ecritures chrétiennes quand elles disent que le sens de la venue de Jésus est d'inaugurer le Royaume de Dieu sur terre. Quant au judaïsme, cette première période, dans l'histoire de la rédemption, a une visée eschatologique, la "fin des temps" devant se réaliser comme aux jours du "fils de David". Ainsi, les deux canons de la Synagogue et de l'Eglise seront clairement distincts, dans leur formation finale.
LE CANON
Le canon hébraïque tripartite TaNaK se termine par l'invitation que Cyrus fait aux Juifs de "monter" à Jérusalem pour rebâtir "la Maison du Seigneur" (2 Ch 36,22-23). Car les Juifs, dans leur conception du canon, situent Jérusalem et son Temple au centre de leur histoire de la rédemption et de leur espérance future. Après la destruction du Temple, l'espoir du retour incite les scribes et les maîtres à préserver l'entière tradition du Temple - architecture, prêtres,service des sacrifices et lois lévitiques de pureté. Elle est devenue une partie du canon qui n'est pas seulement à étudier, mais à "mémoriser" dans la prière, les rites et la célébration aux jours saints. La synagogue devient le "Temple en miniature" et son horaire de prières correspond aux sacrifices journaliers. En fait cette évolution prend place durant cette période qui a vu la destruction à Jérusalem de deux Temples, tandis que la synagogue restait le seul lieu de culte possible.
Dans l'expérience chrétienne, le Temple représente Jésus en qui demeure la présence de Dieu. Jésus devient le sacrifice idéal et il met sa marque sur l'ordre de la prêtrise. De ses paroles et de ses actes on fait "mémoire" et toutes les prières et les sacrements passent par lui. Les heures et la semaine de la crucifixion déterminent le cycle des jours saints dans le calendrier chrétien.
Ainsi le canon chrétien a pour conclusion le dernier chapitre de l'Apocalypse qui parle de la fin envisagée pour la création de Dieu, quand l'Agneau Jésus descend du Temple céleste sur la Terre. Cette venue finale correspond à la première venue du Jésus historique. La "fin des temps" réalise le retour du "fils de David". Car son ministère, aussi, se déroule sur la route menant vers le Temple de Jérusalem. Le Temple devient le foyer de son enseignement et de ses actions. La tradition sacrificielle de la célébration de la rédemption et du pardon de Dieu gouverne la signification symbolique de ses paroles dans les "signes" de l'évangile de Jean. Les disciples le suivent sur le chemin de Jérusalem dans un pèlerinage et le repas pascal devient le cadre de la dernière Cène. Cela se produit à la fin de cette seconde période.
Dans la vision apocalyptique chrétienne, les deux millénaires de la Torah se terminent à la naissance de Jésus, qui inaugure l'âge messianique: sa souffrance et sa mort pour l'humanité déterminent son cours, et la crucifixion est un prélude à la destruction. Le double canon chrétien représente donc un Nouveau Testament comme l'extension de l'Ancien. A l'opposé, le double canon juif représente le TaNaK, tradition écrite, suivi de la Mishna de R.Yehuda le Patriarche, tradition orale. Les deux communautés possèdent un double canon qui a commencé à la première période mais s'est achevé différemment vers la fin de la seconde période, avec une conception distincte du lien canonique.
LE LIEN ENTRE LES DEUX CANONS
Le lien entre le TaNaK et la Mishna se trouve dans la finale canonique de l'Ecclésiaste 12,9-14. Elle fait allusion aux dibhre hakhamim, l'enseignement des sages, c.à.d. les Pharisiens et les Tannaïm, car ceux-ci accompagnent les (vingt-quatre) - "clous enfoncés des collections canoniques (ba'ale 'asuphoth)". Selon le point de vue rabbinique, ces deux corpus d'écrits "mis à part" représentent les dibhre Torah de la tradition écrite et les dibhre hakhamim de la tradition orale. On dit "qu'ils sont donnés par un seul pasteur". Dans le récit historiographique qui ouvre la "Mishna Avot", ce pasteur est identifié comme étant "Moïse qui reçut la Torah au Sinai".
Le lien entre l'Ancien et le Nouveau Testament se trouve dans la finale canonique des Prophètes (Ml 3,22-24). Car la "Torah et les Prophètes" étaient déjà canoniquement clos, et les Evangiles sont entrés, pour la communauté judéo-chrétienne, dans la troisième partie des Ecritures. Cette finale canonique parle de la Torah qui fut donnée à Moïse sur l'Horeb comme d'une réalité passée, et de la venue d'Elie comme d'une perspective future. C'est pourquoi le premier évangile publié dans l'Eglise, celui de Marc, s'ouvre par une référence à la promesse de Malachie (3,1) du "messager qui viendra déblayer le chemin avant l'arrivée du Seigneur (Rabbouna en araméen) dans le Temple." A la lumière de cette annonce, l'accomplissement est mis en rapport avec l'apparition de Jean Baptiste, identifié comme Elie redivivus. Il vient déblayer le chemin pour Jésus, qui est appelé le Seigneur (en araméen: Rabbouni; grec Kyrios). Ce lien détermine la conception chrétienne primitive de la relation avec le canon hébraïque, telle qu'à l'origine elle était présentée dans la prédication à la synagogue le jour du Sabbat: des promesses qui s'accompliront. Papias, un écrivain né à la fin du premier siècle, rappelle que Marc était le Meturgemman (= interprète) de Pierre quand celui-ci prêchait. Marc a joué un rôle important à l'office de la synagogue, le jour du Sabbat, au moment de la lecture du texte hébreu canonique, et c'est dans ce contexte qu'il a écrit l'Evangile.
UN JUDAISME BIGARRE
Ce respect du caractère canonique des Ecritures a guidé l'Eglise primitive, dominée par des disciples juifs de Jésus le Juif. Ce mouvement, en effet, émergeait à l'intérieur des multiples formes du judaïsme d'avant la destruction du second Temple. Le judaïsme de la seconde moitié du millénaire a été façonné par l'évolution post-exilique qui a vu la naissance de la communauté de culte en Judée. Sous Esdras et Néhémie, les représentants de l'État juif acceptaient la Torah comme la constitution dans un engagement d'alliance, adoptant ainsi un système de gouvernement théocratique. Le grand prêtre Simon le Juste exprime la nature de ce système dans la sentence de Mishna Avot (1,3): "Le monde tient sur trois choses; la Torah, le culte et la bienfaisance". La Torah canonique oriente le système socio-politique, et le Temple (avec son culte sacrificiel accompagné de prières) est le centre de la vie religieuse. La bienfaisance représente l'idéal éthique dans les relations humaines. Sous les Hasmonéens, ce système a été établi pour gouverner la vie du peuple. L'état théocratique qui apparaît, avec une administration sacerdotale et les scribes, a donné naissance à des expressions variées de la pratique et de la pensée juives,telles qu'elles sont déterminées par l'interprétation correcte de "la Torah et les Prophètes". Des interprétations variées ont été données, à la manière de l'oracle et du pesher,ou à la manière exégétique ou midrashique. Je me suis préoccupé de cette dynamique herméneutique,car elle tend à expliquer phénoménologiquement la différence qui existe entre les textes de Qumran et l'enseignement rabbinique primitif des écoles de Pharisiens.
Les différences à l'intérieur du sacerdoce sadocite - chefs religieux, les administrateurs et les maîtres - ont donné naissance d'une part à la tradition sadducéenne des familles dirigeantes de Jérusalem, d'autre part à la tradition essénienne des sadocites piétistes qui ont fui au désert. Les écrits de Qumran préservent cette dernière tradition. Les Pharisiens, qui ont donné naissance à deux écoles au cours du premier siècle, s'y sont opposés. J'ai montré dans mon oeuvre originale sur les Pharisiens que, dans les débats exégétiques et halakhiques, l'école zélote de Shammaï dominait l'école libérale de Hillel. Ceci est prouvé par la littérature tannaïtique primitive, qui doit guider le chercheur dans l'évaluation correcte des relations des Pharisiens avec Jésus et l'Eglise primitive ainsi qu'avec les groupes sadocites. Les critiques de Jésus à l'égard des enseignements pharisiens s'adressent clairement aux disciples de Shammaï et ne peuvent en aucune manière être jugées par rapport au judaïsme d'après la Destruction qui s'enracine dans la tradition de Hillel. Le glissement en effet s'est produit après que Yohanan ben Zaccai eut établi l'académie de Yabné où les disciples de Hillel étaient en majorité, ce sont leurs enseignements qui ont déterminé la halakha. D'ailleurs, l'école de Yabné transmit la tradition pharisienne du passé, et fut, entre le judaïsme de la pré-Destruction et celui d'après, un lien crucial qui maintint la continuité. Yabné ne marqua pas une révolution ou une rupture avec le passé. Ma position qui s'est verifiée dans les fragments de Qumran publiés sous la dénomination 4QMMT et qu'appuie aussi, ainsi que je l'ai montré autrefois, le récit marcien de l'enseignement des Pharisiens d'avant la Destruction sur le grand commandement (Mc 12,32-33). L'enseignement de R.Yohanan sur la bienfaisance n'est pas révolutionnaire, c'est l'adaptation du principe de Simon le Juste à la situation d'après la Destruction. Bien plus, la Torah elle-même devient dans le judaïsme de la post-Destruction un canon double, comme celui qui était maintenu par les Pharisiens de la pré-Destruction. Le service du Temple est remplacé par le "service du coeur" dans la vie de la synagogue, mais "la mémoire du Temple" reste vivante. Les "trois choses" de Simon mentionnées dans la Mishna Avot continuent à guider la communauté mishnaïtique, mais avec une conception particulière qui est expliquée dans les Avot de R.Nathan.
Approcher la Mishna par la critique des formes, basée sur l'étude qui consiste à disséquer ses lemmes, ne peut pas beaucoup aider dans la recherche. La Mishna présente différentes couches de la tradition, la strate la plus ancienne appartenant à la période précédant la Destruction. Le judaïsme bigarré de la pré-Destruction doit être évalué en se référant aux sources de la Mishna ainsi qu'aux écrits de Qumran, à la lumière du témoignage de Josèphe et des oeuvres intertestamentaires. Jésus et le judéo-christianisme primitif avaient conscience de la variété des groupes et des écoles. Il faut accorder une sérieuse attention à leurs relations avec cette variété d'expression, ainsi qu'au mode d'interprétation. Il ne faut pas en effet juger des écrits du Nouveau Testament seulement d'après les communautés auxquelles ils s'adressent, mais aussi d'après le contexte complexe dans lequel ils naissent, à savoir celui de la reconnaissance canonique des textes. J'ai entrepris cette étude qui éclaire d'une manière nouvelle les questions cruciales de la recherche actuelle ainsi que les chemins porteurs de sens, venant du passé et oubliés. La question cruciale de la participation des juifs à la mort de Jésus ne peut pas être réglée par la recherche d'un consensus chez les chercheurs. Elle exige une réévaluation sérieuse de chaque point particulier et de chaque accusation appliquée à une action particulière ou à des paroles prononcées en ce temps-là au cours de l'événement. Une analyse projetant le présent dans le passé ne peut pas démêler le vrai sens des récits. Un bon exemple est que les savants contemporains attribuent à la malveillance l'acte de donner du vinaigre à Jésus en croix. En réalité, c'était pour un juif faire preuve de bienfaisance que d'agir ainsi. Car les filles de Jérusalem offraient du vinaigre au crucifié pour alléger ses terribles souffrances. Ces "filles de Jérusalem" ont aussi pleuré sur celui qui était mené à la croix (voir Lc 23,27).
Pour comprendre ce comportement, il faut entrer dans la vie du judaïsme d'avant la Destruction. Qui plus est, les partisans de la position de Hillel dans le judaïsme rabbinique d'après la Destruction n'auraient pas permis aux prêtres de livrer une seule personne pour assurer le salut de la nation (Jn 11,50), ni laissé une audience judiciaire prendre place la nuit de la Pâque. Une autre tendance du judaïsme est apparemment impliquée, et si cela est le cas, comment et pourquoi? Dans une ligne analogue, la Mishna de Hillel rejette les enseignements clés des Pharisiens de la période d'avant la Destruction, critiqués aussi par Jésus. Car il s'agissait des disciples de Schammaï, dont l'action a provoqué précisément la destruction du Temple. Non seulement l'école de Shammaï est tombée en désuétude après la Destruction mais les prêtres esséniens ont disparu, tandis que l'aristocratie sacerdotale était alors remplacée par l'institution de l'Académie de Yabné.
TROISIEME PERIODE
C'est seulement au cours du dernier siècle de la Seconde Période, selon l'historiographie rabbinique, que le judaïsme commence à se consolider sous l'autorité patriarcale qui a donné naissance à la structure monolithique du judaïsme mishnaïque. Il est en continuité avec le passé et, pendant la période de Yabné, il cherche à restaurer le Temple de Jérusalem. Car la troisième période s'ouvre en réalité par la guerre d'Hadrien contre Bar Kochba, un siècle après la mort de Jésus. Siméon Bar Koseba, dont on a découvert récemment les lettres près de la Mer Morte, est appelé, vers la fin de la période yabnéenne, le "Fils de l'Etoile" (voir Nb 17,24) par R.Akiba, le grand Tanna. Bar Koseba était désigné comme le Messie d'Israël, mais les judéo-chrétiens refusèrent de le reconnaître. Ils s'enfuirent à Pella, comme ils l'avaient déjà fait avant la Destruction, mais pour une autre raison. Maintenant le rejet du messie national juif devenait une question d'engagement. Il s'ensuivit la première persécution dont on ait la trace, celle des "Galiléens", un sobriquet pour les judéo-chrétiens (comparer Mc 14,70 avec la lettre de Bar Kochba). Ainsi que je l'ai montré ailleurs, le judaïsme de Yabné ne considérait pas le judéo-christianisme comme une menace suffisante pour se laisser influencer par lui et formuler des prières de malédiction. Il se préoccupait surtout de diverses expressions de l'hérésie juive, telles que la gnose ou de la menace extérieure de la Rome païenne. Mais dans le contexte de la guerre d'Hadrien, la question du Messie devint pour la foi une question cruciale.
L'échec de Bar Kochba, tué par les Romains, causa un terrible massacre des juifs en Judée et entraîna pour eux l'interdiction sous peine de mort de résider à Jérusalem. Ce décret d'Hadrien mit fin à l'existence du judéo-christianisme à Jérusalem (selon le récit d'Eusèbe), mais fut à l'origine de l'établissement des juifs en Galilée sous le patriarcat de R.Siméon ben Gamaliel II et de son fils R.Yehouda, qui publia la Mishna. Ce changement décisif a été décrit dans les écrits rabbiniques anciens comme dû à la persécution religieuse d'Hadrien. Ce dernier décréta ouvertement des lois contre les juifs pour arrêter leur développement. En réponse, pour survivre, les juifs de Galilée s'engagèrent par serment à respecter trois limites à leur développement, en vue d'un retour à Sion. Ils ne feront plus la guerre, ils ne feront pas campagne pour la restauration du Temple - un acte messianique - et ils accepteront la vie sous un pouvoir étranger, à moins que ce dernier contredise les principaux enseignements de la Torah: le reniement de Dieu, la mise à mort d'une autre personne ou l'adultère.
La tradition mishnaïque a été alors officiellement rassemblée et adaptée à la nouvelle réalité. Cela se voit clairement dans l'ordonnance de la Mishna qui reléguait les lois primitives de "Saintetés" et "Puretés" aux derniers rangs, or ces traités se terminent par une prière invoquant une intervention divine pour rebâtir le Temple (Tamid 7,3). Dans les écoles des Amoraïm, on continua à étudier surtout les traités qui ont un rapport significatif avec les communautés juives de Galilée et de Babylone. Par exemple, les juifs de Babylone ne s'occupaient pas des lois des "semences" de la première division, parce qu'elles ne s'appliquaient qu'aux juifs de Galilée vivant en terre d'Israël. Ainsi le deux communauté témoignaient de la nécessité de mener leur vie religieuse, celle d'une religion persécutée, parmi les Gentils, sous l'autorité des Parthes et des Romains.
LE JUDAISME PARMI LES NATIONS
Rabbi Siméon ben Gamaliel II exprime ce changement dans son enseignement clé de Mishna Avot 1,18: "Le monde est maintenu sur trois choses: la loi, la vérité et la paix." Remarquons qu'il dit: "Le monde est maintenu" et non, comme Siméon de la seconde période, "le monde tient". Maintenir le système juif de gouvernement est une question de survie. Il est fondé en effet sur l'acceptation de la "loi de la terre" en relation à la Torah. Cette loi cependant ne doit pas compromettre la vision juive de la vérité dans sa relation à Dieu "dont le sceau est la vérité". Pour le judaïsme, la vérité signifie spécifiquement un pur monothéïsme. Un juif sacrifiera sa vie pour le respecter, et il y a eu de nombreux martyrs pendant l'expérience exilique. Le judaïsme cependant ne met pas en question la manière dont les chrétiens de la gentilité expriment leur foi. Ceux-ci sont en effet bibliquement orientés, ils rejettent l'idolâtrie du passé comme le culte de la nature. Leur engagement vécu envers Dieu dans la tradition de la trinité et de l'incarnation n'est pas considérée comme une idolâtrie par les juifs connaissant la pratique et la pensée chrétiennes. Ce n'est pas un sujet de débat, et cela ne doit pas devenir la préoccupation du "dialogue". Car les deux expressions d'un engagement dépassant la personne demeurent des vérités pour chaque communauté, toutes deux possédant un ancrage commun dans l'orientation biblique. C'est ainsi que le dernier principe de "la poursuite de la paix" est directement orienté vers l'avenir. Son application aux relations entre les peuples est une clé de la halakha mishnaïque qui parle de darké shalom ("les voies de la paix", voir Mishna Gittin 5,8-9). Au moyen de ces trois principes, la tradition mishnaïque peut atteindre le but final de la Torah, l'établissement de la paix sur terre.
Pendant l'époque postérieure à Hadrien, le judéo-christianisme est remplacé par l'Eglise des Gentils. Finalement il devient la religion de l'Empire romain après Constantin. Non seulement le judéo-christianisme est considéré comme une hérésie par les Pères de l'Eglise, mais on met fin à toutes les tendances judaïsantes. Depuis le temps de Justin (2e siècle), l'Eglise cherche à définir son caractère religieux distinct de religion séparée autorisée. A ce moment-là s'inaugure avec l'Eglise des Gentils une longue suite de débats sur les événements récents du pseudo-messianisme de Bar Kochba et, en contre-point, la prétention de Jésus d'être le Messie. La mort de Bar Kochba entraîna une protestation des rabbins contre la foi en un Messie mort.Une nouvelle conception apparaît, celle d'un double Messie, celui incarnant le type du guerrier national et celui du Messie spirituel, le Juste. Les rabbins donnent une explication théologique d'absence/présence de Dieu au cours de périodes de descente et de retrait. Les rabbins enseignent et développent la notion de la Shekinah en exil, et Israël est perçu comme son "serviteur souffrant", dont la lumière est adressée à toutes les nations. Le retour à Sion peut seulement être ordonné par les puissances mondiales, comme au temps de Cyrus, sauf le cas de personnes demandant à rentrer pour pleurer sur Jérusalem en ruines. Les événements contemporains que sont le rassemblement des exilés en terre d'Israël et l'établissement de Jérusalem comme capitale annoncent que leur espérance de rédemption est en partie réalisée. L'indépendance de l'Etat d'Israël en effet a été obtenue grâce au soutien mondial et après la défaite des nations qui voulaient l'élimination des Juifs, spécialement après la terrible catastrophe de l'Holocauste dans les pays chrétiens. Cette conception rabbinique d'une théologie post-Auschwitz doit être reconnue comme une des expresions sérieuses du judaïsme contemporain dans le dialogue avec le christianisme, protestant et catholique.
Pendant la troisième période, l'Eglise adopte la législation romaine anti-juive et accepte une séparation totale d'avec la pratique et l'influence juives. Cette évolution inaugure une longue période d'angoisse pour les juifs. Ils ont fait face à la persécution, à la polémique et aux controverses qui entraînaient parfois un comportement violent et agressif antijuif dans les pays chrétiens. Le judaïsme rabbinique a interprété ces relations comme la lutte entre Jacob et Esaü. Bien qu'ils soient jumeaux, c.à.d. des expressions parallèles d'une orientation biblique commune, Israël éprouve la colère d'Esaü dans son histoire socio-politique. La mémoire de Jésus le juif s'affaiblit et se perd sous cette forme dans l'Eglise des Gentils.
RECOURS A LA LITTERATURE RABBINIQUE
Il s'ensuit que le Jésus historique est pris pour un criminel plus tardif appelé Yeshu, mis à mort par une cour rabbinique à Lydda parce qu'il pratiquait la magie. Plus encore, la vision gnostique du judéo-christianisme colore aussi le récit juif tardif. Le récit officiel chrétien de la naissance de Jésus après la mort d'Hérode a aussi été mis en question, à cause d'un autre Jésus qui a vécu sous le règne d'Alexandre Jannée l'Asmonéen, et était un disciple pas très orthodoxe du Pharisaïsme primitif. Il semble que des personnages divers soient confondus avec le Jésus de l'histoire, et la réponse des rabbins dépend de la manière dont ils interprètent finalement les différentes images de Jésus.
Quand ils recourent aux écrits rabbiniques, les chercheurs doivent avoir comme première préoccupation non pas de les dater, mais de voir comment ces écrits ont été préservés dans des pays chrétiens. Ils témoignent en effet d'une censure interne exercée par les rabbins, mais surtout d'une sérieuse censure externe à laquelle ils étaient soumis. La plupart des manuscrits importants étaient soit mis au feu soit confisqués par l'Eglise. Il s'ensuit que la valeur de témoignage des écrits rabbiniques provenant des pays chrétiens peut être sérieusement mise en doute pour la première période. Toutes les allusions ou références à Jésus, à l'Eglise ou même à Rome étaient en effet éliminées ou déformées.
Les chercheurs doivent étudier les manuscrits qui sont maintenant rendus accessibles par les juifs de pays islamiques comme le Yémen, la Perse, l'Iraq et la Libye. Un examen attentif du texte de la Gueniza peut aider à faire une juste évaluation. C'est donc une erreur d'affirmer, comme le fait Joachim Jeremias en utilisant le "critère de la dissemblance", qu'une expression ou une tournure idiomatique quelconque n'existait pas dans le judaïsme du premier siècle. Son champ de connaissances était en effet limité par la recherche faite par ses étudiants de l'Université qui se servaient seulement des
témoins ashkénazes des écrits rabbiniques. J'ai consacré à cette question mes études critiques: à savoir l'usage judicieux des sources rabbiniques traitant de Jésus et du christianisme.
Ce compte rendu personnel de la poursuite de la recherche sur les études judéo-chrétiennes montre combien il faut être prudent quand nous examinons chaque période. Cette invitation s'étend à tous les chercheurs qui veulent entrer dans le second millénaire en s'efforçant ensemble de découvrir la dynamique d'un contexte commun. Il faut prendre des mesures pour veiller à ce que la nouvelle génération de chercheurs soit à l'abri des préjugés et des malentendus. Que ces études examinent l'aspect phénoménologique de la tradition, afin d'atteindre la signification authentique de la pratique et du concept tels qu'ils sont rendus par des termes particuliers. Il se peut que certaines de ces pratiques ou idées aient été supprimées, omises ou oubliées au cours des siècles. Il reste nécessaire d'ouvrir un nouveau chapitre dans le dialogue des chercheurs qui, dans un face à face honnête et plein de respect mutuel, cherchent à découvrir la dynamique réelle de leur héritage commun.
Rabbi Asher Finkel est professeur au département des Etudes judéo-chrétiennes à Seton Hall University, New Jersey.