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L'élection d'Israël et ses répercussions sur l'histoire au XX° siècle
Marie-Noëlle Baillehache - Centre Mi-Ca-El, Montréal
«Vous serez pour moi un peuple de prêtres et une nation consacrée » (Ex. 19,6)
Ces paroles de la Bible relatant l'Alliance du Sinaï sont à l'origine du concept d'élection qui a marqué l'existence du peuple juif au long des âges. Un récent article de la revue Forum I en montrait l'impact sur les événements cruciaux que ce peuple a connus au XX` siècle: l'Holocauste et la résurrection de l'État d'Israël.
Il semble utile, avant d'en présenter les conclusions, de revenir un peu sur ce qui fait la singularité des événements ci-dessus mentionnés. Je le ferai brièvement, en utilisant surtout des articles empruntés à des revues juives contemporaines.
L'extermination systématique des juifs d'Europe pendant la deuxième guerre mondiale, exécution soigneusement programmée et minutieusement exécutée grâce à l'emploi de techniques scientifiques modernes, a revêtu un caractère sans précédent dans les annales des persécutions. Selon Saul Friedlânder, lui-même rescapé de l'Holocauste:
«Ce qui fait la différence fondamentale entre l'activité antijuive des nazis et leur attitude à l'égard des autres groupes, c'est leur désir manifesté d'exterminer les juifs par haine et d'annihiler tous les principes admis pour n'importe quel motif, dès lors qu'il s'agit des juifs ou du judaïsme (ou de "l'esprit juif"); le juif devient alors le mal absolu. » Et plus loin: « Pour les nazis, l'extermination des juifs a été une impulsion fondamentale et une mission sacrée, et non pas un moyen en vue d'une fin. »
Pour sa part, le philosophe juif français, Vladimir Jenkelevitch, écrivait d'Auschwitz, qu'il était devenu aune chose innommable et terrifiante, une chose dont on détourne sa pensée et que nulle parole humaine n'ose décrire cette chose indicible dont on a honte de nommer le nom ... le secret de l'homme moderne. »
La réprobation de la conscience humaine devant pareille aberration s'est exprimée, de la façon la plus éloquente qui soit, peut-être, par l'agenouillement spontané du chancelier de l'Allemagne Fédérale, Willy Brandt, devant le monument aux martyrs du ghetto de Varsovie, lors de sa première visite officielle en Pologne.
Il aura fallu cependant la diffusion depuis l'an dernier de la série télévisée américaine « Holocauste », pour y alerter les masses. En Allemagne de l'Ouest ce spectacle a provoqué « un choc totalement inattendu, dont on a peine à mesurer l'ampleur », écrivait le chroniqueur du journal Devoir le 12 février dernier. Un débat moral, selon les termes du chancelier Schmidt, s'est déclenché dans tout le pays, débat qui aura d'importantes conséquences politiques, étant donné que le Bundestag s'ai). prête à prendre une décision sur la prescription des crimes de guerre.
« Nous n'avions atteint que la tête des lecteurs, Holocauste les a touchés au coeur », avouait un historien lors des débats qui suivirent la projection de chaque épisode.» 4
Les colloques de Camp David ont fait, l'année dernière, la manchette des journaux du monde entier. Peu de gens cependant ont une idée de l'extrême complexité des enjeux qui y sont débattus. Assimiler les négotiations entre l'Égypte et Israël à celles de nations jadis en guerre et qui se sont réconciliées, la France et l'Allemagne par exemple, c'est faire fausse route, les situations étant fondamentalement différentes.
Sans doute, le mouvement sioniste de retour à la terre d'Israël a-t-il été initié par des intellectuels à tendance socialiste, mûs par l'espoir de rendre au peuple juif dispersé et persécuté une vie normale au sein de la famille des peuples et inspirés par les mouvements nationalistes de l'Europe du XIX' siècle. Il n'en reste pas moins que la progression du sionisme répondait à l'attente séculaire de la Diaspora, attente nourrie de la Bible et de la tradition rabbinique.
Très tôt, d'ailleurs, des « religieux » se joignirent aux premiers pionniers. Leur chef de file, le rabbin Abraham Isaak Kook, voyait le retour sur la terre ancestrale comme revêtant une dimension messianique, certes, dans ses premiers pas, mais dont la signification ne faisait pas de doute.
«L'alliance biblique se réaliserait de nouveau sur cette terre sainte, qui avait vu se former un royaume de prêtres et une nation sainte. Les disciples et compagnons de Ray Kook ont retenu de son enseignement la signification messianique de l'État juif, et compris que leur mission était de faire avancer ce processus»
Les manifestations du Gouch Emounim et ses démêlés avec le gouvernement d'Israël, relativement aux « implantations sauvages » dans les « territoires » de Cisjordanie, en sont l'illustration. Ce qui intéresse notre propos, c'est que ce groupe d'extrémistes religieux appuie ses revendications sur les passages des Écritures relatifs à la Terre promise et justifie son comportement en invoquant ces mêmes passages.
«Au centre de son idéologie se trouve le droit absolu du peuple juif sur sa terre et, en conséquence, le devoir pour chaque juif d'y habiter et de reprendre possession de chaque parcelle de l'héritage ancestral... Les promesses faites à Abraham, Isaac et Jacob et aux Enfants d'Israël sont la justification de cette revendication ... Le peuple juif doit vivre sur la terre de son ancien royaume, sur cette terre où s'est épanouie la prophétie, sur laquelle a été édifié le saint Temple ... Le lien entre le peuple et la terre est "métahistorique", il découle de l'élection des juifs par Dieu et de sa vision de leur destinée en Terre Sainte »
Semblable prétention est cependant rejetée par la grande majorité des juifs, non seulement dans la Diaspora mais aussi dans l'État d'Israël. A ce sujet, une étude du professeur Yehoshua Arieli, de l'Université Hébraïque de Jérusalem, établit une nette distinction entre le lien affectif et historique qui unit le peuple juif à la Terre d'Israël et les droits historiques qu'il a sur ce même pays.
«Ce lien affectif qu'éprouve le peule juif pour la terre d'Israël s'explique avant tout par un fait d'histoire, comme il est aussi un fait spirituel. Il s'agit du lien très particulier existant entre le peuple d'Israël, la terre d'Israël et la religion d'IsraëL Il s'agit d'un lien au caractère intégral et organique... Le pays n'est pas seulement l'ancienne patrie du peuple, l'espace géographique où il a connu son indépendance et créé son patrimoine spirituel, culturel et religieux; mais il est encore la Terre promise dont l'histoire est sainte, et qui est elle-même une terre sainte ... Dans ce contexte, le passé perd sa dimension historique ... pour acquérir une dimension métaphysique . Il n'est point d'aspect de la Halakhah, du Mi- drash et de la liturgie, de la succession des fêtes, qui ne se réfère d'une manière ou de l'autre à la terre ... Lien qui explique en grande partie la survie du peuple dans les différents lieux de son exil . . . Or, voici que ce lien affectif ne cesse pas pour autant de subsister tandis que s'affaiblit
la foi religieuse Le sionisme n'est rien d'autre que la suite directe et l'expression moderne de la tradition juive; mais il traduit ce lien affectif dans un acte et une réalité historiques: il s'agit de réaliser k rédemption du peuple juif »?
Plus loin, le professeur Arieli note que cette attitude mentale à l'égard du pays n'existe que dans la conscience juive:
«Mais alors que le lien historique se rattache au passé et au présent, le droit historique, quant à lui, se rattache au présent sous la forme d'une revendication publique exigeant que ce droit soit reconnu. Et plus loin encore: "L'exigence de droits historiques sur Eretz Israël est en fait adressée à la communauté internationale... Mais c'est précisément le caractère international de la proclamation de ces droits sur la base du principe des droits à la nationalité et à la démocratie, qui doit forcément limiter la matérialisation de ces droits. Un droit est valable, tant qu'il ne se trouve pas confronté par d'autres droits, et tant qu'il ne vient pas léser des droits identiques, valables pour autrui. C'est un fait que le droit de créer un foyer national en &az Israël s'est trouvé en conflit avec des revendications présentées par un droit semblable qui est celui de la population palestinienne ».
Cette analyse met le doigt sur ce qui sous-tend le drame que vit actuellement l'État d'Israël, et explique pour une part l'incompréhension dont il est l'objet comme l'isolement qui est son lot. L'intransigeance des Arabes qui refusent d'accepter Israël et la violence des attaques dont ils ne cessent de l'accabler sont l'autre volet d'une situation qui pèse lourd sur la délégation israëlienne qui a mission de négocier les préliminaires de paix avec les voisins arabes, ne lui laissant qu'une bien faible marge d'action.
Même après la signature du traité de paix avec l'Égypte, le gouvernement d'Israël, dans les négociations subséquentes relatives à l'autonomie des « territoires » de la bande de Gaza et de la Cisjordanie, voit sa liberté d'action singulièrement limitée, pris qu'il est, d'une part entre le refus de coopérer des populations palestiennes et les menaces de l'OLP, et de l'autre entre les anxiétés légitimes de l'opinion israëlienne et les revendications de son aile droite.
Le rabbin Gunther Plaut présentait, l'an dernier, à un groupe de dialogue juif-chrétien de Toronto, l'esquisse éloquente des avatars du concept d'élection?
Or, remarquent ironiquement Clara L. Klauner et joseph F. Schultz dans leur article de la revue Forum:
« tandis que les juifs s'efforçaient de réinterpréter la doctrine biblique, les états-nations modernes incorporaient à leurs nouvelles idéologies l'ancienne opposition à l'élection des juifs ... le concept de race entrait sur la scène de l'histoire. »
L'idéologie du « peuple (Volk) a donné naissance aux mouvements totalitaires. Le pangermanisme et le panslavisme tendirent à déplacer les frontières nationales et à créer un dénominateur commun pour les groupes ethniques. Plus que tout autre élément, c'est l'idée d'élection qui a servi à valider ces mouvements globaux desquels, a priori, les juifs étaient exclus.
«L'idéologie du peuple », avec ses étayages de racisme et ses harmoniques d'élection, faisait partie prenante du programme national socialiste. S'il était besoin d'une preuve supplémentaire de la centralité de la solution finale, il y a la fameuse remarque de Hitler lors d'une conversation avec Herman Rauschnig: « Il ne saurait y avoir deux peuples élus... deux mondes se faisant face! L'homme de Dieu contre le monde de Satan! Le juif est contre-humain; il est l'antihomme (der Gegenmensch, der anti-Mensch). Il est la créature d'un autre Dieu. Il doit avoir poussé d'une autre racine de la nature humaine. »
Et, curieusement,
« tandis qu'il semble constituer le rejet définitif de l'élection des juifs, l'État d'Israël paraît en être aussi l'ultime confirmation, quand bien même celui-ci oscille entre les deux pôles d'unicité et de normalité. »
A une époque où le réveil de l'Islam et le panislamisme influent si profondément sur la conjoncture internationale, j'emprunterai volontiers ma conclusion à celle des auteurs de l'article d'où viennent les dernières citations:
La persistance du concept d'élection, à un âge qui lui est si hostile, indique l'influence persistante de cette idée, non seulement dans l'histoire nue mais également dans la saga des autres nations. Les conséquences lointaines d'une doctrine, théologique à sa base, semblent corroborer l'affirmation de Max Weber, comme quoi, "qu'on le veuille ou non, les conceptions religieuses sont vitales pour la compréhension des dimensions multiples du processus historique". »