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Présentation
Les editours
Nous avons célébré, en novembre dernier (9-10 novembre 1988), le 50e anniversaire de la Kristallnacht, et cela a été l'occasion de nombreuses déclarations,(1) réflexions et cérémonies commémoratives un peu partout dans le monde. Cette terrible nuit de pogroms à travers l'Allemagne et l'Autriche est passée inaperçue en bien des pays d'Europe, et cependant elle aurait dû être un signal d'alarme: elle annonçait déjà la vague de destruction nazie qu'on appelle souvent Holocauste ou Shoa, une Shoa qui n'a pas fini de nous interroger, dont nous sommes loin de percevoir encore toutes les implications.
Avec elle, nous avons perdu l'illusion d'un progrès continu de l'humanité, nous avons perdu nos sécurités car, comme l'a dit Primo Levi (2) "ce qui est arrivé peut recommencer, les consciences peuvent à nouveau être déviées et obscurcies, la nôtre aussi". Avec elle, certains concepts moraux ont été radicalement transformés: nous avons compris, entre autres, que la survie (et le salut) de l'humanité dépend de la responsabilité et d'un choix des hommes, même si la relation au Dieu transcendant reste vitale pour eux.(3) A cause d'elle, enfin,bien des croyants découvrent la nécessité de repenser et de modifier profondément la théologie: la puissance humaine et la force du mal nous sont apparues, en effet, comme illimitées, et nous avons été frappés par l'impuissance apparente de Dieu.
Le 1 er numéro de la revue 1989, qui est double cette fois-ci, voudrait encourager la réflexion sur ce sujet, tâcher de voir où nous en sommes actuellement en tant qu'Eglise, en tant que juifs et chrétiens ensemble, en tant que société humaine, par rapport à cette tragédie. II montre comment la Shoa continue à marquer l'histoire de notre humanité, à peser comme un lourd fardeau sur ses épaules. II pose aussi la question de ce qu'une telle tragédie exige de nous, de nos communautés, en ce moment du temps. Le témoignage émouvant d'Edith Bruck, survivante d'Auschwitz, est une nouvelle preuve de la réalité historique de la Shoa, et aussi du lien indéniable qui existe entre l'Holocauste et l'antijudaïsme chrétien. Les illustrations choisies pour ce numéro sont presque toutes de notre amie peintre, Regina Lichter-Liron: elles expriment, elles aussi, l'expérience d'une femme qui a échappé à l'horreur des camps, et dont la sérénité et le courage forcent l'admiration.
Les auteurs des principaux articles sont l'un juif (Albert Friedtander) et l'autre catholique (Eugene Fisher): ils sont tous deux très engagés dans le "dialogue", et ce qu'ils nous livrent ici est le fruit d'une longue réflexion. Rabbi Friedlander, qui a été luimême victime de la Shoa, décrit la situation particulière de chacune de nos communautés face à cet événement, et ce à quoi chacune lui paraît appelée. II met l'accent sur l'importance de la liturgie pour toucher le coeur et changer les mentalités. Eugene Fisher, lui, montre avec finesse comment la Shoa est à l'arrière-plan de la plupart des événements (ou difficultés) qui ont affecté le dialogue entre juifs et chrétiens ces dernières années. Les tensions et événements récents, pense-t-il, devraient amener nos communautés à mieux se comprendre; ils pourraient aussi amener les chrétiens à revoir certains aspects de leur théologie.
Les rapports envoyés par les divers pays donnent une idée de la progressive prise de conscience de l'importance de la Shoa au niveau de l'éducation. Les Etats-Unis et le Canada ont certainement déjà beaucoup fait dans cette ligne; en Europe, on se rend davantage compte de l'urgence d'éduquer et de "conscientiser", et certaines réalisations se font jour; en Amérique latine, la prise de conscience est sans doute plus lente, mais elle progresse aussi. Tous les programmes proposés font le lien entre la Shoa et la naissance de l'Etat d'Israël; mais l'impact de celle-ci est certainement beaucoup plus large: elle ne concerne pas seulement l'Occident; c'est l'humanité toute entière qui en est affectée, qui est entrée dans une ère nouvelle. Chaque peuple, chaque Eglise devrait en prendre conscience et découvrir comment son expérience propre est liée à cet événement.
En ce qui concerne la commémoraison de la Shoa dans la liturgie chrétienne, quelques expériences se sont déjà réalisées, aux U.S.A. surtout. La conférence épiscopale catholique des Etats-Unis, dans un document paru récemment,(4) encourage les services religieux commémorant l'Holocauste et ses victimes, et il propose en outre des formules de prière pouvant être utilisées au cours de la Messe.4 Peut-être d'autres pays suivront-ils cet exemple. Dans ce contexte, un livre comme The Six Days of Destruction (cité p. 23) peut être d'une grande utilité.
Nous espérons, par ce numéro, stimuler la réflexion sur cet événement de la Shoa qui touche au coeur des relations entre juifs et chrétiens, et nous continuerons dans les numéros à venir à présenter des réflexions et perspectives nouvelles, ou des exemples de réalisations concrètes en divers pays ou communautés sur ce sujet. En effet, comme le dit bien Jean Pierre Manigne,(5) la Shoa est une "plaie ineffaçable", une "fracture", mais elle est aussi "à l'orée du dialogue judéochrétien": "L'ombre de la Shoa, c'est ce qui continue à la fois à obscurcir le dialogue du juif et du chrétien, à l'alourdir souvent d'incompréhensions, mais c'est aussi ce qui rend ce dialogue nécessaire".
(1) Voir par exemple les 2 documents publiés dans cette revue aux p. 38 et 45.
(2) P. Levi: Si c'est un Homme, éd. Julliard, Paris 1987, p. 262.
(3) John T. Pawlikowsky: "Christian Ethics and the Holocaust: A Dialogue with Post-Auschwitz Judaism", in Theological Studies, 49 (1988).
(4) "God's Mercy Endures Forever: Guidelines on the Presentation of Jews and Judaism in Catholic Teaching", Comité épiscopal de liturgie, Conférence épiscopale catholique des U.S.A., septembre 1988.
(5) J. P. Manigne: "L'ombre de la Shoah", in l'Actualité Religieuse, juillet-août 1988, p. 31-32.