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SIDIC Periodical XVI - 1983/1
Le Cantique des Cantiques: diverses interprétations (Pages 08 - 13)

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Le Cantique des Cantiques dans la Tradition Chrètienne
Barry Ulanov

 

Le sous-titre de cet article est: « La Rhétorique de l'amour ro. L'auteur, dans son introduction (dont nous ne donnons ici qu'un résumé) précise d'abord ce qui caractérise le style particulier, conventionnel, « rhétorique », de certains poèmes d'amour, et du Cantique des Cantiques en particulier. Il montre ensuite comment ce même langage a été repris au long des siècles par des croyants ou des mystiques chrétiens (tels Origène, Guillaume de Saint-Thierry, Frère Luis de Lean, St Jean de la Croix, Ste Catherine de Sienne, Ste Thérèse d'Avila, Ste Jeanne de Chantal, Ste Thérèse de Lisieux et St Bernard) pour exprimer leur amour de Dieu. Ne pouvant reproduire l'article en son entier, nous avons choisi seulement quelques exemples caractéristiques.

L'aspect rhétorique du Cantique des Cantiques

L'aspect rhétorique est important dans le Cantique si nous reconnaissons que le langage de ce poème, le plus beau de toute la Bible, est en grande partie artificiel, Il est émaillé de figures de rhétorique, les unes très claires en elles-mêmes mais incompréhensibles dans le contexte, les autres si obscures qu'elles sont intraduisibles, et toutes, qu'elles paraissent simples ou complexes, si vagues, si ambiglies quant aux circonstances ou aux caractères propres qu'elles peuvent être interprétées de manières bien différentes... tout dépendra du lecteur, de l'habitude qu'il a de la rhétorique, de son expérience humaine et de ses dons poétiques.

Il ne faut pas être gêné par cet aspect rhétorique du Cantique. Il n'hésite pas à appeler un sein, une joue, un oeil, par leur nom; mais il appelle aussi la joue une moitié de grenade, le sein un jeune faon, l'oeil une arme qui blesse.

Le Cantique n'est pas è interpréter dans son sens littéral. Ceux qui veulent le prendre à la lettre ne manqueront pas d'être choqués par la description que fait l'amante de son bien-aimé (en Ct 5,11-15). Ceux au contraire qui, de par leur tempérament ou par leur éducation, ont tendance à aller toujours au-delà de la lettre ne se trouvent pas mal à l'aise face à de telles figures. Ils reconnaissent là un art déjà ancien, pratiqué par les juifs aussi bien que par les païens, un art pour lequel les païens ont su établir un vocabulaire et une méthode qui permettent d'apprécier non seulement les oeuvres pédantes mais aussi celles qui, comme le Cantique, sont d'inspiration divine.

Origène 1

C'est dans cette optique que les chrétiens occidentaux, habitués à la rhétorique traditionnelle des Grecs et des Romains, ont lu le Cantique, et dans cette optique donc qu'Origène, le premier commentateur du Cantique qui ne fût pas un rabbin, a lu ce texte; c'est ce que feront ensuite bien d'autres après lui, cherchant le sens spirituel par delà la lettre, et convaincus qu'une telle lecture doit « amener à une décision», La rhétorique classique a, en effet, toujours eu conscience de ce fait que « le jeu des sentiments peut transformer l'être humain et modifier ses jugements ».

C'est ce fond traditionnel de la rhétorique païenne qui a permis aux saints de faire du Cantique une lecture profonde.

Guillaume de Saint-Thierry 2

L'Epoux ou le visage du Christ
Neuf siècles après Origène, Guillaume de Saint-Thierry partage la conviction, courante à son époque, que l'époux du Cantique, comme celui du Psaume 19 et d'Isaïe 62,5, est une figure du Christ, telle que Jésus la dépeint Lui-même dans la parabole des vierges sages et des vierges folles (Mt 25,5-6 et 10) et dans l'interrogation rhétorique de Mt 9,15: « Les compagnons de l'Epoux peuvent-ils mener le deuil tant que l'Epoux est avec eux? ». Ainsi, pour Guillaume, l'époux demandant à son épouse de se dévoiler est le Soleil de justice qui «a fait briller aux yeux de tous » la lumière de Sa face et la splendeur de Sa vérité. Et « l'âme de bonne volonté... c'est-à-dire l'homme qui est frère du Christ et dont l'âme est appelée Sa soeur « attend avec impatience de paraître devant Lui dans sa nudité et, dans Sa lumière, de voir la lumière.

« Si elle est pécheresse, elle Te montre le visage de sa misère et cherche à découvrir le visage de Ta miséricorde. Si elle est sainte, elle vient à Toi avec son visage de justice et trouve en Toi un visage semblable au sien; car Toi, ô juste Seigneur, Tu aimes la justice. Mais l'âme qui s'est prostituée ne veut pas montrer sa honte et, fuyant Ta vérité, se trouve face à Ta justice, plus effrayante encore. Ainsi l'âme humaine tourne vers Toi des visages divers selon ses dispositions, Et Toi, ô Vérité, Tu les accueilles toutes; Tu t'adaptes à chacune d'elles et cependant Tu restes Toi-même immuable. L'humble dévotion trouve en Toi le parfum de l'amitié; l'amour brûlant trouve Paument le plus délicieux pour ses flammes; le coeur contrit et humilié trouve en Toi la justice à laquelle il aspire; le front de la prostituée rougit de honte ».
(Méditations)

Pour ceux qui suivent Origène et Guillaume dans leur voie « accommodatrice », l'aspect rhétorique du Cantique des Cantiques permet d'accéder à une image de Dieu vraiment incarnée. Pour Guillaume, le visage du Christ clairement reconnu est un foyer d'attraction brûlant: « Si le visage de notre âme ne recherche pas Ta face, son visage n'a rien d'humain; il est un visage bestial, un masque ».

« L'ennemi, par contre, trouve en Toi un founaise ardente; le pécheur trouve la portion de sa coupe, chaînes et flammes, soufre et vent de tempête; l'orgueilleux trouve la puissance qui résiste à l'orgueil, l'hypocrite, la lumière de la vérité qu'il abhorre. Et tous, ayant la conscience marquée à l'effigie du mal qui leur est propre, ils présentent le visage d'une malignité sans repentance ».

Guillaume, accablé par sa misère, tourne son visage vers le Seigneur, le visage de « sa triste situation et de sa grande cécité », dont il trouve une expression concrète dans le langage rhétorique du Cantique.

Les « fruits » de l'Incarnation

Guillaume a bien su utiliser le Cantique: Quand il veut décrire les fruits de l'Incarnation, il en reprend les images. Qu'a donc voulu faire, en effet, le Seigneur dans Son commerce avec les hommes sinon « organiser gracieusement toutes choses pour le bien des filles de Jérusalem »? Il voit dans ces « filles » « les âmes dévotes mais encore faibles qui, bien que leurs facultés ne soient pas encore entraînées à contempler ces mystères élevés, aspirent cependant à être touchées, mues par cette humilité qui T'a poussé à Te faire semblable à elles ».

L'approche de Guillaume est sûre, la lecture qu'il propose, pleine de charme. En quelques mots, il décrit la tendresse, la sensualité des filles de Jérusalem qui « aiment à être touchées », leur attitude moqueuse, leur « humilité ». Et avec les mêmes mots, il exprime le caractère « magique » du Cantique pour tous ceux qui savent y reconnaître un langage religieux; en effet, c'est le Christ Lui-même qui est là, associé au petit et au faible, le Christ Lui-même, signe exemplaire de cette humanité dont II a assumé la condition charnelle. Le langage religieux, dans notre poème, est celui de l'amour, d'un amour vraiment charnel. Rien, pour le mystique, ne peut exprimer davantage l'amour spirituel. Rien ne peut mieux exprimer le mystère de l'union hypostatique qui est le centre même de l'Incarnation.

Ainsi, dans un de ses Commentaires du Cantique, l'un des plus audacieux et des plus beaux, Guillaume identifie-t-il les fruits du jardin de l'époux ainsi que le miel et le vin dont il se nourrit et qu'il nous invite à partager à d'autres mets: ceux de la dernière Cène, de la Croix, de l'Eucharistie. C'est dans cette perspective qu'il lit l'invitation du Cantique (5,1):

« Je suis venu dans mon jardin, fiancée ma soeur, j'ai cueilli ma myrrhe avec mes aromates, j'ai mangé mon rayon avec mon miel,
j'ai bu mon vin avec mon lait.
Mangez, amis, buvez, enivrez-vous d'amour ».


Lisant avec attention le récit de la Passion, Guillaume croit entendre ces paroles: « Lorsque Je vous ai aimés, Je vous ai aimés jusqu'à la fin. Laissez la mort et l'enfer s'emparer de moi afin que je puisse mourir de leur mort; mangez, mes amis, buvez, mes bien-aimés, jusqu'à la vie éternelle ». Le parallélisme est clair. Guillaume voit dans l'invitation du Cantique à manger et à s'enivrer (« boire copieusement ») le don précieux de l'Incarnation:

« Quelles meilleures dispositions auraient donc pu être prises en faveur de l'homme qui veut monter vers Dieu... que celles-ci: au lieu de devoir monter à l'autel par des marches, voilà qu'il lui est possible de marcher doucement, sans heurts, sur la voie de la ressemblance, vers un Homme semblable à lui qui lui dit dès le départ: "le Père et moi nous sommes un"; et sur le champ, étant lud.même uni à Dieu dans l'amour par l'Esprit Saint, il peut accueillir Dieu venant à lui et établissant Sa demeure en lui, de manière corporelle aussi bien que spirituelle, dans le mystère des réalités saintes et vivifiantes du Corps et du Sang du notre Seigneur Jésus Christ ».

Frère Luis de Leon

Peu de commentateurs sont capables de percevoir la « voie de la ressemblance » autant que les Espagnols qui considèrent le Cantique des Cantiques presque comme un article de foi. Frère Luis, par exemple, de l'ordre des Augustins, (1527-1591), dont la connaissance de l'hébreu et de l'araméen était telle qu'il ne pouvait s'empêcher de mettre en question l'exactitude du texte latin de la Vulgate, avait tant de vénération pour le Cantique qu'il en fit une traduction en espagnol et y joignit un commentaire plein d'érudition, ce qui n'étaitpas sans danger pour lui. En fait, il fut dénoncé auprès de l'Inquisition comme un homme d'ascendance douteuse (c'est-à-dire juive) et, chose plus inquiétante encore, comme intéressé à la lecture rabbinique de la Bible. I/ fut mis en prison, ce qui ne diminua en rien l'ardeur de son amour pour le Cantique. Il publia une version plus développée de son commentaire, en latin, et il prit les figures et le langage du Cantique comme base de son traité théologique et rhétorique le plus élaboré, celui des « Noms du Christ ».

L'époux, image du Christ

Pour Frère Luis, comme pour Duns Scot avant lui et Suarez peu après lui, l'univers a été créé afin de rendre possible l'Incarnation. Le Cantique nous permet de comprendre mieux et plus profondément cette fin, ce dessein de toute la création, en rendant vivant le visage humain du Seigneur. Il nous offre une description poétique du corps du Christ (voir vers. 5,11-15 mentionnés plus haut).

Le Christ Berger

Le Cantique nous rend Jésus tout proche sous la figure du Bon Berger; et Frère Luis s'empresse de citer tous les passages qui évoquent le zèle, la sollicitude du Berger dans le soin qu'Il prend de son troupeau:

« Dis-moi, toi que j'aime, comment tu pâtures, comment tu couches dans le Midi ». (1,7)
« Lève-toi, mon amie, ma belle,
et va vers toi-même.
Car voici: l'hiver est passé... »
(2,10-13)
« Ouvre-moi, ma soeur, mon amie, ma colombe, [ma parfaite: ma tête est pleine de rosée,
mes boucles, des gouttes de la nuit ».
(5,2)

Le dernier de ces trois textes décrit, selon Frère Luis, la vigilance du Pasteur qui se lève avant l'aurore, ou même refuse totalement de dormir, désirant à tout instant pénétrer dans le coeur de l'homme; et aucun texte ne montre mieux que celui-ci la tendre vigilance,

« les moyens par lesquels Dieu, dans Sa miséricorde, empêche un homme de se perdre, même lorsqu'il aspire à sa propre damnation... son refus de se reconnaître vaincu en dépit de nos ingratitudes répétées, Sa présence qui nous entoure et nous presse de toutes parts, tentant de pénétrer en nous, Sa main toujours posée sur le loquet de la porte qui ferme notre coeur, la supplication qu'Il nous adresse, en des mots pleins de douceur et d'amour, de bien vouloir Lui ouvrir, et tout cela comme si rien d'autre ne Lui importait... »

Le Christ Epoux

Plus extraordinaire encore que le titre de Berger est cette appellation d'Epoux que l'on trouve parmi les noms du Christ. En ce nom sont évoqués plusieurs cycles essentiels de la création: la croissance du monde au long du temps, de sa naissance jusqu'à l'étape ultime des noces qui marqueront la fin des temps; les trois états: de la nature, de la Loi et de la grâce; l'histoire de l'Eglise, de son enfance à sa maturité, avec l'Epoux qui sait adapter son rôle à chacune des étapes; tout cela se trouve enregistré dans les récits du Cantique:

« Ainsi, dans la première partie, qui va jusqu'au milieu du chapitre 2, les réalités dont Dieu parle reflètent à la fois la condition de l'épouse dans l'état de nature et la qualité d'amour que l'Epoux lui porte. De la fin de ce passage (2,13) jusqu'au chapitre 5, c'est l'étape de la Loi qui est décrite. Le reste du poème symbolise l'amour du Christ pour son épouse à l'âge de la grâce. »

L'histoire de l'Eglise

Gardant à l'esprit cette structure du Cantique, Frère Luis ne trouve aucune difficulté à décrire l'histoire de l'Eglise sous les figures de rhétorique de ce poème. Jeune fille, l'épouse use « des privilèges de l'enfance et, manifestant l'impatience qu'éveille à cet âge un désir impétueux », elle sollicite les baisers de l'Epoux (cf. 1,1). Dans une 2e période de sa vie, alors qu'elle est en captivité en Egypte, l'Epoux vient la délivrer. Selon Frère Luis, elle est appelée en de « belles figures (de style) », et qui pourrait nier la force de cette lecture rhétorique du texte? L'Epoux « Lève-toi, hâte-toi, mon amie... l'hiver est passé, la pluie a pris fin... » (2,10-11). L'appel se fait entendre une seconde fois et «comme une femme déjà plus mûre et moins timide, elle répond joyeusement.... ». Elle va chercher son Amant divin: « Sur ma couche, dans les nuits, j'ai demandé celui qu'aime mon âme... » (3,1-2). Lorsqu'elle l'a trouvé, elle le saisit et se promet de ne pas Le lâcher avant de l'avoir conduit dans « la maison de sa mère, dans l'alcôve de celle qui la conçut » (8,4).

Frère Luis commente ainsi ce verset: l'épouse « conçoit » continuellement l'Epoux « devant elle », jusqu'à son entrée dans la Terre promise. Il passe ainsi en revue toutes les étapes de l'histoire, tous les grands moments de l'Eglise, et il les trouve évoqués symboliquementdans le cheminement intérieur de l'épouse du Cantique, décrits dans le noble langage de la rhétorique de l'amour.

Le gracieux passage du chapitre 4 où le Roi-Epoux chante les louanges de l'épouse et célèbre successivement toutes ses beautés est, selon Frère Luis, une merveilleuse image guerrière. L'Epoux, voyant son épouse étendue devant Lui, croit voir les tribus d'Israël marchant dans le désert pendant le jour et y campant pendant la nuit. Fr. Luis reconnaît chacune des tribus symbolisée par l'une des parties du corps de l'aimée: ses yeux sont, de jour, la nuée qui guide les Israélites, de nuit, la colonne de feu; ses cheveux sont l'avant-garde de la troupe; ses dents, les tribus de Gad et de Ruben; ses lèvres, les prêtres et les lévites; ses joues, la tribu d'Ephraim; sa nuque, celle de Dan; ses seins, Moïse et Aaron, les deux soutiens du peuple.

En Terre promise, l'aimée est comparée à « un jardin fermé » (4,12) et, à la dernière période de sa vie, celle de la grâce, le Christ vient vers Son épouse, la priant de Lui ouvrir (cf 5,2); et lorsque le peuple (Son peuple, Son épouse) semble s'y refuser, Il dit tristement:

« J'ai quitté mon vêtement, comment me rhabiller? Mes pieds sont lavés, comment donc les souiller? » (5,3)

Une fois encore, Il repart, et cette fois à la recherche d'un peuple plus reconnaissant; une fois encore, l'épouse part à sa recherche, L'appelant à grands cris à travers la ville. Ainsi continue le récit, nous avertit Fr. Luis, jusqu'à ce que l'épouse ait atteint une maturité dans l'amour et dans la connaissance qui lui permette de ne plus se Limiter à une seule nation et d'embrasser le monde entier; alors, dans la paix et dans la prière, elle n'attend plus que la consommation de ses noces dans une joie sans fin.

Saint Jean de la Croix 3

Frère Luis avait été emprisonné pour avoir traduit le Cantique des Cantiques; c'est en prison que St Jean de la Croix va puiser à la source du même poème le fond et la forme de son Cantique spirituel ainsi que d'une ou deux autres de ses poésies. Jeté par ses frères carmes (de la Règle mitigée) dans un cachot de 2 mètres sur 3, à Tolède, au régime du pain sec et d'une sardine par jour, St Jean trouva son soutien pendant les quelquel 9 mois de sa captivité dans la contemplation de l'union mystique.

Le Cantique spirituel

Comme l'épouse du Cantique, Jean de la Croix essaie de trouver le Seigneur caché; mais il ne requiert pas, lui, l'aide des gardiens de la cité, il recherche celle de toutes les créatures:

« O forêts, ô bois touffus
Plantés par la main du B n-Aimé,
O prairie verdoyante
Emaillée de fleurs,
Dites-moi si vous l'avez vu passer. »
(Str. 1)

Les créatures ne lui apportent que peu de secours: l'Epoux a passé à la hâte par ces bosquets « répandant mille grâces ». Dans les nombreuses strophes consacrées à l'épouse comme dans celles (7 seulement) où l'Epoux prend la parole, la fraîcheur des vers de Jean de la Croix est indiscutable, mais nul ne pourra nier que la structure, le ton et même les images soient celles du Cantique. L'épouse compare son bien-aimé aux montagnes, lui voit en elle une colombe. Elle rappelle qu'il aimait voir voler sur sa nuque un de ses cheveux soulevé par le vent. Elle vient dans le jardin de l'époux, sous son pommier. Et, dans les derniers vers qu'elle prononce, les dernières strophes du Cantique de Jean de la Croix, l'épouse, faisant écho à la joie des derniers versets du Cantique biblique, prie son bien-aimé de boire avec elle le vin nouveau et d'accorder à son âme ce qu'elle a si longtemps désiré: être consumée dans la flamme qui ne cause pas de souffrance.

L'union transformante

Jean de la Croix chante un poème à la fois plus explicite et plus obscur que le grand Cantique. Aux images de l'Ecriture il substitue les siennes: les montagnes deviennent le Carmel, et la nuit, l'obscure nuit de l'âme. Il ajoute des détails ou en enlève à son gré, afin de créer ce qui est et qui reste la plus parfaite, la plus imposante des théologies mystiques systématiques. Cependant le Cantique fournit sans cesse un contrepoint à ses mélodies: parmi les sources scripturaires qu'il utilise, seuls les Psaumes sont cités plus souvent. Il trouve dans le Cantique, en effet, un écho de la théologie des Evangiles, de St Paul, du livre de la Sagesse ou de Job et, qui plus est, il y trouve le langage de l'expérience humaine, de sa propre expérience. Quand, au cours de son commentaire du Cantique spirituel, il vient à chercher un symbole, une expression verbale décrivant l'union transformante, il reprend et accentue les appels de l'épouse qui, en son poème, implore la rivière de refléter pour elle, à sa surface cristalline, les yeux du bien-aimé, les yeux « qu'elle porte en esquisse dans son coeur ». C'est la même conviction qui est exprimée par St Paul: « Si je vis, ce n'est plus moi, mais le Christ qui vit en moi » (Gal, 2,20).

Poursuivant cette image de la transformation, on peut dire que la vie de Paul et celle du Seigneur n'étaient plus qu'une seule vie, par l'union d'amour. Il peut en être ainsi pour chacun de nous sur cette terre, même si cet accomplissement n'est jamais parfait ni absolu; « l'âme parvient à la transformation d'amour du mariage spirituel, état le plus élevé qu'on puisse atteindre ici-bas... ». «En comparaison de cette transformation parfaite qui ne s'accomplit que dans la gloire », cet état n'est qu'une esquisse d'amour; mais c'est déjà un bonheur « excellent » et cela « contente grandement le Bien-aimé ». Aussi, désirant être placé dans l'âme de l'épouse, Il dit, « Place-moi comme un sceau sur ton coeur, comme un sceau sur ton bras » (8,6). Le coeur, explique Jean de la Croix, « figure l'âme où Dieu habite ici-bas comme sceau de l'esquisse de foi », et le bras symbolise la volonté forte « où Il demeure, comme sceau de l'esquisse d'amour h. Jean fonde sa théologie sur St Paul, mais les figures de rhétorique qu'il utilise sont tirées du Cantique qui est, en toute occasion, son cantique spirituel, le sceau de sa foi et de son amour.

La rencontre... un double mouvement

Ce qui séduit le plus Jean de la Croix, dans la poésie du Cantique des Cantiques, c'est le jeu des identités, des diverses identités. Les changements de rôles qu'on y rencontre souvent se retrouvent à maintes reprises dans son Cantique spirituel; pour le mystique, en effet, ces changements expriment le sens essentiel du Cantique, ils lui donnent sa force de persuasion et un charme intarissable. Ce qui s'accomplit dans l'union intime de l'époux et de l'épouse, cc n'est pas d'abord une rencontre physique, mais une transformation radicale des personnalités par laquelle l'un se transforme, en quelque sorte, en l'autre. L'épouse entre dans l'épouse et l'époux dans l'épouse. Chacun pénètre dans le jardin de l'autre. Chacun use, pour décrire l'autre, d'images d'une volupté incomparable, même si l'on pense aux poèmes orientaux en lesquels, si souvent, l'amuor spirituel est traduit sous les images de l'amour physique.

Les mystiques ont continuellement rapproché et interchangé ces images, de telle sorte que les seins, par exemple, qui sont indubitablement ceux de l'épouse, deviennent en langage figuratif ceux de l'époux (c'est-à-dire ceux du Christ, du Seigneur) et toutes sortes de sens peuvent leur être attribués: les deux Testaments ou les deux Lois (celle d'Israël et celle des Gentils). C'est une manière de dire, avec une grande richesse d'images et une remarquable finesse d'expression, que l'Incarnation comporte un double mouvement de l'esprit: le divin venant demeurer dans l'humain, et l'humain aspirant à entrer, lui aussi, dans le divin. Ce qui est recherché n'est rien moins que le mariage mystique et, dans la vision du moins du Cantique spirituel, qui est celle de la mystique, il se laisse trouver et consommer:

L'Epouse est donc entrée
Dans le jardin de délices qu'elle désirait, Et joyeuse, elle repose, le cou penché,
Sur les doux bras du Bien-Aimé
(Str. 27)


* Barry Ulanov, auteur de plusieurs ouvrage de théologie, philosophie, littérature et musique, est actuellement professeur d'anglais à Barnard College, Université Columbia, New York. Qu'il veuille bien nous excuser de présenter ici seulement des extraits de son article, qui a paru intégralement dans le Recueil annuel d'Études judéo-chrétiennes: The Bridge, vol. IV, 1962, pp. 89-118. Mr Barry Ulanov a été pendant plusieurs années membre du Comité de rédaction de «The Bridge ». C'est avec l'aimable autorisation du directeur de cette publication, Mgr Oesterreicher, que nous reproduisons cet article.

1. Origène est un docteur chrétien de langue grecque. Originaire d'Alexandrie, il a vécu entre 185 et 253 environ et a demeuré longtemps en Palestine. Philosophe, théologien, bibliste, il est connu surtout par ses écrits ascétiques et ses ouvrages d'exégèse (homélies, commentaires). Il interprète l'Ecriture dans un triple sens: littéral, moral et mystique.
2. Guillaume de Saint-Thierry a composé son Commentaire sur le Cantique vers 1130. Il est de la lignée de ces Abbés qui, tels Bernard (ami et contemporain de Guillaume) ou Thérèse d'Avila, plus tard, commentaient le Cantique pour leurs moines ou moniales.
3. St Jean de la Croix, carme et mystique espagnol (1542-1591) fut, après Su Thérèse, l'âme de la réforme des carmes espagnols; il souffrit pendant sa vie d'incessantes persécutions.

 

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