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Yerushalayim ! Jérusalem ! AI-Quds !
Elsa Pariente
Trois noms, trois traditions, trois vénérations séculaires d'une même ville, considérée comme « sainte » par les juifs, les chrétiens et les musulmans. Mais quelle est cette « sainteté » que les trois religions lui reconnaissent? Quel rôle joue-t-elle pour chacune d'elles? Que représente-t-elle enfin dans chacune des trois traditions? C'est ce que nous voudrions voir dans les limites que nous imposent les quelques pages de cette revue, ce qui signifie que ce ne sera qu'un survol rapide.
Ce qu'a été le passé païen de Urushalim ne nous intéresse pas ici. La Bible commence à en parler dans Gn 14, 18s en mentionnant la rencontre d'Abraham et de Melchisédech, roi de Shalem que toute la tradition juive identifie avec Jérusalem. Y erushalayim cependant ne commence à entrer dans l'espérance d'Israël qu'avec la conquête qu'en fit David en l'an 1 000 av. J.C. La « Cité de David », en effet, scellait l'unité des douze tribus et devenait le coeur de la nation qui vit toujours en elle le symbole de la fidélité du Seigneur aux promesses faites à Abraham et à David, promesses qui concernaient la destinée d'Israël tout entier. De plus, pour marquer que les hommes n'avaient été que les instruments du choix du Tout-Puissant (« Il élut... la montagne de Sion qu'il aime »: Ps 78, 68) David y fit transporter aussitôt l'Arche Sainte. Jerushalayim devenait ainsi « le lieu où le Seigneur ton Dieu a choisi de placer son Nom » (Dt 12, 21), « ville sainte » donc, parce que sanctuaire principal d'Israël.
« C'est David qui donna une âme à Jérusalem; c'est Salomon qui prit soin de son corps », dit M. Avi-Yonah dans son article « Jérusalem à travers les âges » (dans Bible et Terre Sainte, No 114, Sept.-Oct. 1969). En effet, sous Salomon, un Temple abrita la Shekhinah. Terre et murs, et Nom du Très-Haut, matière et esprit, c'est de leur union ou de leur exclusion réciproques que va témoigner toute l'histoire du Peuple de Dieu, ou, ce qui est identique, toute l'histoire de Yerushalayim; et cette ville dont les péchés sont « rouges comme l'écarlate » et dont la beauté est si pure, va susciter le lyrisme des prophètes, le chant des Psaumes, les vers des poètes et surtout les rêves, la sainteté ou l'héroïsme des hommes qui l'ont aimée. La « Fille de Sion » et son Temple, même si celui-ci se trouve réduit au Kotel Ma'ariv, traversent en effet tous les récits bibliques, toute la liturgie synagogale, toute la vie juive. Depuis 3000 ans de son histoire, le juif n'a jamais oublié cette parole de Dieu (1 R 9, 3): « Je consacre cette maison que tu as bâtie, en y plaçant mon Nom à jamais; mes yeux et mon coeur y seront toujours », et il répond par ce cri: « Si je t'oublie, Jérusalem, que ma droite se dessèche! Que ma langue s'attache à mon palais si je perds ton souvenir, si je ne mets Yerushalayim au plus haut de ma joie! » (Ps 137, 5-6). Et Yerushalayim est vraiment restée le symbole de la joie du juif: dans les pires moments de déchéance et de persécution, c'est vers la « Yerushalayim d'or, de bronze et de lumière... » qu'il tourne ses regards et l'espérance de son coeur; elle est toujours le gage des promesses divines dont le juif ne peut douter sans perdre son identité même, car elle est avec la terre qui l'entoure le seul lieu géographique où il peut accomplir intégralement la Loi donnée par le Seigneur à son peuple; elle est « l'épouse du peuple juif, sa compagne indispensable pour accomplir les volontés du Seigneur » (Jean-Paul Lichtenberg, « Israël et son destin », Etudes, Oct. 1969, p. 351).
Toute cette signification de promesses divines, d'Alliance, de vocation pour la « libération et [la] réconciliation » des peuples que Jérusalem a pour les juifs, Jésus durant sa vie terrestre l'a vécue avec eux (cf. Ainsi priait Jésus Enfant: Robert Aron); sa propre mission, il la découvre et la révèle au monde au cours de ses « montées » à Jérusalem. Les chemins de Sion, il les a parcourus en tous sens; le Temple a été « journellement » le théâtre de son enseignement, l'objet de son admiration, de son amour comme de son indignation. Luc nous dit qu'il a pleuré sur Jérusalem en voyant le drame qu'elle allaitvivre, et, pour finir, il y revient « pour accomplir son heure » pour l'amour de son peuple d'abord et en même temps pour l'amour de chaque homme en particulier.
Pour le chrétien donc, quelle signification revêt Jérusalem? Elle est certes le rappel de l'histoire de Jésus: chaque rue, chaque pierre lui parle du Christ, de sa gloire ou de sa souffrance. Elle est aussi le point de départ de la mission des Apôtres qui y reçoivent l'Esprit; elle est le berceau de l'Eglise. Les pèlerins, tout le long des siècles, ont aimé retrouver tout ce climat de fraternité et d'amour et remettre leurs pas dans les pas du Mette. Si les chrétiens en général ont paru oublier la signification juive de Jérusalem et l'avoir remplacée par Rome, ou plutôt par la « Jérusalem céleste », cependant pour être fidèle à Jésus, juif parmi les juifs, et qui a partagé durant son existence terrestre tous les espoirs et les amours de son peuple et hérité de son histoire, l'Eglise n'y a pas renoncé. Elle retrouvera certainement cette signification, cachée dans son propre héritage, qui, sans cela d'ailleurs, serait incompréhensible ou mutilé.
Pour les musulmans, la signification de Bait al Makdis (de l'hébreu Beth ha-Mikdash = Temple de Salomon), appelée depuis une « certaine époque » (?) Al-Quds (La Sainte), se rattache à cette sourate du Coran (XVII, 1): « Gloire à Celui qui a transporté son serviteur, la nuit, de la Mosquée Sacrée à la Mosquée très Eloignée, autour de laquelle Nous avons mis Notre bénédiction afin de lui faire voir certains de Nos signes ». Une phrase du célèbre géographe Al Mukaddasi (985-6) peut résumer la tradition ultérieure: « Jérusalem est la plus illustre des cités, celle qui associe les avantages de ce monde et de l'Autre.... Certes la Mekke et Médine ont leur supériorité en raison de la Kaaba et du Prophète, — que la bénédiction de Dieu soit sur lui! —, mais en vérité, au jour du Jugement, les deux cités se tourneront vers Jérusalem pour unir leurs mérites au sien » (Lumière et Vie, No 92, p. 110).
Il s'agit de remonter un peu plus haut dans l'histoire cependant, pour comprendre ce qu'est Jérusalem pour l'Islam. Le « Serviteur » Mahomet connaissait les traditions bibliques; pour conquérir donc les juifs à son message, il choisit tout d'abord Jérusalem comme Qibla (point vers lequel il faut se tourner pour la prière; Coran II, 38/41, 40/43). Certains commentateurs du Coran notent que déjà à l'époque de la Mekke, Mahomet était gêné par ce choix, car ses préférences allaient nettement vers la Kaaba. Lors de son étape à Médine et du refus des juifs à ses avances, Mahomet décida que la Qibla serait dorénavant la Mekke. La Mekke et Médine, de par la volonté de Mahomet, c'est-à-dire de par celle d'Allah (Coran II, 136/ 142) étaient devenues les lieux saints par excellence. Mais entre-temps était arrivé le voyage mystique auquel fait allusion la sourate citée plus haut: Mahomet avait été transporté, la nuit, de la Mosquée Sacrée (la Kaaba) à la Mosquée Lointaine (Al-Aqsa). Les contemporains du Prophète n'ont paru voir là qu'une extase, une montée mystique vers une intimité accrue avec le Très-Haut. Mais bientôt, sous les Omeyyades 7-8e s.), fut accréditée la version d'un voyage réel sur le dos d'un coursier ailé, le Bouraq, qui, arrivé dans le Haram-esh-Sharif de Jérusalem (« le noble espace sacré », c'est-à-dire l'esplanade du Temple), aurait été attaché au Mur Occidental (appelé pour cela Bouraq par les musulmans), afin de permettre à Mahomet d'être reconduit à la Mekke à son retour du ciel. C'est sur cet emplacement, consacré par l'ascension mystique de Mahomet, nue le calife Omar a fait construire la Mosquée Al-Aqsa, plusieurs fois détruite et plusieurs fois reconstruite ou remaniée au cours des siècles. « Quelles que soient les divergences exégétiques, nous dit Pierre Rondot dans son article: 'Al-Aqsa et la signification de Jérusalem pour l'Islam' (Etudes, Oct. 1969, p. 363)... une croyance musulmane vieille d'une douzaine de siècles et fondée sur le Coran fait d'Al-Aqsa un lieu sacré de la plus haute signification ».
Toujours sur l'esplanade du Temple, une autre mosquée, la fameuse Mosquée d'Omar, est élevée sur le Rocher du Mont Moriah où la tradition biblique situe le sacrifice d'Abraham. Sans doute les musulmans transfèrent ce sacrifice au Mont Arafat, près de la Mekke, mais Jérusalem, et spécialement le Mont Moriah, gardent pour eux un caractère sacré par le fait du séjour qu'y fit Ibrahim, le Père des Croyants, et c'est pour cela que Jérusalem est le Mandi, lieu où se rassembleront les Croyants à la fin des temps et où se manifestera celui qui doit apporter la Justice.
Il est bon maintenant de se poser une question: les juifs, les chrétiens et les musulmans ont-ils conscience de ce que représente Jérusalem dans leur tradition respective?
Loyalement, on peut répondre « oui » pour la majorité des juifs; généralement moins pour le chrétien moyen. Pour les musulmans au contraire, nous disait un expert de l'Islam, les érudits seuls en avaient conscience. Depuis la Guerre des Six Jours cependant, Jérusalem a pris pour les foules une immense valeur sentimentale; la chanson de Fayrûz « La Fleur des Cités », aux accents plutôt violents de « colère », peut donner une idée de ce qu'elle suscite dans les cœurs des arabes (musulmans et chrétiens).
J'aimerais conclure par cette phrase de Joseph Milbauer, citée par Missi (No 331, Juin-Juil. 1969): « Et si je rencontrais le Messie là-bas, devant la porte étroite? Je lui dirais: 'Va dans les rues des cités étrangères et dis à ceux qui prétendaient qu'il n'y a point de place pour moi ici, en ce lieu, qu'un jour viendra où il y aura de la place ici, en ce lieu, pour tous les peuples du monde' »... Ce jour-là, espérons-le, Jérusalem, ville d'or et de lumière, aura repris son nom de Paix et sera devenue « la louange de la terre ».