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Quelques composantes de la culture actuelle
Robert Coffy
Quelques composantes de la culture actuelle
Précisons d'abord que nous entendons par culture: l'image que l'homme a de lui-même, la manière dont il vit ses relations aux autres hommes et conçoit la société, les rapports concrets qu'il a avec le monde (la nature), et sa conception de l'histoire. La culture est la manière dont l'homme interprète le monde et vit consciemment ou inconsciemment sa situation dans le monde.
Nous ne retiendrons de la culture actuelle que quatre composantes.
1. Rupture de l'unité religion-société.
C'est un aspect de la sécularisation souvent analysé. Depuis les origines de l'humanité (du moins les origines de l'histoire), toutes les sociétés étaient religieuses. La stabilité de la société, l'ordre social se fondaient sur la religion. Les dieux étaient les dieux fondateurs et protecteurs de la cité et la cité leur rendait un culte officiel et public. La religion « était le principe vital dela société » (P. Berger), elle en était le centre et la fin. Il en résultait que ni la société ni les gouvernements n'avaient à être justifiés: un état n'avait pas à fournir la preuve de sa compétence et de son efficacité; il allait de soi comme la société allait de soi et le tout avait un sens (1).
En rattachant les structures sociales à un ordre divin, la religion non seulement masquait leur fragilité, mais encore leur donnait une signification: elles étaient manifestation de la volonté divine.
En tant qu'organisation humaine, la société apportait à l'homme ce dont il avait besoin pour vivre. En tant que manifestation de la volonté divine, elle répondait aux questions métaphysiques que se posait l'homme. Malgré les guerres, les épidémies, les famines, l'homme connaissait un certain épanouissement. Il vivait dans une certaine sécurité parce que le monde était cohérent: il avait un sens. S'il n'avait pas, comme aujourd'hui, une sécurité contre les fléaux de la nature, il avait une sécurité qu'on pourrait qualifier de « morale ou de spirituelle ».
Une telle affirmation mériterait beaucoup de nuances. Il ne faudrait pas, en effet, en conclure que la situation était idyllique: on sait que bien des courants de pensée ont exprimé leur pessimisme. On peut également se demander (et on l'a fait) si l'insécurité matérielle ne conduisait pas l'homme à rechercher une sécurité dans la religion. Ce que nous voulons souligner dans ce raccourci, c'est la cohérence dans l'interprétation que l'homme donnait du monde, cohérence qui ne semble plus exister aujourd'hui. Nous sommes dans un contexte culturel différent et nous devons en prendre une conscience claire.
Le christianisme a dénoncé cette conception religieuse de la société et, à ce sujet, on trouve dans l'Écriture Sainte et dans l'histoire de l'Église primitive l'amorce du processus de « sécularisation » de la société. (C'est l'avis de certains auteurs qui étudient la sécularisation). Il reste vrai, cependant, que l'Église — au cours des siècles passés — a vécu sur un mode original, très particulier, une situation analogue à celle de la société religieuse païenne. « La chrétienté » avec la distinction des pouvoirs, leur subordination, la poursuite d'une fin dernière commune, présente une réalisation historique des rapports Église-monde valable pour l'époque. L'Église y exerçait sa mission de façon adaptée à la culture du temps: une vision religieuse du monde et de l'histoire.
Malgré les rivalités et les luttes entre l'Église et l'État, dont l'histoire est remplie, une harmonie existait. La société justifiait la présence du christianisme qui était religion officielle, le christianisme justifiait la société.
Cette harmonie est aujourd'hui rompue, et nous assistons à la finale du processus de sécularisation de la société. Progressivement, la société s'est affranchie de la tutelle de l'Église d'abord,de toute religion ensuite. Sans nier Dieu, elle le met entre parenthèses; sans combattre la religion, elle agit comme si elle n'existait pas pour elle, la renvoyant à la liberté de chacun (Privatisation).
C'est là l'interprétation que volontiers on donne de la sécularisation. On doit critiquer cette interprétation. Il faudrait, semble-t-il, distinguer deux plans:
a) Que la société soit « profane », c'est un fait: son organisation n'est plus justifiée par la religion; tout État doit se justifier par ses réalisations. Que la société déclare son incompétence en matière religieuse, c'est également un fait que nous reconnaissons et que nous enregistrons comme un progrès.
b) Il reste que le phénomène religieux est un phénomène collectif que l'État, chargé de procurer le bien commun, ne peut ignorer.
2. « Désenchantement » du monde.
Le mot est de M. Weber. Il exprime ce que nous appelons la désacralisation de l'univers. C'est l'autre aspect de la sécularisation, également très étudié.
« Le monde est désenchanté non seulement en ce sens qu'il n'est plus conçu comme habité par des esprits, des forces mystérieuses, mais en ce sens encore qu'il n'est plus directement épiphanique: le monde est le monde de l'homme. Il n'est plus une parole de Dieu que l'homme tente de déchiffrer. Il est un chantier qu'il exploite.
« De plus, parce que la sécularisation le conduit à une plus vive conscience de sa responsabilité du monde, l'homme moderne est plus sensible qu'autrefois au mal qu'il y a dans l'univers. Il pense assez volontiers qu'il y a trop de mal dans le monde pour qu'on puisse y trouver les traces de Dieu ».
Le monde est désenchanté, il est aussi « dédivinisé ». Il n'y a pas un arrière-monde qui serait le monde réel dont le nôtre serait une manifestation. Il y a seulement notre univers qui est un vaste chantier offert aux investigations scientifiques et aux transformations techniques de l'homme. Il est le monde de l'homme et rien que cela. « Par suite de la recherche scientifique et de la planification technique de l'homme, les causes secondes sont devenues autonomes et prédominantes. On assiste en quelque sorte à une révolte des moyens: les causae secundae, les simples causes secondes, étudiées, pénétrées et souvent même produites par les hommes ne permettent plus de reconnaître la causa prima, la cause première, Dieu lui-même... Le monde divinisé s'est transformé en monde hominisé, le monde de Dieu est devenu le monde de l'homme » (ZAHRNT, Dieu ne peut mourir, p. 31). Quand les Athéniens religieux entendirent saint Paul leur parler, ils partirent au moment où il leur annonçait la résurrection. On peut se demander si les hommes d'aujourd'hui ne partiraient pas à l'écoute de la première partie du discours de saint Paul aux Athéniens.
3. Primauté du futur.
On a dit que l'homme moderne était plus l'homme du projet que de la mémoire. Il est, en effet, passé d'une vision statique à une vision dynamique du monde. Le monde, c'est-à-dire la nature, mais aussi le monde social, le monde culturel, interprété par l'homme, n'est plus compris comme un cadre tout fait où se déroule la vie des hommes. Il est le point de départ d'un avenir meilleur. Il n'est pas objet d'adaptation, mais de transformations profondes. Le monde est une histoire, un processus historique, un développement. Il est une réalité à créer, à faire.
De cette histoire, l'homme se veut maître. Il se sait et se veut responsable de l'avenir à créer et il pense le présent en fonction de l'avenir. Cette composante de la culture explique la fortune que connaissent les mots de « critique » et de « contestation » et de « créativité », de « progrès », d'« utopie ». Elle explique également le foisonnement des réflexions sur l'espérance et l'apparition d'une « théologie de l'espérance » (par exemple, Moltmann) qui conteste la théologie traditionnelle de l'espérance centrée « sur le désir de sortir du monde en vue d'un achèvement total en Dieu » et qui conteste également le théologie dialectique qui fait trop peu de place à l'histoire.
C'est dans cette ligne qu'il faut situer la théologie politique (J.-B. Metz). Il faut voir dans ces recherches sur l'espérance, qui se présente non comme un acte qui vient après la foi mais comme intérieure à la foi, un effort pour rejoindre les préoccupations actuelles du chrétien pour dépasser les dualismes Église-monde, nature-surnature, foi-vie, et pour sortir la foi du domaine privé où on veut la confiner.
4. Essoufflement de la métaphysique classique.
Les problèmes qui nous sont posés sont nouveaux et variés. La problématique, elle aussi, est nouvelle: il y a changement dans la manière dont l'homme pose les questions et cherche à les résoudre. Pour reprendre une formule du Père Rahner, on peut dire « qu'il ne s'agit plus de simple changement quantitatif, mais de changement en quelque sorte qualitatif ».
Un nombre important de notions fondamentales de la philosophie classique que la doctrine chrétienne a utilisées pour se formuler semblent avoir perdu, aux yeux de nos contemporains, le pouvoir qu'elles avaient de structurer une vision du monde cohérente et commune à tous les esprits. Ainsi en est-il de la notion de substance, de forme et matière, de caractère, de vertu infuse; ainsi en est-il de la théorie des causes qui a exprimé l'efficacité des sacrements.
Nous ne sommes pas devant une question « d'habillage » de la vérité révélée, mais de ré-interprétation. « Parce que la foi fonctionne dans l'intelligence de soi et parce que la réflexion du croyant et l'intelligence de soi humaine se rencontrent dans la même histoire, si l'on peut dire, nous ne pouvons saisir le contenu de foi précis d'un dogme tridentin, par exemple, si d'une part nous voulions reconstruire la pensée tridentine en excluant les catégories essentielles (ici: tridentines) dans lesquelles la foi était alors considérée avec sa pleine signification et si, d'autre part, nous laissons de côté l'intelligence de soi qui est la nôtre aujourd'hui. L'intelligence contemporaine du contenu de la foi tel qu'il fut exprimé au Concile de Trente, par exemple, n'est donc possible que dans une réinterprétation de ce contenu même parce que nous ne pouvons jamais le saisir à l'état pur » (SCHILLEBEECKX, Théologie d'aujourd'hui et de demain, Le Cerf, p. 136). Le christianisme se trouve contraint à un effort de réflexion critique et de ré-interprétation sous peine de passer non pour un système faux mais, ce qui est pire, pour un système incapable de vérité ou de fausseté, pour un système irréel.
Les conséquences et les questions qui nous sont posées
1. La « privatisation » de la religion.
La société séculière ne nie ni ne combat la religion; elle la renvoie dans le domaine de la vie privée. Mouvement de privatisation qui a été accentué par tout un courant théologique qui avait « peur d'un retour à toute sacralisation politique » comme aussi par tout un mouvement apostolique qui s'appliquait à dénoncer les motivations sociologiques de l'adhésion de foi. Il est vrai que, dans la sécularisation, l'adhésion de foi y a gagné en liberté: c'est un fait, les chrétiens dits « sociologiques » sont de moins en moins nombreux (mais n'y a-t-il pas toujours un élément sociologique dans l'adhésion de foi?).
Il est vrai également que la rupture religion-société a conduit à un éveil du sens missionnaire des chrétiens.
Ajoutons enfin que cette rupture peut être une chance pour l'Église en ce sens qu'elle lui permet de mieux révéler au monde « sa différence ». La religion ne fondant plus la société, d'une part, la société ne cherchant plus à justifier son organisation et son activité par la religion, d'autre part, il en résulte pour l'Église une plus grande liberté par rapport aux sociétés: elle peut plus facilement éviter les compromissions et mieux montrer ce qu'a d'unique et d'original le message évangélique qu'elle a pour mission d'annoncer.
Mais une question se pose: comment, dans un contexte culturel qui présente l'histoire comme l'histoire de l'homme, fait par l'homme, va-t-elle dire au monde que l'histoire est une histoire du salut?
Par ailleurs, « nous ne rencontrons jamais la vie privée de l'individu, car cette vie étant insérée dans le monde constitue par le fait même un thème politique » (Zahrnt). On sait l'importance que revêt aujourd'hui la dimension politique de l'existence. Une « théologie politique » est née qui se donne comme objectif la déprivatisation de la foi et qui tient compte de cette dimension politique. Son but est de montrer que l'Évangile ne regarde pas seulement les individus, dans leur vie privée, mais encore la société comme telle; ses structures politiques et sociales; qu'il concerne le monde en tant qu'il est une réalité historique en marche vers quelque développement.
L'intention de cette théologie est excellente. Toutefois, certains théologiens lui adressent une critique: n'est-ce pas courir le risque de justifier la foi par son efficacité à transformer le monde? De même qu'autrefois on tendait à justifier l'Église par son influence sur la civilisation, on tendrait aujourd'hui à la justifier par son efficacité à améliorer les conditions d'existence des personnes et des peuples.
Il est évident que c'est dans le combat pour l'homme que l'Église vit son mystère. Il est évident que l'annonce de l'Évangile doit avoir une répercussion sur les structures politiques, économiques et sociales. Ce qui est dénoncé dans une certaine théologie politique, c'est la réduction de la mission de l'Église à son utilité pour la société.
2. Le pluralisme religieux.
Dans la société sécularisée, le catholicisme n'est plus la religion officielle et l'Église n'est plus dans une situation « de monopole ». Elle ne peut se considérer que comme une partie de la société: « elle ne peut plus imposer son échelle de valeurs et sa morale publique ». L'Église catholique se trouve sur le même plan et possède les mêmes droit que les autres religions et les différentes formes d'athéismes. Elle entre dans un régime de concurrence. Par le fait même, la foi catholique se trouve relativisée en fait. Comment faire apparaître et percevoir, dans un tel contexte, l'universalité du christianisme?
Toute religion, y compris le christianisme, entre dans le libre jeu de la concurrence, au sens économique du terme. La religion chrétienne, en effet, n'est plus présentée par la société: elle ne va plus de soi et devient affaire d'opinion. Le contenu de la foi est, dès lors, librement discuté, contesté. « L'appareil rituel est, lui aussi, relativisé et critiqué ». L'Église doit donc justifier la vérité qu'elle présente. Comment? C'est la question de la crédibilité du contenu de la foi qui est posée. D'où les efforts tentés pour présenter le contenu de la foi de telle manière qu'il soit digne de créance; d'où les efforts pour aménager les célébrations afin de retenir les pratiquants et attirer les non-pratiquants. Dans l'attitude pastorale peut jouer inconsciemment « le souci du client ».
L'homme moderne cependant est peu sensible à ces efforts. Il juge sur l'agir, sur l'engagement. Le contenu de la foi ne sera reconnu comme méritant considération que si le « prédicateur », c'est-à-dire la communauté chrétienne est crédible. Nous pressentons que c'est l'Église qui doit se rendre digne de créance par son agir,si nous voulons que sa prédication et ses célébrations soient elles-mêmes crédibles. Cette remarque fonde, pour une part, la problématique adoptée dans la seconde partie.
C'est ce qui explique, pour une part, l'accent mis sur la vie des communautés chrétiennes et plus particulièrement sur les petites communautés. Mais il faut y prendre garde: la participation à une petite communauté où l'on est bien, où l'on s'aime, peut être la recherche d'un soulagement, une manière d'échapper à l'anonymat de la grande foule. La société sécularisée qui est la société de la grande ville et de la foule, qui apporte à l'homme des soulagements (Sécurité Sociale, confort, retraite, etc.), peut très bien secréter la petite communauté comme elle secrète d'autres soulagements. Les petites communautés ont-elles pour but de soulager les personnes qui en font partie, ou ont-elles pour mission d'annoncer l'Évangile à une société sécularisée?
Dans un monde qui se définit sans référence à la foi, qui s'organise sans subir l'influence de l'Église, l'Église ne risque-t-elle pas, soit de devenir une secte ou une pluralité de sectes —c'est-à-dire de passer d'une situation minoritaire à une mentalité de secte —, soit de s'adapter d'une façon « moderniste » afin de regagner du terrain? (J.-B. Metz).
3. Transfert du sacré.
On présente souvent la sécularisation comme la négation de tout sacré et l'homme sécularisé comme areligieux. Une telle affirmation est une interprétation fort contestable de la sécularisation, une interprétation qui repose sur une analyse rapide et superficielle du phénomène. Que la sécularisation soit une critique du sacré conçu comme un domaine parallèle au monde profane, qu'elle soit une critique du religieux vécu comme une protection, un abri contre les forces menaçantes de la nature, ou comme une pratique ajoutée à l'existence, cela nul ne peut le nier et nous devons accueillir cette critique.
Mais peut-on dire que le sacré et le religieux se réduisent à l'une ou l'autre de ces formes?
Le faire n'est-ce pas se contenter d'idées reçues et ne pas voir que c'est là, une expression liée à une culture donnée.
Il importe d'être attentif à la manière nouvelle dont l'homme exprime aujourd'hui, dans un monde sécularisé, son sens religieux, son sens du sacré, manière qui est fonction du contexte culturel. C'est dans la recherche du sens à donner à son existence, à l'univers pris comme totalité, à l'histoire de l'humanité, qu'il se révèle comme un être religieux La sécularisation, en effet, a conduit l'homme à prendre une conscience plus vive de sa responsabilité du monde: il n'attend plus d'un autre une aide quelconque, il est affranchi des puissances qui habitaient son arrière-monde et qu'il appelait à son secours. Il sait que l'avenir dépend de lui. Mais poser la question de sa responsabilité devant un avenir à construire, c'est poser la question du sens, et de cet avenir à faire, et de sa propre liberté responsable.
En tout ce qu'elle entreprend pour être effectivement responsable et pour atteindre l'universel (l'avenir est en effet pressenti et voulu comme fraternité universelle), la conscience humaine est à la recherche de sens. Non de sens partiels: sens du travail, de l'amour, de la révolte, mais d'un sens ultime de l'existence humaine, de l'univers comme totalité, de l'histoire. C'est dans cette recherche d'un sens dernier à tout (le sens dernier des sens partiels) que l'homme, aujourd'hui, se révèle comme un être religieux. Il découvre le sacré, moins dans les choses que dans la conscience et dans les relations qu'il crée.
Une question nous est posée: comment le rejoindre, dans la recherche de ce sens ultime, pour lui annoncer Jésus-Christ qui, en révélant le Père, révèle l'homme à lui-même?
4. Les sacrements « n'appareillent » plus le destin de l'homme.
Dans une société religieuse, c'est-à-dire dans une société qui trouve sa justification de fait dans une religion, le rite religieux (le sacrement ou les rites d'initiation) fait partie de la vie de l'homme: il appareille son destin, il rythme son existence et lui donne un sens reconnu par tous. Il donne un sens religieux aux grands événements de sa vie, en même temps qu'il situe la personne dans la société. Baptiser un enfant, c'est en faire un fils de Dieu, un membre de l'Église, c'est aussi lui donner tout ce qu'il faut pour qu'il puisse vivre « normalement » dans la société. On sait quel affront était, même pour une famille non pratiquante, le refus de la sépulture religieuse à un de ses membres baptisé mais en situation irrégulière.
Aujourd'hui, l'homme vit son destin dans une société séculière: il prend des engagements importants au plan professionnel et politique, national et international. Or, à ce plan, aucun rite religieux ne vient apparemment le rejoindre. Le chrétien se trouve ainsi entrer dans une série de rites qui ne rythment plus les grands actes sociaux qu'il pose (mais seulement ses actes privés) et il vit les grands moments de son existence publique sans référence à des célébrations qui lui donneraient un sens. Découvrant peu à peu que les sacrements sont sans signification pour ses engagements, qu'ils « ne sont plus qu'une pratique », il déserte cette pratique.
Comment le sacrement chrétien peut-il donner sens aux engagements de l'homme?
5. Le sacrement n'est plus le premier point de repère de la foi.
Dans une société religieuse, le premier point de repère de la foi est la célébration des sacrements. Le chrétien révèle son identité de chrétien et la valeur de sa foi par la manière propre qu'il a « de pratiquer sa religion ». La pratique se présente même, comme critère de l'esprit de foi.
Dans une société séculière, la célébration des sacrements n'est plus le premier point de repère de la foi pour le non-chrétien. Ce point de repère est l'existence chrétienne, la vie des communautés, l'Église dans son ensemble. Le sacrement ne peut devenir signifiant pour le non-chrétien que par l'intermédiaire des chrétiens et des communautés vivant la foi et portant témoignage de cette foi. C'est l'agir du chrétien, des communautés, de toute l'Église qui peut amener un non-croyant à s'interroger sur la valeur de la parole et des sacrements qui nourrissent les chrétiens et construisent l'Église.
6. Langage rationnel, langage symbolique.
Dans un univers « désenchanté », le langage est rationnel et opératoire, et l'activité de l'homme s'exprime en termes de besoins à satisfaire. Nous échappons difficilement à une interprétation du contenu de la foi en ce langage: interprétation du sacrement (par exemple, l'eucharistie réduite à la satisfaction du besoin de fraternité), interprétation également de l'Église qui est là pour répondre à des besoins. Dés lors, on peut se demander quel visage de l'Église et du sacrement se révèle dans la mesure où nous faisons inconsciemment le jeu de ces interprétations.
Ne devons-nous pas rechercher un langage « symbolique », le mot « symbolique » étant employé dans un sens qui sera à préciser? Ne devons-nous pas rechercher comment l'Église aujourd'hui doit assurer une fonction symbolique? Faire éclater l'univers clos, dans lequel tente de nous enfermer une certaine vision de la sécularisation? Faire éclater les idéologies qui se donnent comme interprétations de la totalité de l'histoire.
Ces remarques sont schématiques. De plus, elles sont interprétation d'une situation, donc critiquables. Il semble cependant — et déjà les réponses au rapport « Évangélisation-Sacrement » le laissaient entrevoir — que nous ne puissions éviter de nous reposer la question de l'Église, et cela dans une problématique nouvelle. Que dit d'elle-même l'Église à l'homme d'aujourd'hui qui vit dans un contexte culturel nouveau? Quelle signification a-t-elle pour lui? Quel visage lui présente-t-elle dans ses célébrations, ses interventions, son agir?
« Évangélisation et Sacrement » n'est pas un problème qui peut être étudié en lui-même. Quel que soit le biais par lequel nous l'abordons, nous sommes sans cesse renvoyés à l'Église. Non à l'Église en-soi, à l'Église idéale, intemporelle, mais à l'Église dans sa réalisation historique actuelle.
Comment, dans notre recherche, tenir compte d'une analyse socio-historique?
Un tel type d'analyse fait apparaître les formes concrètes et dévoile les structures dans lesquelles s'inscrit la relation de l'homme à Dieu, et permet ainsi aux croyants dans une instance critique de discerner les déformations et les équivoques qui peuvent affecter cette relation. Par exemple les analyses sur la privatisation peuvent être interprétées comme des déformations que les chrétiens auraient fait subir au christianisme: Dieu, uniquement Dieu de l'intériorité, uniquement Dieu de la conscience individuelle, uniquement Dieu de la conscience malheureuse... Elles nous obligent à la recherche d'une authentique attitude de l'homme devant Dieu, aujourd'hui: attitude d'un homme responsable de l'univers: « personne ne peut tendre à son salut d'une manière privée, sans tenir compte aussi de ses frères, personne ne peut vouloir forger son destin personnel en le détachant du destin de l'humanité et de l'univers. Et si quelqu'un se livrait à une pareille tentative, son état d'esprit serait tout autre chose que de la religion »
(H. UR S VON BA LTHA S AR, Dieu et l'homme d'aujourd'hui, p. 154).
Notre réflexion sur Église-Sacrement et les sacrements ne peut pas ne pas tenir compte de cette recherche. L'Église sacrement est en effet l'Église appelée à être le lieu de la relation de Dieu et de l'homme aujourd'hui, et chaque sacrement est appelé à forger, à sa manière, cette relation.
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(1) Cf. PETER BERGER, La religion dans la conscience moderne, Le Centurion. L. NEWBIGIN; Une religion pour un monde séculier, Casterman, collection « Christianisme en mouvement » et dans cette collection voir les volumes 6, 8, 12, 15.