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SIDIC Periodical XXIV - 1991/1
Le symbole de la croix: perspectives historiques (Pages 13 - 17)

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Réflexions sur l'identité chrétienne et le symbolisme de la croix
Jean Dujardin

 

La croix: événement de salut ou simple objet?

Dans le choc des questions qui ont opposé juifs et catholiques à la suite de l'implantation d'un Carmel dans le camp d'Auschwitz, la plus douloureuse concerne certainement la présence de la croix. Question infiniment délicate pour le chrétien, parce que la croix est au coeur même de sa foi; question infiniment douloureuse pour le juif parce que la croix ravive en lui, hélas, des souvenirs de sévices trop souvent exercés à son endroit. Comment surmonter le trouble qui risque de naître dans une conscience chrétienne à la pensée qu'on puisse lui demander de déplacer ce signe ou, à tout le moins, de le rendre plus discret?

Le mystère de la croix est un événement central de la foi chrétienne. Nul croyant ne peut en douter et nul ne peut en disposer à sa guise. « Pour moi, écrit St Paul dans la 'ère lettre aux Corinthiens (8, 1-2), quand je suis venu chez vous, frères, je ne suis pas venu vous annoncer le mystère de Dieu avec le prestige de la parole ou de la sagesse. Non, je n'ai rien voulu savoir parmi vous, sinon Jésus Christ et Jésus Christ crucifié ». D'autres textes pourraient être cités à l'appui de cette affirmation centrale, ils illustreraient la place prise par la croix dans l'expression même du mystère de la rédemption. Dès son baptême, le chrétien est marqué par ce signe; chaque fois qu'il prend part au repas du Seigneur, il communie au mystère de la mort et de la résurrection du Christ. Dès lors, on comprend pourquoi la croix-objet est devenue un signe si important dans la vie du chrétien. Elle exprime son rapport à la mort, l'acceptation du passage par la rupture qu'elle symbolise pour accéder à la résurrection. Il n'est donc pas étonnant que le chrétien veuille la planter sur les tombes de ses morts. 11 n'est pas surprenant aussi qu'il la mette sur les clochers des églises ou en tous lieux où il désire se rappeler à lui-même ce qu'il est et le mystère qui l'a sauvé. L'apôtre Paul écrit encore: « Le Christ ne m'a pas envoyé baptiser mais annoncer l'évangile, et cela sans la sagesse du langage, pour que ne soit pas réduite à néant la croix du Christ. Le langage de la croix est folie pour ceux qui se perdent mais pour ceux qui se sauvent, pour nous, il est puissance de Dieu ». « Nous proclamons, nous, un Christ, scandale pour les juifs et folie pour les païens » (1 Co 2, 17-18 et 23).

Si déplacer une croix (dès lors qu'elle a un rapport avec une présence chrétienne, question qui n'est pas l'objet de cet article, mais qui dans le cas du camp d'Auschwitz mérite un examen attentif) signifie mettre en question ce que celle-ci exprime de notre foi, alors, il est clair qu'il ne faut pas l'accepter.

Mais est-ce de cela qu'il est question? Le problème n'est-il pas plus complexe? La croix, mais quelle croix, ou plus exactement quel sens donnons-nous à la proclamation de la croix comme symbole, et quel lien faisons-nous entre ce symbole extériorisé et notre identité chrétienne? On ne passe pas, en effet, de l'événement: « Jésus mort sur une croix » à l'usage de la croix comme symbole de l'identité chrétienne, signe de reconnaissance et, dans la liturgie, vénéré, adoré, le vendredi saint en particulier, sans qu'une parole, des paroles, un sens aient été attachés à la matérialité de la croix. Le risque existe, nous devons en avoir conscience, d'un changement de sens auquel peuvent se rattacher « d'autres sens » qui trahissent ou dévient « le sens » de l'événement. La croix, pour quelqu'un qui n'est pas croyant, voire qui l'a rencontrée dans sa vie portée par des croyants mais dans un usage discutable, peut en effet être perçue comme un signe tout à fait contraire à ce qu'elle signifie: c'est, par exemple, la croix qui devient épée ou emblème sur un drapeau, voire dans l'histoire, instrument de torture. Ou même, c'est la croix portée dans un monde paganisé en guise de fétiche et de bijou. Il y a là des déviances extrêmement graves.

Comment opérer le discernement nécessaire sans porter atteinte à ce qui nous est dit de décisif à travers l'événement pour notre salut et le salut de l'humanité toute entière? Ne faut-il pas d'emblée rappeler que le signe dépend de notre témoignage, donc de l'usage que nous faisons nous-mêmes de cette croix?

Le symbole de la croix dans l'histoire

Les trois premiers siècles


Pour aider à la réflexion, il est apparu qu'il était indispensable de procéder d'abord à un parcours historique sur la façon dont le crucifix s'était développé dans les communautés chrétiennes. Ce travail historique s'appuie essentiellement sur le livre du Docteur Thoby: Le crucifix, des origines au Concile de Trente (1). Cet ouvrage fait autorité. Il est d'ailleurs largement cité par Dom Leclercq, dans le Dictionnaire d'Archéologie Chrétienne et de Liturgie. Que dit-il d'essentiel? Il constate que les trois premiers siècles de la vie de l'Eglise on été marqués par une quasi absence de la croix comme signe qui puisse évoquer le Christ en croix. Aucun vestige n'a été retrouvé au premier siècle. Au second siècle, les monuments cités ne peuvent être datés de façon certaine. Quant autroisième siècle, on trouve sur des épitaphes de marbre ou de terre cuite une croix gravée, mais discrètement, au milieu d'autres lettres.

Cependant, au témoignage de certains Pères de l'Eglise, notamment de Tertullien dans son Apologétique, les chrétiens étaient appelés: « Crucis religiosi ». Que veut dire exactement cette expression? Tertullien dit encore: « A chaque déplacement, mouvement ou entrée, marquons notre front du signe de la croix ». Il s'agit de la liturgie. Cela ne va donc pas à l'encontre de l'observation précédente.

Il est clair que dans ces trois premiers siècles, le signe n'est jamais extériorisé. Le Docteur Thoby écrit à la page 11 de son livre: « Nulle part elle ne se dresse, ni dans les maisons particulières, ni dans les salles de réunions qui servaient d'églises, ni dans les catacombes, dernier refuge contre les persécutions ».

Pourquoi cette absence? Trois explications sont avancées: la première nous renvoie à l'existence des persécutions et souligne la discrétion qu'a imposé très probablement le rejet d'un tel signe par les païens. On craignait l'immoralité de l'art païen et de ses représentations figurées. Clément d'Alexandrie, à la fin du Mme siècle, rappelle dans son Discours aux Gentils les prohibitions du Décalogue et du Deutéronome à ce sujet. Le même auteur, dans les Stromates, dira que « la véritable effigie de Dieu n'est que dans l'âme du juste ». Mais pour aller plus loin encore dans cette interrogation, il faut se référer à la conclusion de l'article de Dom Leclercq dans le DACL: « La principale raison de ce silence est peut-être que la croix demeure un objet d'horreur pour les chrétiens eux-mêmes. Pour eux, la croix rappelle l'affreux supplice auquel ils sont eux-mêmes exposés, le supplice le plus cruel... et aussi le plus dégradant, réservé aux esclaves, aux brigands... Aussi, si les catéchumènes acceptaient facilement l'idée d'un Dieu fait homme, ils hésitaient à accepter la représentation du Christ adoré dans le supplice d'infamie. Il y avait pour eux contradiction entre ces deux réalités: être Dieu et être crucifié... Et c'est sans doute pour épargner aux néophytes et aux catéchumènes le spectacle choquant de cette opposition que l'art chrétien ne représente pas encore la crucifixion. La tendance de l'Eglise dans les trois premiers siècles est une tendance « aniconique ». D'autres symboles étaient pourtant largement utilisés, comme le symbole du berger portant la brebis dans ses bras, le paon, le phénix ou encore la colombe, et surtout bien sûr le poisson, tracé sur le sable avec le fameux sigle « Jesus Christos Theou uios Soter », Jésus Christ, fils de Dieu, sauveur (ICTUS).

Il y avait, il est vrai, quelques signes approchants. On trouve, par exemple, ce qu'on appelle la Crux dissimulata ou encore le T grec employé dans les deux premiers siècles dans la catacombe de St Calliste, et surtout le cèlèbre carré magique de St Irénée. Mais que conclure de ce silence —pour autant bien sûr que l'archéologie nous permet de le constater sans risque? L'absence de croix ne signifie nullement de la part des premiers chrétiens un sentiment d'infidélité au mystère de la croix. On ne peut penser un seul instant que cela puisse signifier quelque chose de ce genre, alors que les premiers chrétiens sont témoins de la mort et de la résurrection du Christ dans le don même de leur vie, le martyre. Ils vivent le mystère de la croix, mais ils n'éprouvent pas le besoin, quelles qu'en soient véritablement les raisons, de l'exposer à l'extérieur d'eux-mêmes car, pour eux, l'essentiel du mystère, c'est le témoignage de leur propre vie. Cet enseignement n'a évidemment pas de caractère normatif et seule l'Ecriture interprétée par le magistère doit guider notre réflexion pour aujourd'hui, mais il est cependant une indication de tendance intéressante à relever. Elle témoigne d'un vécu possible sans compromission.

La croix, emblème militaire

Pour prendre toutes les dimensions du problème, continuons le parcours historique. Faute d'une place suffisante dans cet article, nous nous contenterons de quelques jalons. Au début du 4ème siècle, nous assistons à un tournant fondamental. Eusèbe de Césarée le décrit ainsi, vers 340, dans la Vita Constantini. L'empereur Constantin cherche à l'emporter sur son rival Maxence. Au moment décisif de la bataille, il se tourne vers Dieu pour lui demander la victoire. Voici le récit:

Au moment où le soleil s'inclinait vers l'horizon, une croix faite de lumière apparut dans le ciel au-dessus de l'astre avec cette inscription: Triomphe par ce signe. Cettevision lui causa un profond étonnement, à lui ainsi qu'à tous les soldats qui le suivaient et qui furent témoins du prodige. Il se demanda, me disait-il, ce que cela signifiait. Pendant qu'il était absorbé dans ses méditations, la nuit survint: alors le Christ de Dieu lui apparut pendant son sommeil avec le même signe qui s'était montré dans le ciel. Il lui ordonna de faire une image militaire semblable au signe céleste et de la porter dans les combats où elle serait un gage de protection.

Le 27 octobre 312, Maxence est donc vaincu au pont Milvius. En mars 313, Constantin publie l'Edit de Milan qui donne à l'Eglise, dans une société où la distinction entre religieux et politique n'a aucun sens, le rôle de religion d'Etat. La croix du pont Milvius devient un emblème militaire quoique religieux, gage de protection. Comme l'écrit à juste titre Monsieur Cazelles (2): « Depuis le labarum de Constantin, en passant par les Croisades qui ont anéanti la communauté juive de Jérusalem, la croix est un signe de victoire de la communauté chrétienne, et pas seulement sur les péchés; signe d'ignominie chez St Paul (1 Co 1-3), elle est devenue signe de triomphe, avec des résonances temporelles ». Réflexion fondamentale qui discerne dans cet événement la possibilité d'un détournement de sens, la croix devenant moyen de triomphe temporel, drapeau sous lequel on se met pour aller au combat.

Variations dans l'usage du symbole

Et pourtant, malgré cette inflexion de sens, l'histoire nous montre encore bien des réticences et des résistances dans l'extension de l'usage au cours des siècles qui suivent. Est-ce parce que, inconsciemment, les objections des trois premiers siècles demeurent, et peut-être hésite-t-on à s'engager dans la voie nouvelle ouverte par l'usage constantinien. Il est difficile de le dire, mais relevons parmi les contestations diverses celle du Concile « in Trullo » de 692, Concile non ratifié par le Pape et l'Eglise d'Occident. La crise iconoclaste en est un autre exemple. Les craintes, les hésitations ou les refus qu'expriment ces épisodes historiques expliquent sans doute la sagesse des décisions du 2ème Concile de Nicée en 787, et du 4ème Concile de Constantinople en 869-870.

Voici un passage des décisions du Concile de Nicée. « Nous définissons que... comme les représentations de la croix précieuse et vivifiante, ... doivent être placées dans les saintes églises de Dieu... dans les maisons et les chemins... plus on regardera fréquemment ces représentations imagées, plus ceux qui les contempleront seront amenés à se souvenir des modèles originaux, à se porter vers eux, à leur témoigner en les baisant une vénération respectueuse, sans que ce soit une adoration véritable selon notre foi, qui ne convient qu'à Dieu seul... car l'hommage rendu à une image remonte à l'original. Quiconque vénère une image vénère en elle la réalité qui y est representée... ».

Peu à peu cependant, l'usage s'impose. Dans l'Eglise d'Orient, des règles de figuration sont définies. Le Christ sur la croix est déjà le Christ ressuscité; il est habillé, il a les yeux ouverts. Ce n'est qu'en Occident, probablement sous le poids des événements et pour répondre à d'autres attentes, qu'un certain dolorisme se précisera peu à peu partir du 14ème siècle. Il serait intéressant de montrer dans cette perspective que l'expression du Christ en croix, la forme même du crucifix, n'est évidemment pas indépendante de l'évolution générale de l'art, et plus généralement de la culture, donc de la pensée religieuse dominante du temps. Arrêtons cependant le parcours historique et essayons de dégager ce qu'il nous suggère.

Réflexions théologiques

La croix n'a pas toujours été utilisée comme symbole prédominant de l'identité chrétienne. C'est un fait, sans que l'on puisse penser un seul instant que son rôle en ait été minimisé. On peut donc vivre le rapport à la croix autrement que sous la forme d'un symbole exposé. L'histoire nous montre aussi que le sens de la croix peut être dévié. C'est très important de le relever. Aussi, comme le souligne la tradition orientale, est-il indispensable que la croix n'apparaisse pas comme détachée de l'annonce du Christ ressuscité. Le culte de la croix n'est donc pas un culte de la souffrance ou de la mort pour elle-même. La représentation humaine, si elle apparaît légitime (cf. les Conciles évoqués plus haut), a pour but de conduire lecroyant à une autre réalité. Enfin, d'autres symboles ont été utilisés, ils n'ont pas disparu. Ils demeurent possibles.

A partir de là, formulons quelques réflexions théologiques. L'usage du symbole de la croix, dans la diversité de ses expressions, doit toujours être mis en rapport avec la vie d'une communauté chrétienne située dans un temps et dans un lieu précis. Pendant les trois premiers siècles, la situation de la première communauté chrétienne est une situation de souffrance. La croix est vécue, mais elle n'est pas exposée. A partir du 4ème siècle, la situation de l'Eglise devient triomphante, la croix est exposée comme signe de triomphe mais, ainsi que nous l'avons vu plus haut, ce n'est pas sans un risque très grave de déviation. Au 14ème siècle, l'heure où la mort se fait omniprésente, la croix devient significative de cette omniprésence.

Les variations dans l'usage, dont l'histoire est justement le témoin, nous invitent donc à nous réinterroger sur la rectitude de l'usage que nous faisons du signe. Que nous dit l'Ecriture? On ne peut pas ne pas être frappé de la très grande sobriété des termes employés pour parler de la croix dans les récits de la Passion. Mais il faut également relever les « verbes » qui décrivent les attitudes de Jésus par rapport à cette croix. St Jean dit: « Jésus sortit portant sa croix ». Lorsque Jésus parle lui-même de la croix, il met l'accent sur ce qu'elle signifie, plutôt que sur l'instrument du supplice lui-même. La croix apparaît comme un choix d'existence, le signe d'un renoncement, d'une rupture. C'est ainsi que nous trouvons dans la première annonce de la Passion: « Qui ne prend pas sa croix et ne suit pas derrière moi, n'est pas digne de moi » (Mt 10,38); ou encore, « Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il se renie lui-même, qu'il se charge de sa croix et qu'il me suive » (Mc 8,34); on dit équivalemment: « Quiconque ne porte pas sa croix ».

Cet enseignement est infiniment plus important pour les premiers chrétiens, compte tenu des conditions qui étaient les leurs, que l'usage du symbole lui-même. La croix n'est plus seulement en rapport avec la mort, elle est avant tout en rapport avec la vie, la façon de vivre, l'obéissance
la Parole de Dieu. Prendre, porter sa croix, c'est marcher à la suite de Jésus. Lorsque, quelques années plus tard, l'apôtre Paul méditera sur le sens de cet événement, il insistera sur deux dimensions: la dimension de scandale et la dimension de folie. Mais elles ne sont pas à entendre de la même façon. La première, il l'a vécue comme juif, comme tout homme affronté à sa condition mortelle. La sanction de la mort sur une croix, pour le juste innocent, est un scandale. Une part notable de l'Ecriture met cela bien en évidence, et l'on comprend les hésitations de l'apôtre. Il ne faut rien moins que la rencontre avec le Christ vivant, sur le chemin de Damas, pour qu'il accepte de passer par cet événement. Par contre, et cela n'a pas le même sens, plus tard il réalise devant le monde païen qu'il ne s'agit plus seulement d'un scandale, mais d'un véritable refus, parce que la sagesse païenne juge ce chemin absurde, insensé. Ici, Paul comprend qu'il faut prêcher la croix parce qu'elle est indispensable pour marquer la rupture avec ce paganisme. La croix montre que le chemin de Dieu vers l'homme n'est pas le chemin de la sagesse païenne. Paul n'en oublie pas pour autant les conditions de cette prédication. Il sait que l'événement de la mort sur la croix ne peut pas être détaché de l'annonce de la résurrection, ainsi qu'en témoigne I Co 15,12 et suiv. Il n'y a pas d'annonce ni de présentation de la croix, et à fortiori d'exposition de symbole, sans un langage de la croix, comme Paul le dit lui-même en 1 Co 2, 1-2. L'épître aux Hébreux, de son côté, opposera le sacrifice du Christ aux sacrifices du Temple. Mais la mort sur la croix n'a de sens que parce qu'elle est le signe d'une obéissance radicale à la Parole du Père: « Tu n'as voulu ni sacrifices, ni holocaustes, tu m'as donné un corps... je suis venu pour faire ta volonté » (He 10, 5-7).

L'événement de la croix est donc toujours précédé par une parole sur la croix. Le signe ne parle pas de lui-même. L'Ecriture, dans les récits de la Passion, nous montre qu'il fut précédé par un rite, le rite de l'Eucharistie. Ce rite est indispensable pour comprendre l'événement. Il faudrait montrer, plus fortement que nous ne l'avons fait sans doute, le lien qui unit l'Eucharistie du Jeudi-Saint, la mort du Christ sur la croix le vendredi, et l'annonce de la Résurrection le jour de Pâques. En un sens, la place normale d'une croix est avant tout sur l'autel ou à côté de l'autel, à l'intérieur de l'église. Nos pauvres regards d'hommes ont du mal à embrasser l'ensemble des éléments de ce même mystère et il est inévitable que, selon les moments et l'expérience de la vie, on privilégie l'une ou l'autre de ces dimensions. Mais elles ne devraient jamais être privilégiées au point d'oublier les articulations essentielles avec les deux autres. Il n'y a pas de sacrement de la croix, mais il existe un sacrement de l'Eucharistie qui le précède, et qui nous est indispensable pour entrer dans une véritable communion avec l'événement lui-même. Certes, l'événement est fondamental. Il dévoile le caractère de la condition humaine lorsqu'elle se veut conforme à l'obéissance à la parole du Père. Il dévoile le choix de Dieu en faveur de l'homme, il dévoile plus encore l'humilité divine et la condition du serviteur. Il n'y a dans cette révélation aucun triomphalisme. L'instrument, en tant qu'instrument de souffrance, demeure en lui-même absurde. On peut dire, de la croix, que Dieu ne la veut pas davantage que la mort pour le pécheur. Ainsi Paul peut-il en même temps affirmer que si, par l'action de Dieu, cette folie devient une sagesse, elle reste pour l'homme qui l'affronte un scandale infiniment difficile à surmonter s'il n'y avait la promesse de la résurrection. N'est-ce pas ainsi d'ailleurs que Jésus a vécu l'événement, lui-même, dans l'expérience de la nuit dont témoigne le Psaume 22?

La croix peut-elle être utilisée comme un signe de l'identité chrétienne? A cette question, la réponse est forcément nuancée. La croix est en rapport avec l'identité chrétienne sans aucun doute. Nous en sommes marqués. Nous y reconnaissons la folie de l'amour de Dieu pour nous; nous y percevons la nécessité d'une rupture radicale avec les valeurs du monde. Mais pour être ainsi perçue comme un signe, voire pour être exposée à tous les regards, il y faut une Parole, une annonce de vie. Cela ne suggère-t-il pas qu'il ne faudrait pas l'imposer, car l'imposer, c'est risquer d'en faire un emblème, et d'oublier sa dimension d'humilité. L'histoire, comme nous l'avons montré, met en évidence ces risques de déviation. N'est-ce pas alors suggérer que la croix, signe de l'identité chrétienne, est avant tout un signe pour le chrétien lui même, une invitation à mettre ce signe dans sa vie, afin que sa vie elle-même devienne signe de l'amour du Père pour toute l'humanité? En vérité, ce n'est que par la croix vécue dans la vie humaine que le signe peut apparaître dans toute sa vérité

Notes
* Le Pére Jean Dujardin est Supérieur Général des Oratoriens et Secrétaire du Comité épiscopal français pour les relations avec le judaïsme.

(1) Edition Bellanger.
(2) Réflexions inédites communiquées à l'autan.

 

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