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SIDIC Periodical III - 1970/1
La destruction du Temple en 70 (Pages 13 - 20)

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Reconstruire le Temple?
R. J. Zwi Werblowsky

 

Depuis l'établissement de l'Etat d'Israël en 1948, on n'a pas manqué de poser la question de savoir ce que les juifs ont l'intention de faire quant à leur Temple, ce Temple pour la reconstruction duquel ils n'ont cessé de prier avec tant de ferveur depuis bientôt deux mille ans. Nourrissent-ils quelque ambition sérieuse d'ordre religieux à rentrer en possession de la Vieille Ville de Jérusalem, aire du Temple comprise? Se livrent-ils vraiment à des préparatifs en vue de la reprise de l'antique rituel des sacrifices?

Depuis juin 1967, ces questions se font entendre avec une fréquence accrue. La Vieille Ville de Jérusalem est maintenant entre les mains des juifs; et il n'est que naturel qu'on s'enquière de ce qu'ils entendent en faire. On notera au passage que ce genre de question surgit principalement en cercles chrétiens. A la connaissance de l'auteur, le problème n'a été que rarement, s'il l'a jamais été, débattu en milieux juifs ou israéliens, pas même au cours de rassemblements ou de conférences rabbiniques. Certains rabbins, il est vrai, ont recommandé une étude plus poussée des sections du Talmud qui traitent de la réglementation des rites sacerdotaux et sacrificiels dans le Temple; mais un examen attentif des circonstances dans lesquelles ces recommandations ont été faites donne à penser que, bien loin de se présenter comme des plans d'activistes en mal d'intervention, elles émanent plutôt d'un piétisme en attente d'un avènement messianique laissé à l'initiative divine, et simplement soucieux d'être prêt quand viendrait l'heure de Dieu.

Fait curieux, les quelques rares appels qui se font entendre deci delà, aujourd'hui, en faveur de la reconstruction du Temple sur son ancien site parviennent plutôt des cercles nationalistes extrémistes que du côté religieux et rabbinique. Tandis que les premiers semblent s'enthousiasmer à l'idée d'un Temple qui annulerait symboliquement la parenthèse discordante d'exil et de déracinement dans l'histoire juive, et remettrait l'existence juive contemporaine en continuité directe et manifeste avec l'époque du roi David et celle des Maccabées, les dirigeants rabbiniques, eux, paraissent plus hésitants, et leurs hésitations n'étonneront que ceux qui n'ont de la tradition juive qu'une connaissance fragmentaire.

Le fait que ces questions soient posées principalement par les chrétiens implique qu'elles le sont avec une bonne dose d'ignorance et de préjugés. Le préjugé, souvent, se révèle dans la motivation même de la question. Il y a incontestablement quelque chose de légitime dans l'intérêt que manifestent les chrétiens et les autres envers la crise spirituelle dans laquelle se trouve présentement Israël, et envers la nature de la situation religieuse créée par la renaissance nationale. Le rituel de la Synagogue, et plus particulièrement la liturgie des fêtes, manifestent abondamment la puissante espérance de la restauration du Temple dans sa gloire. C'est un fait, la prière est parfois présentée comme n'étant qu'un « substitut » du culte plénier et plus parfait qui se pratiquait dans le Temple. Ceci étant, il est naturel de poser la question de savoir si les juifs continuent à considérer actuellement comme essentielles pour eux ces aspirations véhiculées par les âges.

Toutefois il n'est pas difficile de distinguer, se profilant en marge de cet intérêt tout à fait légitime, d'autres motivations qui le sont moins. On est au fond persuadé que les juifs méditent un noir projet — projet dont la réalisation constituerait la plus grave des offenses envers les Musulmans du monde entier — celui de faire sauter le Haram-esh-Sharif (qu'on appelle « Mosquée d'Omar ») pour reconstruire leur Temple, et l'on estime en conséquence qu'ils ne sauraient en aucune manière être crédités du gardiennage des Lieux Saints.

Bien que le présent article ait pour but principal de fournir au lecteur intéressé par la question les données rabbiniques de base, il semble opportun de faire précéder celles-ci de quelques considérations d'ordre plus général.

* * *

Il faut, semble-t-il, considérer les choses à trois niveaux différents. Il y a tout d'abord le plan politique et social. Un quelconque programme élaboré en vue de la reprise du culte sacerdotal dans le Temple aurait-il, à l'heure actuelle, quelques chances d'être réalisable; et cela, compte tenu non seulement des réactions qu'il susciterait en dehors d'Israël, mais aussi des attitudes mentales de beaucoup de juifs israéliens (en accord sur ce point avec ceux d'Europe et d'Amérique) vis-à-vis du rituel des sacrifices?

En second lieu se pose, sous un aspect plus spécifiquement religieux et psychologique, la question de savoir quelle serait la position adoptée, non par la judaïcité en général, mais par les juifs religieux en particulier. Les sacrifices et le rituel sacerdotal exercent-ils encore sur leur sensibilité une certaine attirance? Le culte du Temple représente-t-il à leurs yeux un idéal religieux dont la poursuite est souhaitable? Il y a enfin le troisième niveau, celui de la halakhah, de la loi rabbinique-talmudique: comment cette dernière envisage-t-elle le problème?

Un large secteur du judaïsme israélien, certains diraient même le plus important en nombre, n'est pas religieux au sens orthodoxe, rabbinique du terme. De ce large secteur, une fraction est nettement anti-religieuse. Les partis religieux avaient le plus grand mal à faire respecter le minimum d'exigences dont ils réclament l'accomplissement; ainsi en est-il, par exemple, de l'observance publique du Sabbat ou de l'éducation religieuse des enfants immigrants. Les partis religieux ont, ces dernières années, considérablement renforcé l'opposition, en partie — il serait injuste de dire uniquement — par une adroite exploitation de l'équilibre précaire de la coalition gouvernementale. Il reste que bon nombre des efforts déployés en vue de conserver un caractère religieux traditionnel à la vie publique sont accueillis avec impatience par une partie de la population, qui y voit totalitarisme rabbinique, tyrannie orthodoxe, cléricalisme et obscurantisme médiéval.

A supposer que les partis religieux et les rabbins se mettent d'accord pour décider que le rituel des sacrifices doit être remis en vigueur —et nous verrons dans les paragraphes suivants qu'ils sont bien loin d'en arriver là — le passage du désir à la réalité ne pourrait se faire qu'en surmontant les plus extrêmes difficultés. Et cela, non seulement parce que les Israéliens ont trop de bon sens pour aller provoquer le fanatisme musulman, et encourir la désapprobation du monde civilisé en violant l'un des sanctuaires les plus sacrés de l'Islam; mais aussi parce que beaucoup d'entre eux s'opposeraient, au simple plan des principes, à des innovations de ce genre, inspirées par un « atavisme » auquel ils sont réfractaires.

Par ailleurs, il semble bien que les groupes qui sont, ici, en faveur de la reconstruction du Temple, le sont pour des raisons nationalistes plutôt que proprement religieuses.

Manque d'enthousiasme...

Nous n'avons pu jusqu'ici livrer que les impressions, sans échapper au caractère nécessairement vague que présentent toujours les résultats d'un sondage général de l'opinion. Il en va tout autrement, quand on mène l'enquête précisément auprès de ces milieux religieux, dont on peut escompter qu'ils nourrissent effectivement des projets concernant le Temple et les sacrifices. Dans cet ordre d'idées, on pourrait tout d'abord citer un fait historique: depuis la cessation des sacrifices en l'an 70 de l'ère chrétienne, il semble que les juifs aient perdu, lentement mais sûrement, ce contact intime et vital qu'ils entretenaient avec le rituel du culte. Au 4e siècle, l'empereur Julien (surnommé « l'Apostat » par ses ennemis) offrit de reconstruire le Temple. Ce qu'il y a de plus remarquable dans cette histoire, c'est le silence que les juifs, semble-t-il apportèrent pour toute réponse. Ce manque d'enthousiasme peut, il est vrai, s'expliquer par le complet épuisement dans lequel se trouvait alors le peuple juif à la suite d'une série de guerres atroces, de soulèvements avortés et de persécutions violentes. En fait, pendant plusieurs siècles encore, l'espérance que « Dieu, demain, pourrait rebâtir le Sanctuaire » est restée vivace. Que l'on se réfère pour s'en rendre compte, aux discussions menées par les rabbins, avec toute la science et l'ingéniosité dont ils étaient capables, sur les minuties du rituel.

...en dépit du passé.

Toute une section de la Mishnah, avec la Gemara babylonienne correspondante, est consacrée au sujet. Les résultats de ces controverses talmudiques se trouvent incorporés dans le livre neuvième (Avodah) du célèbre code de Moïse Maïmonide (auquel on se référera désormais sous le sigle Cod. Maim.). Il n'est pas un détail qui soit négligé dans cette oeuvre monumentale: relevé des mensurations prescrites et tracé architectural du Sanctuaire avec ses divers bâtiments, parvis, colonnades et salles; fidèle inventaire descriptif des autels et des vases sacrés, des vêtements sacerdotaux etde différents accessoires du culte; règlements concernant l'aptitude ou l'inaptitude des prêtres et des lévites à leurs ministères respectifs; règles concernant l'accès aux différents parvis du Temple; règles spécifiant quels animaux on doit, et quels animaux on ne doit pas, offrir en sacrifice; cérémonial et rubriques détaillées des sacrifices publics et privés, des offrandes et autres actions liturgiques dans toute leur variété.

La liturgie post-exilique marque une tendance à donner une place centrale à la mémoire du culte tel qu'on le pratiquait au Temple, et à la prière pour la restauration. De fait la Amidah, prière que l'on récite quotidiennement de nos jours encore, comporte une demande très concrète en ce sens. A Celui qui rétablira sa Présence en Sion, on s'adresse en ces termes:
« Accueille Israël ton peuple et sa prière. Restaure le Service du Culte dans le Sanctuaire de ta Maison. Puisses-tu recevoir d'Israél avec amour et bienveillance, en même temps que sa prière, la fumée de ses sacrifices ».

La liturgie des jours de fête laisse échapper une plainte lorsqu'elle rappelle aux fidèles que:
« Exilés de notre terre en conséquence de nos péchés et chassés loin de notre pays, nous sommes, par le fait même, dans l'impossibilité d'aller nous présenter et nous prosterner devant Toi et de remplir nos obligations dans la Maison que Tu as choisie, ce grand et saint Temple où résidait ton Nom ».

La prière pour la rédemption procède logiquement en sens inverse pour atteindre son apogée dans une demande de reconstruction du Temple et de restauration du culte:
« Daigne vouloir... dans ton abondante miséricorde, avoir de nouveau pitié de nous et de ton Sanctuaire. Puisses-tu, dans un temps tout proche, le rebâtir et le faire resplendir dans sa gloire. Notre Père et notre Roi, fais sans tarder rayonner sur nous la gloire de ton Royaume... Ramène auprès de Toi ceux d'entre nous qui sont dispersés parmi les nations. Rassemble, des extrémités de la terre, nos exilés.

Fais-nous revenir dans l'exultation à Sion, la cité qui est tienne; et, dans une joie qui n'aura jamais de fin, à Jérusalem, le lieu de ton Sanctuaire. Ainsi nous retrouverons la possibilité d'accomplir en ta Présence les sacrifices que Tu as rendus obligatoires pour nous, les offrandes perpétuelles comme elles ont été ordonnées, et les offrandes supplémentaires comme elles ont été prescrites ».

Mais tout ceci, pour vrai qu'il soit, ne peut nous masquer le fait qu'au cours des siècles, ainsi que nous le constations plus haut, le contact le plus intime et vital avec le Temple et ses sacrifices a bel et bien été perdu. Le rituel juif date pour une grande part de la période immédiatement postérieure à la destruction du Temple. Il en est de même pour la Mishnah. Maïmonide s'est borné à codifier les données éparpillées sur le sujet à travers la littérature talmudique, avec le simple souci de pallier à l'absence de systématisation qui caractérise cette dernière. On sait par ailleurs que Maïmonide, dans son oeuvre philosophique intitulée Le guide des égarés, a tenu, sur le même sujet, des propos si surprenants que les prendre au sérieux équivaudrait à déclarer surannés bon nombre des articles de son Code. Maïmonide se présente en fin de compte comme un représentant médiéval tardif d'une tendance qui remonte très loin dans la pensée juive et qui, quelque peu gênée par ce que les formes extérieures de culte peuvent présenter de par trop « grossier » et de « matériel », s'est efforcée de les réinterpréter en les « spiritualisant ».

A cette ligne de pensée, où l'on est enclin à chercher une signification « spirituelle » au Temple et au culte sacrificiel, s'en oppose une autre, par bien des manières plus authentiquement traditionnelle --disons tout au moins plus populaire —, laquelle met l'accent sur le réalisme. Pour elle, c'est en tant que lieu de la presentia realis de Dieu au milieu d'Israël que le Temple trouve sa signification la plus haute. Quant au rituel sacerdotal, on le considère ici comme possédant d'irremplaçables vertus expiatoires de nature sacramentelle.

Dans le judaïsme moderne.

Dans le judaïsme moderne, la tension est parvenue à un point critique. Beaucoup de groupes non orthodoxes (quelle que soit leur dénomination: libéraux, réformés, progressistes ou autres) ont banni du livre officiel de prières toute phrase qui pourrait se rapporter à une restauration future de l'institution sacrificielle. Pouvaient-ils honnêtement continuer à prier pour quelque chose dont ils proclamaient ouvertement ne pas désirer voir la réapparition? Evidemment non. Entrait dans cette franchise un aveu d'impuissance à jouer l'habituelle comédie théologique, qui consiste à maintenir coûte que coûte l'emploi d'un vocabulaire religieux donné en le soumettant aux procédés d'une exégèse allégorique ou symbolique, laquelle ne réussit en réalité qu'à évacuer le sens littéral qu'elle prétend expliquer.

Plus intéressant encore est le fait que beaucoup de juifs orthodoxes, quand on les pousse dans leurs derniers retranchements, en viennent à admettre qu'il leur est bien difficile d'exprimer leur point de vue en la matière. La plupart restent fortement attachés aux formules liturgiques traditionnelles, entretiennent les antiques espérances en ce qui concerne la réédification du Temple, et affirment leur foi en la restauration future du culte sacrificiel. Leurs arguments sont de nature purement dogmatique: le rituel du Temple est partie intégrante de la Loi divine telle qu'elle est révélée dans la Torah et exposée dans le Talmud. Ne faut-il pas qu'à la plénitude des temps, la Loi soit observée elle aussi en sa plénitude? D'autres admettent franchement que la venue du Messie s'accompagnera du don à l'humanité d'un « coeur nouveau », autrement dit d'une sensibilité religieuse différente, grâce à laquelle on se trouvera situé, par rapport à la signification du culte sacrificiel, dans une relation nouvelle et plus vitale (...).

Il y a folie téméraire, en vérité, à dogmatiser sur ce qui est, ou n'est pas, une attitude authentiquement juive à propos du Temple et du rituel des sacrifices. Tout ce que nous pouvons faire est de constater le fait brut qu'aux yeux de beaucoup de juifs, la. Synagogue éclipse la signification du Temple, que la prière liturgique et l'observance des commandements traditionnels l'emportent sur l'idée d'un culte sacrificiel, et que le Korban (sacrifice, littéralement: « rapprochement ») d'animaux a cessé d'être la méthode la plus adéquate quand on veut se rendre soi-même et rendre l'univers plus proche de Dieu (...).

* * *

Prenons maintenant un cas limite. Supposons qu'aucune difficulté politique ne s'oppose à la reconstruction du Temple, que les juifs non orthodoxes n'aient pas d'objection à soulever, que les juifs religieux le désirent vraiment, que les rabbins orthodoxes, enfin, donnent le feu vert pour la réalisation d'un projet en vue duquel on n'a pas cessé de prier dans le judaïsme depuis bientôt deux mille ans. Comment les choses se passeraient-elles?

Les données rabbiniques de base:

On a parlé plus haut de l'attitude de réserve et de l'hésitation qui caractérise le judaïsme en la matière. Après la destruction du deuxième Temple, la légende populaire et rabbinique (Aggadah) s'est mise à broder avec une imagination luxuriante sur les promesses et les clichés prophétiques de la gloire future; elle prodigue les détails dans les descriptions qu'elle fait des miracles qui doivent accompagner la rédemption finale, lorsque Dieu lui-même reconstruira le Nouveau Temple, tout de feu celui-là. A la différence des deux premiers Temples faits de mains d'homme, et qui, pour cela, furent aussi détruits par les hommes, le troisième Sanctuaire, lui, sera éternel, parce que bâti par Dieu. Dans la mesure où ces données aggadiques ont quelque support dans la halakhah (c'est-à-dire la Loi), elles tendent à contester la légitimité de l'action humaine en ce domaine. N'y aurait-il pas présomption de la part de l'homme à prendre des initiatives dans un domaine qui relève de l'opération propre de Dieu; présomption particulièrement lourde de conséquences, si l'onpense que la qualité du Nouveau Temple et ses garanties de stabilité dépendront précisément du fait que Dieu lui-même en aura été directement l'auteur? Si le nouvel autel doit descendre miraculeusement du ciel, n'y aurait-il pas arrogance impie de la part de l'homme à procéder lui-même à son érection?

La question a fait l'objet d'une discussion au 19e siècle, au cours d'un échange d'opinions entre le grand rabbin Nathan Adler et le rabbin allemand Tsevi Hirsch Kalischer. En fait, le rabbin Kalischer fut la seule autorité rabbinique qui ait jamais soulevé sérieusement la question du Temple et des sacrifices. On peut trouver la plupart des arguments halachiques pour ou contre en la matière, dans les écrits de ce dernier, ainsi que dans les répliques de ceux qui étaient en désaccord avec lui, c'est-à-dire... pratiquement tous ses collègues. (Cf. R. Tsevi Hirsch Kalischer, Derishath Zion et R. David Friedman de Karlin, She'eloth David).

Topographie

Mais supposons écartée cette objection qui relève plutôt de l'apocalyptique que du domaine précis de la halakhah, une autre se présente immédiatement: les mensurations exactes et les détails topographiques du Temple, de ses parvis, colonnades, autels, etc... se trouvent bien dans le Talmud et, méthodiquement rangés, dans le Cod. Maim.; il n'en reste pas moins, que leur interprétation précise est très aléatoire, trop incertaine pour permettre la reconstruction du Temple. A cela Kalischer répond que, si les sacrifices doivent obligatoirement être offerts sur le site traditionnel du Temple — c'est le point final mis à l'antique rivalité du Sanctuaire de Jérusalem et des « Hauts-Lieux » —, l'existence actuelle des bâtiments du Temple et de ses autels n'en est pas pour autant requise. De fait, Maïmonide, dans son Code (Beth ha-Behirah vi. 15) décrète que les sacrifices peuvent être offerts même en l'absence du Temple. La connaissance et, à plus forte raison, la possession (ou, tout au moins, l'accès) du site est condition suffisante pour l'accomplissement du rituel.

Pureté rituelle

Mais voilà qu'une nouvelle difficulté surgit. L'aire du Temple ne peut être abordée que par qui est en état de pureté lévitique. En cas de souillure rituelle sérieuse — et l'on considère que personne n'y échappe aujourd'hui: qui, pratiquement, n'a pas été à un moment ou à un autre mis en contact avec un cadavre ou amené à visiter un cimetière? — la cérémonie de purification comporte une aspersion avec de l'eau contenant les cendres d'une vache rousse (cf. Nb 19). Ce rite est tombé en désuétude et ne pourrait que difficilement être pratiqué de nouveau aujourd'hui; ceci, avant tout, pour des raisons légales dont on mentionnera ci-dessous un certain nombre. On sait que les juifs orthodoxes ne mettent jamais les pieds sur l'esplanade du Temple, et qu'ils ne profitent jamais de permissions accordées par les autorités musulmanes aux touristes infidèles — juifs compris — de pénétrer sous le dôme du Haram-eshSharif . Cela les mettrait en état de péché mortel. Bref, à parler en termes de halakhah, le site est inaccessible. Lorsque les juifs viennent prier, ils s'arrêtent devant ce qu'on appelait le « Mur des Lamentations » (mur extérieur de l'esplanade du Temple).

Il s'est trouvé quelques autorités pour contester ces interdictions, Rabad de Posquières, par exemple, l'adversaire de Maïmonide (cf. Cod. Maim., Beth ha-Behirah vi. 14, et la glose de Rabad ad. loc.). Dans leur opinion, le lieu a perdu tout caractère sacré lors de la destruction du Temple; par conséquent, les interdictions attachées aux impuretés rituelles ne sont plus en vigueur. Plus exactement: la dédicace du Temple ne conférait au Temple et à son site un caractère sacré que pour la période durant laquelle ce Temple serait debout. Aucun obstacle d'ordre légal n'empêche donc l'accès du site. Quand Dieu reconstruira le troisième Temple, alors, il le réinvestira d'une sainteté nouvelle et, cette fois-ci, éternelle. Maïmonide, lui, tient que la dédicace du deuxième Temple a investi le site d'un ineffaçable caractère de sainteté, dont la violation constituerait un péché mortel.

Cependant, en adoptant le point de vue de Rabad, on ne fait que déplacer la difficulté. On se trouve d'office devant une autre série de problèmes à résoudre. Il faut savoir, en effet, que la pureté lévitique se présente comme condition sine qua non non seulement de l'accès du Temple —si nous avons, avec Rabad, passé outre à cette difficulté, ce n'est que pour pouvoir pousser plus loin notre argumentation —, mais aussi de quelque fonction lévitique ou sacerdotale que ce soit. Il faudrait donc normalement en conclure que personne n'est en mesure d'offrir un sacrifice ou d'accomplir aucun des rites prescrits. Kalischer a proposé qu'on pare à cette dernière difficulté en recourant à un principe talmudique qui, se fondant sur la distinction entre sacrifices publics d'une part (offrandes quotidiennes par le feu et le matin et le soir, offrandes de jours de fête, etc...) et sacrifices privés d'autre part, suspend les règles de pureté rituelle en ce qui concerne les premiers. Ainsi, pour ce qui est des sacrifices publics prescrits, les prêtres pourraient, même en état d'impureté, accomplir leur ministère, et, pareillement, les Israélites pénétrer dans les parvis du Temple.

Collectes pour les sacrifices

Une fois de plus, concédons le point, mais on n'est pas encore au bout du compte. Ces sacrifices publics supposent des collectes préalables de fonds. Ces collectes sont, à leur tour soumises à une réglementation; et cette réglementation est, elle aussi, dans l'état actuel des choses, impossible à observer. On ne voit plus ici qu'un seul sacrifice susceptible de franchir exceptionnellement ce dernier obstacle, l'offrande de l'Agneau pascal. En effet, il s'agit là d'un sacrifice qui, pour être public, présente cependant cette particularité d'être fourni par chaque famille séparément, c'est-à-dire de manière privée. Il apparaîtrait ainsi que toute la controverse, en dernier ressort, tourne autour d'un seul sacrifice dans le cycle annuel.

Vêtements sacerdotaux

Il faut noter aussi que les données du problème seraient incomplètes, si on ne prenait pas en considération les descriptions des vêtements sacerdotaux, telles qu'elles sont fournies dans Ex 28 et élaborées dans le Talmud. Pour tout un ensemble de raisons, dont l'une est l'ignorance dans laquelle nous nous trouvons touchant à la nature exacte des matériaux, couleurs, etc... mentionnées, nous nous trouverions dans l'impossibilité de confectionner ces vêtements sans lesquels les prêtres ne sont pas habilités à exercer leurs fonctions. On pourrait alléguer que si le rituel, de fait, requiert les vêtements en question, il ne les exige pas à titre de condition sine qua non.

Sacerdoce

Nous n'avons pas encore parlé, jusqu'à présent, d'un autre problème, de poids lui aussi, celui du statut du sacerdoce lui-même. D'après la halakhah, les rites ne peuvent être accomplis validement que par « les prêtres, les fils d'Aaron ». On dira, en se plaçant sur un terrain strictement historique, que cela n'a peut-être jamais existé. Mais là n'est pas la question. Ce qui importe ici, ce ne sont pas les opinions critiques actuellement en cours sur l'origine du sacerdoce israélite, mais les idées rabbiniques traditionnelles sur la question.

Selon la vie orthodoxe traditionnelle, il doit y avoir une lignée ininterrompue en descendance directe, une succession non pas seulement apostolique, mais quasi-« biologique ». Or celle-ci a été, d'une manière ou d'une autre, perdue de vue aux premiers siècles de l'ère chrétienne. Il y a certes encore, dans beaucoup de familles, des traditions sacerdotales, lesquelles sont reconnues jusqu'à nos jours, ratifiées même par le cérémonial de la Synagogue et la bénédiction sacerdotale qu'il comporte.

Mais ces traditions ne satisfont pas les conditions d'évidence requises pour habiliter les ministres à l'accomplissement valable des fonctions rituelles sacrificielles. Bien entendu, il s'en trouve qui sont de l'avis opposé, et qui s'efforcent de démontrer que le crédit implicitement accordé par la Synagogue à l'authenticité des traditions familiales en question, dans le déroulement de son cérémonial, pourrait très bien être étendu au Temple(...).

Conclusions.

Une conclusion paraît émerger de toute cette subtilité juridique. Le culte sacrificiel, même parmi les orthodoxes, ne joue actuellement nul rôle majeur ni dynamique dans les aspirations religieuses juives. Il n'est ni le terme d'un désir consumant, ni l'idéal qui sert de source d'inspiration. Il ne se présente certainement pas comme la grande vision dont la réalisation servirait de couronnement à la réussite militaire et politique de l'Etat d'Israël.

On pourrait certes attendre plus d'élan et d'enthousiasme en un domaine si lourd de signification dans la Bible et la liturgie! En fait, d'enthousiasme, point; mais au contraire une lenteur pleine d'hésitation, qui trouve son expression dans une argumentation juridique très subtile, dont les efforts visent à laisser la question en suspens jusqu'à ce que Dieu lui-même, ou son Messie, veuille intervenir. On ne peut s'empêcher de penser que c'est là la manière dont un groupe traite, non pas ce qui est le coeur et le centre de sa vie religieuse, mais plutôt ce qui semble être pour lui thèmes marginaux et secondaires. On est ici dans un mode de penser bien proche de celui où le psychologue flaire la rationalisation et les symptômes des attitudes dites volitionnelles, plutôt que des raisons authentiques.

Mais il est clair que la pensée de la halakhah, et c'est le moins qu'on puisse dire, n'est pas précisément encourageante quand il s'agit de la reconstruction du Temple et de la reprise du rituel sacrificiel. Le rabbinat orthodoxe se retranche dans une attitude d'extrême réserve. Les libéraux sont ouvertement hostiles. Les textes bibliques, aggadiques ou liturgiques peuvent bien avoir conservé une signification, et leur imagerie est capable de fournir à la conscience historique l'expression symbolique dont elle a besoin pour joindre l'image d'un âge d'or passé à la vision d'un futur messianique; il reste que, dès qu'on se place sur le plan de ce qui est pratiquement réalisable, le rituel des sacrifices paraît bien avoir cessé d'être, de nos jours, central et dynamique dans les aspirations juives.

De nos jours disons-nous, peut-être faut-il accentuer la note provisoire que rend cette situation. Si l'historien des religions doit s'interdire de faire des prédictions, il garde la liberté d'essayer de deviner les options et les possibilités de l'avenir. Le fait que la Vieille Ville de Jérusalem, aire du Temple comprise, se trouve maintenant à l'intérieur du territoire administré par l'Etat souverain d'Israël, a créé une situation si inédite et si inattendue que la conscience religieuse — conservatrice comme elle l'est toujours, avec le regard habituellement tourné vers le passé — n'a pas encore eu le temps d'opérer sa réadaptation par rapport à elle, ni de mesurer toutes les implications dont elle est riche.

On peut penser que la nouvelle situation porte en elle de quoi libérer de nouvelles sources d'enthousiasme et de quoi imprimer aux sensibilités religieuse et nationale une orientation nouvelle. Peut-être en résultera-t-il une nouvelle relation envers le Temple en tant que centre symbolique d'Israël, mais sans associer l'idée du Temple à celle du culte sacrificiel. Mais ce n'est pas à l'historien analyste de jouer le prophète. Il reste que pour un nombre très considérable de juifs, la réapparition d'un désir de restauration du Temple et de son rituel constituerait à l'heure actuelle un phénomène plus surprenant encore que la situation récemment créée par la victoire militaire d'Israël.



(Extrait des Cahiers St Isaïe 4/68, avec la permission de la rédaction et de l'auteur. Les sous-titres sont de notre rédaction.)

 

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