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Le prophetisme de Jesus: Divers aspects
Mauro Pesce
Si l'on interroge un à un les témoignages évangéliques et ceux du christianisme primitif. on se rend compte que la question de la nature prophétique de Jésus fut au centre de la recherche religieuse qu'avaient suscitée dans la société juive de Palestine (et de la diaspora) les événements relatifs au Nazaréen et la diffusion du groupe de ses adeptes. Les gens ordinaires, ceux qui adhéraient à des mouvements divers, le groupe des premiers chrétiens, tous s'interrogeaient sur l'identité de Jésus. Oui avait-il été? Une hypothèse très répandue était que son identité, sa nature, avait été celle d'un prophète. Ce n'était là qu'une des réponses possibles, à côté d'autres identités reconnues en lui, telles par exemple celles de Messie, Fils de l'homme, Fils de Dieu, Fils de David... Mais, dans chaque cas, c'est à partir des catégories religieuses du judaïsme, et seulement à partir d'elles, qu'on essayait de répondre à la question posée par l'extraordinaire événement-Jésus.
Chercher à mieux comprendre un tel débat théologique, c'est chercher à mieux comprendre comment le christianisme originel a été amené à prendre conscience de son identité propre. Mais, et je voudrais insister sur ce point, la tradition chrétienne primitive ne parvient à préciser l'identité de Jésus qu'en s'appuyant sur l'expérience religieuse juive, en utilisant les catégories religieuses du judaïsme. La littérature Mo-testamentaire, qui constituera par la suite la base du christianisme postérieur, exprime en termes juifs l'identité de Jésus. C'est selon les catégories juives que le christianisme a donné la réponse fondamentale, déterminante, sur l'identité de son fondateur. Aussi, chercher à mieux comprendre l'identité prophétique de Jésus, est-ce chercher à approfondir son identité juive.
Cela devrait être évident, puisque ces désignations de «prophète», « messie », « fils de l'homme », « fils de Dieu », « fils de David » et autres correspondent à des catégories juives; mais on a de la peine à réaliser cela, sans doute parce qu'on pense que la nouveauté et l'originalité de Jésus, c'est de ne pas être juif. On croit que son originalité consiste dans le fait de se détacher du judaïsme. Mais ce n'est pas ce que Jésus, lui, pensait, ni le christianisme primitif qui, tout en affirmant fortement l'originalité, la « nouveauté » de Jésus, la concevait et la formulait comme un phénomène juif.
Il y a aussi le fait que de telles catégories, de tels concepts, se trouvent dans la Bible, et nombreux sont ceux qui voient encore en elle, non pas la mise par écrit de la tradition religieuse du peuple juif, mais un livre tombé du ciel et confiéà un peuple qui en aurait, par la suite, refusé l'interprétation véritable, le sens christologique. Cette difficulté éprouvée à reconnaître que l'identité de Jésus est intégralement juive est liée, en dernière analyse, à une mentalité théologique qui a été et qui est encore incapable de tenir pleinement compte des données de l'histoire.1
JESUS EST-IL LE MESSIE OU LE PROPHETE?
Jésus Messie, et non l'un des prophètes
En chemin, i/ posait à ses disciples cette question: «Oui suis-je au dire des gens?» Ils lui répondirent: «Jean Baptiste; pour d'autres. Elle; pour d'autres, un des prophètes ». — « Mais pour vous, leur demandait-il, qui suis-je? » Pierre lui répond: « Tu es le Christ ». Alors il leur enjoignit de ne parler de lui à personne. (Mc 8,27-30)
Cette tradition se retrouve dans tEvangile de Matthieu sous une forme plus développée:
Jésus posa à ses disciples cette question: «Au dire des gens, qui est le Fils de l'homme?» Ils dirent: a Pour les uns, Jean Baptiste; pour d'autres, Elie; pour d'autres encore, Jérémie ou quelqu'un des prophètes.»
« Mais pour vous, leur dit-il, qui suis-le?» Simon Pierre répondit: « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant.» En réponse. Jésus lui dit: « Tu es heureux. Simon, fils de Jonas, car cette révélation t'est venue non de la chair et du sang...» Alors il ordonna aux disciples de ne dire à personne qu'il était le Christ. (Mt 16.13-20)
Jésus ne demande pas: « Que dites-vous que je suis?», c'est-à-dire: dans quelle catégorie sociale me classe-t-on? mais il demande: «Oui dit-on que je suis? ». La question n'est compréhensible que dans le cadre des concepts eschatologiques du judaïsme antique; dans les derniers temps, devaient apparaître certains personnages jouant un rôle religieux particulier: tels par exemple, le Fils de l'homme dans le livre de Daniel, ou le Messie, ou le Prophète annoncé en Dt 18,15, ou Elie revenu à la vie. En fait, la réponse des apôtres énumère toutes sortes d'identifications possibles: Quelques-uns pensaient que Jésus était Jean Baptiste Tes- suscité (cf. aussi Mc 8,28. et les .parall. qui men- tionnent une semblable demande de la part d'Héro de Antipas); d'autres pensaient qu'il était Elle. Jérémie ou quelque prophète revenu à la vie. Pour comprendre Jésus, on a recours à la figure symbolique d'un grand personnage qui devait ressusciter et revenir en ce monde.
Mais Jésus refuse d'être considéré seulement comme l'un des grands personnages du passé revenu à la vie. Pour les Evangiles synoptiques, Jésus est M Messie, et non pas l'un des prophètes. D'ailleurs, le Jésus des Evangiles refuse aussi de considérer Jean Baptiste comme un simple prophète:
« Un prophète? Oui, je vous le dis, et plus qu'un prophète. C'est celui dont il est écrit: Voici que j'envoie mon messager en avant de toi pour préparer la route devant toi... Tous les prophètes, en effet, ainsi que la Loi, ont mené leurs prophéties jusqu'à Jean. Et lui, si vous voulez m'en croire, il est cet Elie qui doit revenir.» (Mt 11,10-14)
Jean Baptiste est « plus qu'un prophète » parce que le temps des prophètes est passé. Il joue un rôle spécifique dans les événements eschatologiques en cours. Il est cet Elie qui doit venir». A plus forte raison, l'identification du Jésus des Evangiles n'est et ne peut pas être réduite à « l'un des prophètes». Il a un rôle central à jouer dans les événements eschatologiques, rôle que ces derniers n'ont pas eu. Il est le Fils de l'homme ou le Messie.
Le Prophète eschatologique?
Les Actes des Apôtres (3,22-26), tout en considérant l'identité messianique de Jésus comme centrale, affirment qu'il est aussi le Prophète annoncé en Dt 18,15:
Dieu a ainsi accompli tout ce qu'il avait annoncé d'avance par la bouche de tous les prophètes, que son Christ souffrirait. Repentez-vous donc et convertissez-vous, afin que vos péchés soient effacés. et qu'ainsi le Seigneur fasse venir le temps de la consolation. Il enverra alors le Messie qui vous a été destiné, Jésus, celui que le ciel devait garder jusqu'aux temps de la restauration universelle, dont Dieu a parlé depuis les temps anciens par la bouche de ses saints prophètes. Moïse, en effet, a dit: « Le Seigneur Dieu vous suscitera d'entre vos frères un prophète semblable à moi; vous l'écouterez en tout ce qu'il vous dira. Quiconque n'écoutera pas ce prophète sera retranché du peuple.»
L'identification de Jésus avec M Prophète eschatologique, à laquelle le passage des synoptiques cité plus haut ne faisait aucune allusion, se fait jour peu à peu dans l'Eglise primitive; et cela, selon toute probabilité. à cause du désir de prouver que toutes les prédications concernant les temps eschatologiques, et en particulier celle de Dt 18,15, s'étaient accomplies en Jésus. Les Actes des Apôtres poursuivent, en effet, en affirmant:
« Tous les prophètes qui ont parlé, depuis Samuel et ses successeurs, ont annoncé ces jours-ci. » (Ac 3,24)
Du reste, l'attente de cette figure prophétique, de celui qu'on appelait « LE Prophète », même si elle n'éveillait pas de résonances profondes dans le peuple et si elle n'était pas centrale du point de vue théologique, se manifeste encore dans la question posée, au début de l'Evangile de Jean, sur l'identité du Baptiste:
Les juifs envoyérent de Jérusalem des prêtres et des lévites pour lui demander: «Qui es-tu?» Il confessa, il ne nia pas, il confessa: «Je ne suis pas le Christ.» Ils lui demandèrent alors: « Quoi donc? Es-tu Elie?» Il répondit: «Je ne le suis pas.» — « Es-tu le Prophète?» Il répondit: « Non ». Ils lui dirent alors: « Qui es-tu? que nous donnions réponse à ceux qui nous ont envoyés. Que dis-tu de toi-même?» Il répondit: «Je suis la voix qui crie dans le désert: Aplanissez le chemin du Seigneur, comme le disait le prophète Isaïe. » (Jn 1,19-23)
Cette identification se retrouve en plusieurs autres passages de l'Evangile de Jean:
« C'est vraiment lui le Prophète qui doit venir dans le monde!»2 (Jn 6,14)
Dans la foule, plusieurs qui avaient entendu ses paroles disaient: « C'est vraiment lui le Prophète! » D'autres: « C'est le Christ! » — Mais d'autres répondaient: Le Christ viendrait-il de la Galilée? L'Ecriture ne dit-elle pas que c'est de la descendance de David et du bourg de Bethléem que le Christ doit venir? » La foule se divisa donc à cause de lui. (Jn 7,40-43)
Difficultés inhérentes au titre de prophète
Tous les textes que nous avons cités sont conditionnés par une préoccupation théologique, celle de re-définir le titre de « prophète » et son contenu historico-religieux, en l'opposant à d'autres concepts et particulièrement à celui de Messie, de façon à le différencier de ce dernier. Pour le christianisme naissant. la question théologique fondamentale posée par le prophétisme de Jésus venait de ce que, au sein du judaïsme, tout personnage religieux se prétendant, comme Jésus, envoyé par Dieu ou porteur d'une révélation divine, devait nécessairement être prophète. Jésus, par ailleurs, accomplit son oeuvre à une époque où le judaïsme avait déjà depuis longtemps une tradition religieuse codifiée et universellement reconnue, dont le canon de la Torah et des Prophètes (la Loi et les Prophètes) était le point de référence fondamental; et la Torah avait été révélée par -Dieu à Moïse, le plus grand des prophètes. Toute prétention à une autorité ou à une mission religieuse devait donc être ordonnée à celle de la Torah et de Moïse.
Même si on ne s'occupe pas de savoir si vraiment c'était un fait universellement reconnu à cette époque que l'ère de la révélation prophétique était définitivement close, le simple fait de se présenter comme un prophète impliquait nécessairement une subordination à la Torah transmise par Dieu par l'intermédiaire de Moïse, le plus grand des prophètes. C'est pourquoi la plus ancienne tradition chrétienne n'a pas considéré le titre de prophète comme adéquat pour Jésus, et elle a dû d'autre part affronter continuellement le problème de la supériorité de Jésus face à Moïse, comme le prouvent certains textes bien connus, comme par exemple le Prologue de Jean (Jn 1,17).3 la Lettre aux Galates (3,19-29)' et la Lettre aux Hébreux (3, 1-6).5 On ne rencontre pas de formulations théologiques aussi nettes dans les Evangiles synoptiques, mémo si ces derniers affrontent à bien des reprises cette question à l'occasion de comportements concrets de Jésus ou de ses interprétations de la Loi.
Le fait que la tradition protochrétienne ait évité de donner à Jésus, comme titre indiquant sa nature la plus profonde, le sens ultime de sa mission, celui de « prophète », n'est pas sans conséquences pratiques pour notre recherche. Si l'on veut, en effet, découvrir davantage la dimension prophétique de Jésus, on ne pourra se limiter aux passages évangélique où il est explicitement question de prophétie, mais on devra considérer les traits qui, dans le comportement de Jésus, relèvent effecfivement de la prophétie.
JESUS PROPHETE
Les Evangiles nous présentent un Jésus qui ne refuse pas de se dire prophète:
Jésus leur dit: «Un prophète n'est méprisé que dans sa patrie et dans sa maison.» (Mt 13,56)
«II ne convient pas qu'un prophète périsse hors de Jérusalem.» (Lc 13,33)
Mais au-delà des affirmations conceptuelles que l'on trouve dans les Evangiles, le comportement de Jésus fut-il celui d'un prophète, et en quoi précisément? Bernard Jackson, dont la compétence en histoire du droit juif est bien connue, a souligné le fait que le « prophète semblable à Moise », dont il est question en Dt 18,5, n'était pas nécessairement interprété au temps de Jésus comme une figure eschatologique. Bien plus, on se basait sur ce passage pour essayer de cerner les limites du pouvoir religieux d'un prophète. Ce dernier pouvait-il abroger une loi de la Torah donnée par Dieu à Moïse? Non, disait-on, dans le cas d'une réelle abrogation: mais la réponse était au contraire positive s'il ne s'agissait pas d'abrogation, mais de « suspension ». Selon Jackson, le Jésus des synoptiques a un comportement qui s'accorde avec cette forme de prophétisme et qui permettrait de voir en lui le Prophète de DI 18,5, mais sans connotation eschatologique.
Un enseignement prophétique fidèle à la Torah
Considérons, dans un premier cas, la controverse au sujet des épis arrachés un jour de shabbat dans les champs (Mt 12,1-8): Jésus autorise ses disciples à cueillir des épis en un tel jour, provoquant la critique des pharisiens qui affirment que cela n'est pas permis. Dans les trois versions synoptiques, Jésus répond en citant l'histoire de David qui a mangé lui-même et permis à ses compagnons de manger le pain consacré en offrande au Temple, bien que cela ne fût permis qu'aux prêtres. La « suspension » de la loi par David était justifiée par la faim (comme cela est affirmé dans les trois versions) et Matthieu note bien que, si les disciples cueillent les épis, c'est pour le même motif. Ainsi la nécessité du moment est présentée comme donnant à un chef charismatique l'autorité de « suspendre » la Loi en faveur de ses adeptes. Il n'y a pas ici d'abrogation.
Le second cas est celui où Jésus prend un âne afin de se préparer à entrer à Jérusalem (Mt 21,1-3). Les Evangiles manifestent plus ou moins d'embarras devant le fait de s'approprier ainsi le bien d'autrui. En tous cas, Jésus justifie cette action par la « nécessité » ou, comme disent les sources rabbiniques, lefi ha sha'ah (= selon le moment), expression qui se transformera bientôt en lefi tsorekh ha sha'ah (selon la nécessité du moment).
On peut enfin citer le récit de l'onction à Béthanie. A la remarque faite que l'huile offerte par cette femme, au lieu d'être répandue sur Jésus. aurait pu être vendue et servir à secourir des pauvres, la réponse donnée justifie l'action au nom d'une nécessité particulière à Jésus, « en vue de son ensevelissement» (Mt 25,12 et pareil.). Notons que, dans la version de Luc (7,36-60), le fait est lié explicitement à la question du status» de Jésus. Le pharisien se demande si Jésus peut être vraiment un prophète, alors qu'il accepte le don d'une femme de mauvaise vie.7
De ce point de vue, Jésus pourrait donc être considéré comme une figure prophétique et rester, en même temps, parfaitement concevable dans le cadre d'un judaïsme qui continue à reconnaître en Moïse et la Torah sa plus haute autorité religieuse. Nous savons combien furent brûlantes les discussions sur les passages évangéliques où Jésus semble manifester une autorité supérieure à celle de Moïse et même de la Torah. Ce sont des passages qui furent souvent repris par l'exégèse néotestamentaire pour montrer comment les débuts de la christologie de l'Eglise primitive s'enracinent historiquement en Jésus lui-même. Tandis que d'autres oeuvres exégétiques soutiennent qu'il est possible d'expliquer, à partir des concepts religieux du judaïsme de l'époque, le comportement de Jésus: ce comportement ne manifesterait pas, en effet, la conscience chez Jésus de posséder une autorité supérieure, non seulement à celle de Moïse, mais même à celle de la Torah.
Les Evangiles nous rapportent aussi le jugement des gens. Selon Mt 21,11 les foules disaient, à Jérusalem:
« C'est le prophète Jésus. de Nazareth en Galilée»;
tandis que les grands prêtres et les pharisiens
« avaient peur des foules, car elles le tenaient pour un prophète ». (Mt 2146)
Son don des miracles
Dans l'Evangile de Luc, la résurrection du fils de la veuve de Naim amène ceux qui ont assisté au miracle à s'écrier:
«Un grand prophète a surgi parmi nous, et Dieu a visité son peuple ». (Le 7,16)
et cela parce que l'une des caractéristiques de l'action prophétique est d'être accompagnée et ratifiée par des miracles.8
Les disciples d'Emmaüs affirment eux aussi (en Lc 24,19) l'identité prophétique de Jésus. sur la base de ses miracles et aussi de son enseignement:
« Jésus de Nazareth, qui s'était montré un prophète puissant en oeuvres et en paroles ».
Son don de scruter les cœurs
Outre les miracles et l'enseignement, un troisième caractère prophétique a été reconnu à Jésus: pas seulement celui qui consiste à dénoncer les fautes de ses interlocuteurs pour les amener à la conversion, mais celui surtout qui lui permettait de lire dans le secret des coeurs et de connaître, ainsi, les fautes de celui qui se tenait devant lui. Le fait qu'on attendait cela d'un prophète est exprimé de manière indirecte et peu claire en Lc 7,39-40, mais on trouve là reconnu de manière éclatante le dan qu'avait Jésus de lire dans la pensée de ses interlocuteurs:
Le pharisien qui l'avait invité se dit en lui-même:
« Si cet homme était un prophète, il saurait qui est cette femme qui le touche, et ce qu'elle est: une pécheresse ». Mais Jésus, prenant la parole, lui dit: « Simon, j'ai quelque chose à te dire...»
C'est chez Jean 14,19; 9,17). surtout, que la chose est claire, quand Jésus répond à la Samaritaine par ces mots:
Tu as raison de dire: « Je n'ai pas de mari; car tu as eu cinq maris, et celui que tu as maintenant n'est pas ton mari; en cela tu dis vrai.» La femme lui dit: «Seigneur. je vois que tu es un prophète.» (Jn 4,19-20)
La femme, racontant ensuite ce qui lui est arrivé avec Jésus, dit à ses concitoyens (4,29):
« Venez voir un homme qui m'a dit tout ce que j'ai fait: Ne serait-ce pas le Messie?
La capacité de lire dans le coeur de son interlocuteur est une caractéristique de Jésus, plusieurs fois soulignée dans les Evanglies.10
Jésus. connaissant dans son esprit ce qu'ils pensaient en eux-mêmes... (Mc 2,8; Mt 9,4; Lc 5,22)
Lui, connaisant leurs pensées... (Le 11,17)
L'Evangile de Jean souligne particulièrement cet aspect:
Il les connaissait tous et il n'avait pas besoin d'être renseigné sur personne: lui savait ce qu'il y a dans l'homme. (Jn 2,24-25)11
Sachant en lui-même que ses disciples murmuraient... (Jn 6,61)
Il savait qui allait le livrer... (Jn 13,11)
L'Evangile de Jean cherche à expliquer ce fait en attribuant à Jésus une sorte d'omniscience (cf. 16,30): « Nous savons que tu sais tout»
et cela implique aussi le fait qu'il prévoit ce qui va lui arriver:
Sachant tout ce qui allait lui arriver.. (18,4)
Le prophétisme dans sa communauté
Un fait important, me semble-t-il, est que Jésus ait considéré ses disciples comme des prophètes. et que le christianisme primitif ail connu ensuite une grande efflorescence d'esprit prophétique. Il est vrai que chacun des passages que j'ai cités doit être ramené à ce qu'il a de spécifique et que, en ce qui concerne le prophétisme de Jésus, on devrait distinguer soigneusement les conceptions de l'Evangile de Matthieu de celles de Luc et de Jean; mais il est vrai, aussi, que le phénomène prophétique du christianisme primitif doit être, avant tout, considéré comme ce qu'il est: un phénomène historique caractérisant un groupe religieux bien défini, comme l'était l'Eglise primitive. C'est seulement lorsqu'on aura reconnu le prophétisme chrétien comme un phénomène intrinsèque au christianisme primitif, lorsqu'on se sera interrogé sur la nature de son lien indubitable avec le prophétisme de Jésus, qu'il sera possible et nécessaire d'analyser les traits spécifiques qu'a pris le prophétisme chrétien au sein de ses divers courants.
Jésus considère donc ses disciples comme des prophètes:
« Oui accueille un prophète en tant que prophète recevra une récompense de prophète, et qui accueille un juste en tant que juste recevra une récompense de juste». (Mt 10,41)
« Voici que je vous envoie des prophètes, des sages et des scribes». (Mt 23,34)
Ces deux passages sont très importants, parce qu'ils prouvent que l'Eglise qui s'exprime dans l'Evangile de Matthieu, non seulement considérait comme prophètes les disciples historiques de Jésus, mais croyait aussi que c'était la pensée, la volonté même de Jésus. On croyait donc que le caractère prophétique des disciples était un fait voulu par Jésus. Il est très important aussi de se rendre compte que l'Eglise de i'Evangile de Matthieu ne peut définir autrement l'identité des prédicateurs du christianisme primitif que dans des catégories juives: ceux-ci sont des prophètes, des sages et des scribes. Les leaders religieux du christianisme primitif sont des figures internes à la culture juive.
Les persécutions subies et la mort
Il me semble important de noter que le verset cité ci-dessus s'insère dans un passage (Mt 23. 29-39) où apparaît une autre caractéristique du prophète selon l'antique tradition chrétienne: le fait qu'il soit persécuté et mis à mort. Cette caractéristique, le Jésus de Mt 13.56 et de Luc 13.35 la reconnaissait pour lui-même. Ce passage de Matthieu est l'un de ceux où s'exprime une âpre polémique contre les autorités juives accusées de persécuter le groupe de Jésus, et contre les pharisiens eux-mêmes. La lecture que l'on fait de nos jours de tels passages cherche à se distancer de celle de jadis qui perpétuait, dans la théologie chrétienne, une attitude violemment anti-juive. L'une des voies, suivie bien souvent de nos jours, consiste à soutenir qu'il s'agit là d'une polémique qui est née et s'est développée surtout au sein du christianisme postérieur à la mort de Jésus, etmême dans la seconde moitié du 1er siècle, au moment où le groupe des pharisiens tentait de prendre l'avantage, cherchant à marginaliser tous les autres groupes juifs.
En tant qu'historien, ce qui m'intéresse surtout, c'est de voir ce texte comme le produit d'un groupe, celui de Jésus, s'exprimant totalement à l'intérieur de la religion juive traditionnelle et de la culture juive palestinienne. C'est dans cette perspective seulement qu'il est possible de comprendre comment Jésus concevait les « persécutions » qu'il subissait, lui et ses disciples, de la part des autorités juives: il y voyait un signe de continuité avec le destin des prophètes de la Bible (cf. aussi Lc 6,23). Les persécutions n'étaient pas l'occasion de renier la tradition juive, ni de la critiquer. Elles étaient plutôt l'occasion pour lui de se reconnaître comme en son centre. Le Jésus de Mt 2329-39 annonce, certes, aux autorités juives le châtiment divin, la destruction de Jérusalem (23.38), et il voit dans la conduite de celles-ci la logique même de ceux qui, dans le passé, ont persécuté et mis à mort les prophètes; mais de tels reproches ne visent nullement à exclure ces autorités de la tradition religieuse du judaïsme.
LE PROPHETISME DE JESUS COMME CONNAISSANCE DES CŒURS
Les diverses caractéristiques du prophétisme de Jésus se retrouvent encore dans le prophétisme chrétien primitif: la puissance de la prédication, la présence de miracles, la connaissance de l'avenir. Mais je voudrais attirer l'attention sur un aspect particulier, non pour le forcer ou pour l'isoler, mais parce qu'il est certainement caractéristique aussi bien de Jésus que de certains courants du christianisme primitif, et qu'il contribue par là à en dessiner la physionomie particulière: le dévoilement des secrets des coeurs.
Ce don dans les communautés pauliniennes
Paul, dans sa -téta lettre aux Corinthiens (14, 23-25),' montre qu'une des principales caractéristiques du prophétisme chrétien est le don de manifester les secrets des coeurs:
« Si donc l'assemblée entière s'assemble... Mais si tous prophétisent et qu'il entre un infidèle ou un non-initié, le voilà repris par tous, jugé par tous, les secrets de son coeur sont mis à nu. Aors, tombant la face contre terre, il adorera Dieu en proclamant que Dieu est réellement parmi vous. »
Les problèmes que doit affronter Paul sont certes typiques d'une communauté de la diaspora, et ils naissent d'une situation fort différente de celle rencontrée par Jésus en Palestine. Pour Paul, le fait qu'il existe dans l'assemblée liturgique chrétienne un don de prophétie, amenant les « gentils » à la conversion, est signe de la réalisation des promesses concernant la conversion des gentils à la fin des temps, conversion annoncée par Isaïe (45,14), Daniel (2,46-47), Zacharie (8,23). Pour lui, la prophétie chrétienne est:
a) dévoilement de secrets que l'homme ne peut connaître;
b) que Dieu seul connaît;
c) et manifestation de la présence de Dieu dans la communauté des derniers temps.
Mais les caractéristiques essentielles de cette prophétie peuvent âtre précieuses pour mieux comprendre aussi un aspect particulier du prophétisme de Jésus; et, de ce fait, le texte de 1 Co 14,24.25 est précieux, parce qu'il est un des rares textes présentant une phénoménologie du prophétisme paulinien, c'est-à-dire :nous décrivant ce qui se passait quand on prophétisait dans les communautés chrétiennes. Etant donné qu'à Jésus aussi, comme nous l'avons vu, était attribuée cette capacité de connaître les secrets du coeur, il n'est pas arbitraire de penser que certains des caractères prophétiques se manifestant dans les communautés pauliniennes puissent, au moins hypothétiquement, jeter une lumière sur certains traits voisins caractérisant un aspect du prophétisme de Jésus, ou au contraire, mettre en évidence les différences qui existent et sont significatives.
Avant tout, le prophète paulinien est celui qui « conteste» et qui « juge » son interlocuteur. Il s'agit d'une dénonciation directe et explicite, publique, des péchés de celui qui est devant lui? En cela, Paul se relie, même dans son langage, au prophétisme du christianisme primitif.14 Nous retrouvons là un trait typique de la prédication de Jésus et du Baptiste, s'adressant avant tout « ad personam» aux interlocuteurs eux-mêmes. dont les péchés sont dénoncés en public.
En second lieu, grâce à la contestation prophétique, les secrets du coeur se trouvent dévoilés. Il s'agit là d'un thème biblique central» En 1 Rois 8,39 (LXX), on trouve exprimée clairement la conscience que Dieu seul connaît les coeurs:
« Rends à l'homme selon sa conduite, puisque tu connais le coeur de tous les fils des hommes.»
C'est la connaissance du coeur de l'homme, qui lui est propre, qui permet à Dieu de juger de manière adéquate les actions humaines. Deux passages de Jérémie nous présentent la connaissance des coeurs, propre à Dieu, comme liée au thème de l'examen du coeur et de la rétribution, ou du jugement divin:
« Toi, Seigneur, qui juges avec justice, qui scrutes les reins et les coeurs..» (Jr 11,20, LXX)
« Moi qui scrute les coeurs et sonde les reins pour rendre à chacun selon sa conduite et selon les fruits de ses actions...» (Jr 17,10, LXX)
Que Dieu connaisse non seulement les coeurs, mais les « secrets» des coeurs, est une variante de la tradition théologique primitive: on trouve, inséré là, le thème du « secret» gardé dans le coeur humain. On rencontre la fusion des mêmes thèmes en Ps 44,22 (LXX):
« Il connaît les secrets des coeurs»,
où le contexte indique que les a choses cachées dans :les coeurs» signifient, en ce cas, un péché. Le Psaume 19,3 (LXX) présuppose aussi, implicitement, que Dieu connaisse les mauvaises intentions secrètes.
A vrai dire, le fait que Dieu connaisse le secret des intentions humaines est déjà implicite dans l'affirmation que Lui seul connaît les coeurs, mais divers textes viennent encore expliciter cela.16 En Qo 12,14 (= Ecclésiaste), le thème du secret intime de l'homme est mis en relation avec le jugement divin:
Dieu cite en jugement toute action, tout ce qui est caché, en bien ou en mal.
Notons, en troisième lieu, que le dévoilement des secrets des coeurs selon Paul (en 1 Co 14,2425) n'est pas l'oeuvre des prophètes chrétiens: mais l'oeuvre de Dieu, de l'Esprit de Dieu qui parle par la bouche des prophètes. C'est pourquoi il ne peut être confondu avec la simple capacité de « lire les pensées», telle qu'elle est attribuée à Apollonius de Tyane (dans sa Vie 1,19: 7,22) par Philostrate, ou à Joseph par Aseneth (en Joseph et Aseneth 6,3), Il ne s'agit pas de « cardiognose », de lecture du coeur ou de la pensée, mais d'un « dévoilement des secrets du coeur » qui vient de l'Esprit Saint. La « cardiognose» est attribuée par Paul non au prophète, mais à Dieu. Quand le prophète conteste celui qui est devant lui, il ne le fait pas parce qu'il « lit » dans son coeur, mais parce que l'Esprit le pousse à parler; et ses paroles vont faire que les choses se dévoilent. C'est là qu'on peut noter une différence entre le prophète paulinien et le prophétisme du Jésus johannique Dans l'Evangile de Jean, Jésus cannait tout, connaît le coeur de celui qui est devant lui; il a donc un degré de connaissance supérieur à celui du prophète paulinien. Cela me semble très important.
Ce don en Jésus
A la lumière de ce que nous venons de dire, nous pouvons mieux comprendre un des aspects du prophétisme de Jésus. Celui-ci s'adresse directement à ses interlocuteurs, toujours pour les inviter à la conversion; et ce processus de conversion commence par la a dénonciation » des fautes, avec la pénétration de cette zone secrète de l'homme où, normalement, on finit par se cacher à soi-même l'état réel de sa propre existence. Proclamant la volonté et la vérité de Dieu. Jésus dévoile en même temps les secrets du coeur. Voilà pourquoi le pardon des péchés, en Jésus, est si important: il ne fait qu'un avec sa prédication, qui est illumination prophétique des ténèbres de chaque homme. A cela est aussi intimement lié l'aspect eschatologique de la prédication de l'Evangile de Jésus. Le « dévoilement» et l'examen des cœurs appartiennent seulement à Dieu au moment du jugement, eschatologique avant tout. Jésus a conscience d'être à la fin des temps et d'avoir une fonction irremplaçable et essentielle à remplir en prêchant l'Evangile qui, déjà, découvre l'avènement du Règne et le jugement eschatologique.
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Plus on approfondit le prophétisme de Jésus, plus on découvre la conscience très originale qu'il avait de lui-même; mais cela n'éloigne en rien celui-ci du judaïsme. Sa nature de prophète s'inscrit bien dans le cadre des catégories fondamentales de la culture juive, mais avec une originalité qui a pu justifier certaines prises de position ou certains refus catégoriques. La tradition chrétienne plus tardive semble, cependant, avoir traduit les catégories culturelles ïuives au sein d'autres cultures. C'est de cette ré-interprétation qu'est venue la première déjudaisation de Jésus. Serait-ce ce qui est arrivé quand, de la connaissance prophétique des coeurs, on est passé à une omniscience de type philosophique?
Mauro Pesce est professeur d'Histoire du christianisme à l'Université de Sologne (département des Disciplines historiques). Cet article est traduit de l'italien.
1. Du point de vue théologique. il s'agit sans doute d'une théologie qui ne reconnaît pas, ou plutôt qui ria pas les instiuments lui permettant de reconnaitre la pleine historicité de l'expérience chrétienne, c'est-à-dire d'une théologie teintée de docétisme.
2. Ici, la dignité prophétique de Jésus est reconnue à la suite du signe accompli. Une des caractéristiques du prophète était justement la capacité de faire des miracles.
3. « La Loi fut donnée par l'intermédiaire de Moise. la grâce et la vérité nous sont venues par Jésus-Christ.
4. Par ex. 3,24: «Ainsi la Loi nous servit-elle de pédagogue jusqu'au Christ, pour que nous obtenions de la foi notre justification ».
5. Cf. 3,3 « Car il a été lugé digne d'une gloire supérieure à celle de Moïse, dans la mesure même où la dignité du constructeur d'une maison est plus grande que la maison elle-même
6. Cf. Jn 4,44: «Jésus avait déclaré lui-même qu'un prophète ne jouit d'aucun égard dans son pays..
7. B.S. Jackson: Gesù e Mose: la condizione di un profeta di fronte alla Legge », in Atti del seconda convegno della Associazione italiana per lo studio del Gludaismo, Rama 1983. 95-100 (ici p. 99). Rédaction plus développée en: Revue historique du droit français et étranger 59 (1981) 341-360.
8. L'aveugle-né, (en Jn 9,17), reconnaît Jésus comme prophète après le miracle qui lui rend la vue.
9. Les caractéristiques messianiques et prophétiques ne semblent pas être nettement distinctes, ici comme en d'autres textes du christianisme primitif.
10. J. Duran: Jesus and the Spirit. A Study of the Re-bajoue and Charismatic Experience of Jesus and the First Christians as reflected in the New Testament, 5CM London 1982-83. L'auteur y souligne cet aspect et cite de nombreux passages (p. 383, note 93) qu'il n'est pas toujours évident de pouvoir lire en ce sens.
11. Cf. 147-48: « Nathanael lui dit: D'où me connais-tu? — Avant que Philippe t'appelât, répondit Jésus, quand tu étals sous le figuier M t'ai vu ».
12. Voir mon article n La profezia cristiana came anticipazione del giudizio escatologico in 1 Co 14.24-250. in AA.VV., Testimonium Christi. Scritti in onore di Jacques Dupont, Brescia 1985, 379-438.
13. En ce qui regarde le terme n contester » (elencho). voir avant tout les arguments exégétiques in: e La profezia cristiana », 417-418.
14. « La profezia cristiana », 409-413.
15. Cf. 1 S 167; 1 R 8,39; Ps 7,10; 17.3, 4422: 139,1.13.23: Pr 15,11; 21,2; Sg 1,6: Si 42,18-20; Jr 11,20 (para!). 20,12): 17,10.
16. Voir aussi Is 29,15: « Les impies dissimulent au Seigneur leurs projets ». Et Dn 222 (LXX): Le Seigneur névèle les choses profondes, connaissant ce qui est caché dans les ténèbres, et la lumière est auprès de lui ».