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Le Bon Père et ses deux fils - Une lecture de la parabole que peut faire un chrétien de nos jours
M. Hélène Fournier
Un homme avait deux fils... (Lc 1511)
L'Ecriture est riche en querelles de frères consanguins: Caïn et Aabel, Isaac et Ismaël. et de soeurs aussi: Rachel et Léa, Marthe et Marie ... Le midrash juif prolongé en lecture chrétienne tente de retrouver, par delà les brisures, quel est le projet du Père sur ses filles et ses fils séparés ... Cette relecture nous propose plusieurs modèles de rencontres qui invitent à réfléchir.
Joseph retrouve ses frères, après une longue et tragique absence (Gri 45,15). Esaù et Jacob, dès le sein de leur mère, se heurtent durement et ne se retrouvent pour l'accolade qu'au gué de Yabbok, devenu Peule' (Gn 33,3). L'aine et le fils-de-retour, dans le récit rapporté par St Luc, sont invités à participer ensemble à la fête des ietrouvailles (Lc 15,11).
Dans les trois cas, il s'agit de difficultés sérieuses entre un premier-né et un puîné, contestation du droit d'aînesse ou rivalité par rapport aux dons du Père, dont la présence/absence est essentielle au dénouement. Pourquoi deux? Eternelle question, et différence nécessaire qui enrichit la façon d'appréhender l'Unique et sa Vérité, pour témoigner valablement de sa Gloire. Ces récits de retrouvailles entre frères, qui se sont fait mal, montrent plusieurs façons de mener la réconciliation:
— prendre la route l'un vers l'autre, pour se parler, en vis-à-vis...
— parler ensemble du Père, qui reste le lien d'origine et le fondement de la ressemblance. Son souvenir en appelle à la fraternité: «Comment va notre Père?»
— ou encore: tenter de se reconnaître en évoquant les grands ancêtres communs... fils de David ... fils d'Abraham ...» (Mt 1,1), à travers l'autre Frère qui aide à la rencontre.
Evoquons-le, au centre de ce triptyque, ce Frère qui est venu réconcilier les juifs et les nations, le juif central, mon frère» (M. Buber). Jésus, au milieu de nos divisions. toujours écartelé le Fils et l'Envoyé du Père, « aîné d'une multitude de frères » (Rm 8,29). Notre frère aux uns et aux autres, juifs et chrétiens (qui vient de « Christ ») — et chacun doit le faire découvrir à l'autre... Miroir où nous reconnaître: fils de la maison ou fils adoptifs participant au même amour surprenant Il y a là un mystère du Fils, qui peut devenir le mystère des frères.
Joseph. après les avoir mis à l'épreuve, «embrasse ses frères». Il nous semblait l'avoir reconnu quand le pape Jean XXIII ouvrit les bras à ses hôtes juifs pour s'écrier: .Je suis Joseph votre frère», et cette parole nous avait touchés.
N'était-ce pas, après des siècles de rupture, des retrouvailles historiques, les premières au-delà du calvaire de Jésus..., les premières depuis le golgotha d'Auschwitz...
Un ami juif avouait que /a parole du pape avait atteint tout autrement ses frères habitués à scruter la Torah, et elle n'était que trop vraie. Pour les juifs, Joseph, le pape, avait pris l'apparence du pharaon, tyran devant qui se prosternent les peuples, au point que ses frères ne l'ont pas reconnu.
Cette relecture révèle un profond décalage entre nous: la mise à jour de l'Eglise lui fera-t-elle retrouver, à l'égard du peuple juif, son vrai visage « chrétien»? D'une part, le christianisme porte le nom du crucifié; d'autre part, il est perçu avec le masque pharaonique, par ce peuple messianique humilié et persécuté qui assume durement sa destinée de serviteur de Dieu. Au seuil de la rencontre, pour nous chrétiens. la seule vraie question à poser à nos frères juifs est toujours: « Comment va le Père? »
L'histoire de nos relations ressemble encore au face à face avec Jacob (ou au corps à corps avec lui?) engagé par Esaü au rendez-vous du Vabbok: « courant à sa rencontre, pour le serrer ». Le verbe hébreu a plusieurs sens qui ont été relevés par le midrash juif: opprimer, attaquer, causer du dommage, et enfin s'approcher, aborder..., l'expression est donc ambiguë. De fait, nous avons parcouru toutes ces étapes, sans en oublier aucune! Ne serait-il pas temps d'aborder non pas encore la dernière, celle de l'accolade messianique qui rouvre la relation au Père, mais au moins celte de rapproche mutuelle.
« Un homme avait deux fils... »? Comme l'héritier et son frère-de-retour, qu'évoque la parabole de Jésus, nous sommes bien invités tous deux par le Père à entrer dans la fête parce que son fils était mort, et il est ressuscité, parce que notre frère était perdu, et il est retrouvé...
Aujourd'hui, sur notre planète déchirée, l'urgence de préparer en commun la possibilité de répondre à l'invitation du Père n'est en rien diminuée depuis que ces paroles ont été prononcées. L'histoire dira ce que nous avons tenté pour hâter cette rencontre.