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SIDIC Periodical XXXI - 1998/2
Le Bien et le Mal après Auschwitz: implications éthiques pour aujourd'hui (Pages 11 - 13)

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Dieu entre miséricorde et justice – Auschwitz: un défi débouchant sur une conception «kénotique» du pardon
Dirk Ansorge

 

Partant d’un épisode des Frères Karamazov de Dostoïevski [1], Dirk Ansorge pose les questions de justice, de pardon au regard de la catastrophe d’Auschwitz et de la réconciliation universelle à la fin des temps et au Jugement dernier. Pour faire comprendre ce qu’il entend par réconciliation, il essaie d’abord de clarifier les notions de liberté et de culpabilité à partir de Fichte [2]. Ceci étant, que veut dire pardonner ? Y a-t-il un devoir de pardonner ? Le pardon à la place de l’autre est-il possible ? Les relations conflictuelles entre Dieu, le bourreau et la victime sont discutés à la lumière de la philosophie de Lévinas [3], en particulier la relation entre la justice et la miséricorde [4]. Comme théologien chrétien, Dirk Ansorge essaiera, à la fin de sa conférence, de nommer quelques éléments d’une réconciliation kénotique, faisant allusion à l’amour désarmé de Dieu qui acceptera de mourir en refusant toute forme de violence [5].

Nos extraits sont tirés de la 3e et de la 5e partie de sa conférence.


[3] La dimension interpersonnelle du pardon
La thèse selon laquelle les êtres humains peuvent décider de la perdition ou du salut éternel de leurs congénères est une perspective qui a été étudiée par le philosophe juif Emmanuel Lévinas. Ce dernier commente l’ interprétation rabbinique suivante du Jour du Pardon (Yom Kippour):

Les fautes de l’homme envers Dieu sont pardonnées par le Jour du Pardon; les fautes de l’homme envers autrui ne lui sont pas pardonnées par le Jour du Pardon, à moins que, au préalable, il n’ait apaisé autrui (Mishna Yoma VIII 8 f).

En commentant ce texte, Lévinas se montre impressionné par l’énormité de cette interprétation:
«Mon frère, un être humain infiniment moins autre que l’absolument autre, est pour moi, en un certain sens, plus autre que Dieu: pour obtenir son pardon le Jour de Kippour, je dois au préalable obtenir qu’il s’apaise» (Envers autrui, Quatre lectures talmudiques, Editions de minuit, Paris, 1968, p.36-37).

La victime - «en un certain sens, (...) plus autre que Dieu lui-même» ! Et Lévinas de souligner le caractère choquant de cette interprétation où il relève la possibilité d’un refus de pardon: «...Et s’il s’y refuse ? Dès qu’on est deux, tout est en danger. L’autre peut refuser le pardon et me laisser à tout jamais impardonné» (ibid.).

«Laisser quelqu’un à jamais impardonné» - tel est exactement le défi à l’espérance biblique de salut que nous avons trouvé chez Dostoïevski. Tout comme Ivan, Lévinas rejette l’idée selon laquelle l’accord de l’autre n’a qu’une importance secondaire au regard du dessein de Dieu de réaliser une réconciliation universelle:
«C’est contre cette thèse (...), où l’on perçoit anachroniquement quelques échos de Hegel, c’est contre cette thèse qui met l’ordre universel au-dessus de l’ordre inter-individuel que s’élève le texte de la Guemara. Non, l’individu offensé doit toujours être apaisé, abordé et consolé individuellement; le pardon de Dieu - ou le pardon de l’histoire - ne peut s’accorder sans que l’individu soit respecté» (ibid., p. 44).

Lévinas reproche à Hegel de présenter une idée de la réconciliation qui prend possession de l’autre, au lieu de le libérer. En effet, la conception de Hegel d’une «diversité réconciliée» suppose une relation idéale, caractérisée par une symétrie mutuelle entre les êtres humains. Or, cette symétrie n’existe pas lorsque la relation a été entachée de culpabilité. Et la culpabilité, remarque Lévinas, est l’un des traits fondamentaux de toute relation interpersonnelle. Lévinas adopte explicitement l’idée de Dostoïevski: « Nous sommes tous coupables envers tous; mais c’est d’abord moi qui suis coupable» D’après Lévinas, le pardon tel que le conçoit Hegel réduit l’Autre à une pure relation au Moi.

Or, cette conception du pardon n’est rien d’autre qu’une forme de «violence impérialiste». La relation entre les bourreaux et les victimes d’Auschwitz la fait apparaître dans toute son impénétrabilité historique. Se réconcilier ne peut donc pas simplement vouloir dire réduire la relation interpersonnelle à une relation de réciprocité mutuelle. Au contraire: la relation entre bourreau et victime doit être totalement inversée. C’est pourquoi le pardon selon Lévinas - qui suit en cela la Mischna - ne peut être accordé que si c’est le bourreau qui demande à la victime de pardonner.

Etant donné que le pardon - comme la culpabilité - renvoie fondamentalement à la relation interpersonnelle, Lévinas, qui suit en cela Kant (cf. Religion B 94), rejette explicitement l’éventualité d’un pardon par procuration ou substitution. Le droit de pardonner est exclusivement réservé aux victimes:
«Les mérites et les fautes n’entrent pas dans une comptabilité anonyme pour s’y annuler ou pour s’y additionner. Ils existent personnels, c’est-à-dire incommensurables, et exigent chacun son propre règlement» (ibid., p. 60).

Mais là encore : que se passe-t-il si le pardon est refusé? Lévinas prend cette éventualité en considération. Et il semble insister sur la légitimité de la revanche et de la réparation. La raison en est, selon lui, que l’Autre est l’image du Divin dans le monde. C’est pourquoi il doit être respecté sans restriction. Le respect dû à «l’honneur de Dieu», à «l’honneur du Nom Divin» fonde une responsabilité sans limite vis à vis de l’Autre. Seule cette responsabilité - d’après Lévinas - justifie le droit à la revanche et à la réparation.

Néanmoins, ce droit ne paraît pas dénué de toute miséricorde. Lévinas espère en une sorte de «justice supérieure».
«Le Talmud nous enseigne qu’on ne peut obliger au pardon les hommes qui exigent la justice du talion. Il nous enseigne qu’Israël ne conteste pas aux autres ce droit imprescriptible. Mais il nous enseigne surtout que, si Israël reconnaît ce droit, il ne le demande pas pour lui-même, qu’être Israël c’est ne pas le revendiquer» (ibid., p.63).

Quelle est donc cette «justice supérieure» qui distingue «Israël» ? Selon Lévinas, c’est l’abnégation d’une personne qui renonce au droit légitime à la réparation lorsqu’elle se trouve confrontée au besoin concret d’un autre. C’est, indique Lévinas, cette abnégation qui, «parmi les rebondissements dialectiques de la justice et tous ses revirements contradictoires, trouve, sans hésitations, une voie droite et sûre» (ibid., p. 64).

[5] Eléments d’une conception «kénotique» du pardon
Nous nous trouvons ici en définitive devant l’impuissance de l’amour: une impuissance qui consiste en un rejet absolu de toute forme de violence. Comme nous l’enseigne l’Incarnation du Christ, l’agir de Dieu ne peut être qu’un appel à la liberté humaine. N’en est-il pas de même pour la volonté de pardon de la victime ?

De ce fait, si les victimes refusent -pour quelque raison que ce soit - de pardonner, il nous reste à espérer que Dieu exerce son influence entre les bourreaux et les victimes comme ce «Tiers» qui, d’après Lévinas, réclame «justice». Et la «justice», dans le contexte du Jugement dernier, renvoie à la destinée primordiale des êtres humains, celle de vivre en communion les uns avec les autres et en communion avec Dieu. Nous espérons donc fermement que l’amour mendiant de Dieu sera assez fort pour réaliser la destinée primordiale de l’être humain à la fin de l’histoire.

Dans sa gloire, nous l’espérons, Dieu abordera les victimes avec son amour à la fois impuissant et irrésistible. Ce n’est qu’en les appelant par leur nom (cf. Isaïe 43,1) que Dieu peut leur rendre ce dont leurs bourreaux les ont privées, à savoir leur liberté de sujets. Au Jugement dernier, les victimes cessent d’assister passivement à l’octroi d’un pardon exclusivement réservé à Dieu et aux bourreaux. Grâce à la subjectivité que Dieu leur aura restituée, les victimes se verront confier l’irremplaçable fonction de réaliser la réconciliation universelle.

Dans cette optique, la «réconciliation» est conçue comme un événement non plus limité à la relation entre le pécheur et Dieu, mais étendu à la solidarité universelle entre tous les êtres humains.

Auschwitz nous enseigne une théologie qui insiste, même devant la réalité d’Auschwitz, sur le fait que Dieu a créé l’homme à son image et en a fait son interlocuteur libre, et qu’en créant l’homme, Dieu a lancé une histoire dont la fin est ouverte - même pour Dieu. Parler de «réconciliation» dans cette histoire - et à la fin de cette histoire - laisse espérer que non seulement Dieu mais aussi les victimes - et les victimes les premières ! - pardonneront à leurs bourreaux.


* Dirk Ansorge est maître de conférences à l’Académie de théologie catholique du diocèse d’Essen en Allemagne. [Texte traduit de l’anglais par C. Le Paire].

 

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