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Jesus, la Torah et la qualité de disciple dans l'évangile de Matthieu
Celia Deutsch
L'évangile de Matthieu contient des éléments d'information passionnants pour quiconque s'intéresse à l'histoire des relations entre juifs et chrétiens. Il a été rédigé à la fin du ler siècle par un juif messianique — c'est-à-dire un juif qui croyait en la messianité de Jésus — à l'intention d'une communauté composée pour une bonne part de juifs, mais aussi d'un certain nombre de gentils. L'auteur ou, plus exactement, le rédacteur manifeste une connaissance telle des sources juives, des textes bibliques et de leurs variantes, ainsi que des techniques herméneutiques que l'on peut penser qu'il était lui-même un érudit.
De plus, si cette communauté comprenait des Gentils et se livrait, en fait, à un prosélytisme actif, rien ne prouve qu'elle eût été évincée de la communauté-mère plus large, ou qu'elle l'eût abandonnée de son propre chef. Assurément, il y eut un rude débat, et nous en avons les traces. Matthieu et sa communauté se démarquent du groupe dont ils sont issus. Il y a tout lieu de croire qu'ils se considéraient comme les « véritables croyants », le « véritable Israël », à peu près comme d'autres groupements juifs contemporains de l'époque du Ume Temple ou des premiers Tannaïm: Qumran, ou les communautés dont font état le 1er Hénoch et les Odes de Salomon (1).
Matthieu et la Torah
Cependant, si tout cela est vrai, comment Matthieu comprend-il la Torah? Avant de poser cette question, il nous faut éclaircir ce que nous enten` dons par Torah. Nous employons ce mot dans son sens étroit, pour désigner soit les cinq livres de Moïse du canon de la Bible hébraïque, soit la Parole de Dieu révélée dans l'ensemble du Tanakh. Mais nous donnons aussi au mot Torah le sens plus large de révélation de Dieu à travers l'Ecriture et la tradition.
Revenons à notre question initiale, Comment Matthieu comprend-il la Torah? Quel est le rapport entre la Torah et Jésus? Et comment Matthieu conçoit-il le lien entre l'appartenance au groupe des disciples et la Torah?
C'est le mot nomos (ou « loi », terme impropre retenu par la Septante pour traduire Torah) que Matthieu emploie pour désigner spécifiquement les cinq premiers livres de la Bible. C'est ce que révèle d'emblée l'utilisation qu'il fait de l'expression « la Loi et les Prophètes » pour qualifier l'ensemble de la Bible hébraïque (2). Dans d'autres cas, Matthieu parle simplement de « la Loi » (12,5; 22,36). En général, il est clair que par « la Loi » Matthieu entend les cinq livres de Moïse; en 5, 17-18 et 22,36, il associe à ce terme le mot « commandement » (éntole). En 12,5 le rédacteur renvoie à Nb 28, 9-10, où est décrite l'observance du shabbat par les prêtres, et à la fois il interprète le texte juridique et justifie l'attitude de Jésus et de ses disciples à la lumière de Osée 6,6. Matthieu, donc, utilise le mot « Loi » dans son sens étroit. L'emploi par Matthieu du mot « Loi » est presque toujours rédactionnel. Ce n'est qu'en 5, 18 et 11,13 qu'il emprunte les expressions « la Loi » ou « la Loi et les Prophètes » à une source antérieure, savoir, dans les deux cas, la Source des Logia (3). On trouve déjà l'expression « la Loi et les Prophètes » dans le Prologue de Ben Sira (y. I), ce qui permet de supposer que l'usage de Matthieu ne provenait pas uniquement d'une source messianique juive, mais qu'il s'appuyait de façon plus large sur l'usage de son groupe d'origine. En tout état de cause, l'utilisation rédactionnelle du mot « Loi » ou de « la Loi et les Prophètes » témoigne d'un intérêt théologique particulier chez Matthieu.
Mt. 5, 17-20 nous ouvre une perspective à partir de laquelle nous pouvons comprendre ce que signifie « la Loi », « la Loi et les Prophètes » pour l'évangéliste:
Ne croyez pas que je sois venu abolir la Loi et les Prophètes; je ne suis pas venu abolir, niais accomplir. Car, en vérité, je vous le déclare, avant que ne passent le ciel et la terre pas un i, pas un point sur l'i ne passera de la Loi, que tout ne soit réalisé. Celui donc qui transgressera un seul de ces plus petits commandements et enseignera aux autres à faire de même sera déclaré le plus petit dans le Royaume des cieux ».
La Loi et les Prophètes demeureront jusqu'à ce que « passent » le ciel et la terre, c'est-à-dire jusqu'à l'ultime apocalypse, la parousie, le moment où toutes « ces choses » seront accomplies (4). Assurément, l'ère apocalyptique est inaugurée: c'est ce que suggère la rédaction par Matthieu des récits de la mort et de la Résurrection (5). Mais le ciel et la terre n'ont pas encore passé (6).
Jésus et la Torah
Que signifie le fait que Jésus soit venu accomplir (pleroosat) la Loi et les Prophètes? Le verbe « accomplir » a un sens légèrement différent selon qu'il s'agit de la Loi ou des Prophètes. En ce qui concerne les Prophètes, Matthieu, comme la Source des Logia, veut dire que c'est en Jésus que ceux-ci trouvent leur finalité et leur sens. Les citations de l'évangile de Matthieu sur l'accomplissement en témoignent (7).
Matthieu utilise les textes prophétiques pour réfléchir sur l'identité de Jésus, son ministère et la nature de son enseignement (8). Comme l'exégèse de Qumran, il superpose le passé, la parole prophétique et l'événement contemporain. Toutefois, les écrits de Qumran partent du texte biblique pour aller vers l'événement, alors que Matthieu, de par la nature même de l'évangile, va de l'événement au texte (9). Jésus accomplit la parole prophétique, ce qui revient à dire que cette parole vise Jésus, son origine, son identité et sa naissance, son ministère de guérison, son enseignement en paraboles des secrets apocalyptiques, sa Passion et sa mort. Les Prophètes continuent donc de révéler à la communauté de Matthieu la nature de Jésus ressuscité qui les accomplit et est en même temps leur objet ou leur fin.
En quel sens Matthieu utilise-t-il le terme « accomplir » vis-à-vis de la Torah? Veut-il dire que Jésus est la fin ou l'objet de la Loi et que, par conséquent, il n'est plus nécessaire d'observer la Torah? Il semble que certains membres de la communauté de Matthieu le croient, ceux auxquels il s'adresse en 5,17: « N'allez pas croire que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes » (10). Ceux.là croient que Jésus est en effet venu pour abolir la Loi. Or, Matthieu les accuse d'être « sans loi » (anomia) (11) et oppose l'enseignement de Jésus à leur spéculation.
Jésus, un maître enseignant selon les règles des Tannant
Le passage qui suit les versets 17 à 20 révèle l'intention de Matthieu lorsqu'il met en scène Jésus se présentant lui-même comme accomplissant la Loi. Les versets 21 à 48 énoncent les antithèses, c'est-à-dire les déclarations de Jésus sur le meurtre, l'adultère, le divorce, les serments, le talion et l'amour des ennemis. Une bonne partie de ces données vient de la tradition; l'enseignement sur le divorce, le talion et l'amour des ennemis se trouve déjà dans la Source des Logia (12). Matthieu emprunte ces éléments, les ajoute à son propre enseignement sur le meurtre, l'adultère et les serments et unifie l'ensemble dans la structure antithétique. « Vous avez appris qu'il a été dit... et moi, je vous dis... » (13). Dans tous les cas, une citation ou une paraphrase du Pentateuque suit la première proposition. C'est après la citation ou la paraphrase que vient la seconde partie de l'antithèse « et moi, je vous dis » (14).
Certains savants estiment que les antithèses sur le divorce, les serments et le talion abrogent bel et bien l'interdit ou la permission établis par la Torah (15). Les autres antithèses seraient à considérer comme une radicalisation de la Torah. Mais une abrogation de la Torah serait incompatible avec 5, 17-20, qui présente Jésus comme accomplissant celle-ci.
Le sens des antithèses — et de l'accomplissement de la Loi par Jésus — s'éclaire lorsqu'on constate que, dans l'exégèse des Tannera, le mot « entendre » (shama') veut dire « comprendre » dans le sens littéral. L'exégète oppose à la compréhension littérale une interprétation plus large, parfois fondée sur un autre passage de l'Ecriture. On en a un exemple dans la Mek. Ba-Hodesh 8. 1-3 (sur Ex 20,12). Ce texte interprète le commandement « Tu honoreras ton père et ta mère »:
Se pourrais comprendre (shome'a àni) qu'il s'agit d'honorer ses parents simplement par des paroles, mais l'Ecriture dit « Honore le Seigneur par tes biens » (Prov 3,9). Il s'ensuit qu'il faut les honorer en leur procurant nourriture, boisson et vêtements propres (16).
Il existe une autre formule, cette fois analogue à la seconde moitié de l'antithèse u Et moi, je vous dis ». Cette formule cite telle ou telle opinion, puis lui en oppose une autre. La nouvelle opinion commence par « mais il dit » (ve hayah . 'omer) ou « je dis » 'ani 'orner) (17).
Ces passages ne sont pas exactement parallèles aux antithèses de Matthieu. Ce qu'ils nous apportent, c'est la preuve d'un usage consistant à réfuter une opinion préalablement exprimée, à propos du Décalogue même, à l'aide de la nouvelle interprétation d'un maître, énoncée catégoriquement à la première ou à la troisième personne du singulier. Les antithèses sont donc courantes dans l'ambiance du judaïsme tannaïtique (18). Et elles font apparaître Jésus comme un interprète autorisé de la Torah.
Le Sermon sur la montagne de Matthieu s'achève par les mots: « Or, quand Jésus eut achevé ces instructions, les foules restèrent frappées de son enseignement; car il les enseignait en homme qui a autorité et non pas comme leurs scribes » (7, 28-29). Deux aspects de cette conclusion intéressent particulièrement notre propos: le mot «autorité » et le fait que Matthieu oppose l'enseignement de Jésus à celui de « leurs » scribes. Voilà qui reflète à coup sûr le conflit entre les maîtres de la communauté de Matthieu et ceux de la communauté d'origine, plus large.
En 28, 18 (19), Matthieu emploie le mot «autorité » (eksousia) dans un but rédactionnel. On y voit Jésus ressuscité déclarer « tout pouvoir (autorité) m'a été donné au ciel et sur la terre ». Puis il dit à ses disciples d'aller et de faire des disciples de toutes les nations, les baptisant et « leur apprenant à garder tout ce que je vous ai prescrit » (vv 19 et 20). Or, l'attribution à Jésus ressuscité de tout pouvoir au ciel et sur la terre fait écho Dn 7,14 qui décrit la souveraineté universelle (eksousia) donnée au Fils de l'Homme. On peut donc dire que, à la lumière de 28,18, Jésus enseigne avec autorité, en tant que Fils de l'Homme élevé et exalté (20). Et si les antithèses ressemblent indiscutablement à celles des discussions tannai-tiques, il y a pour Matthieu une différence: Jésus n'est pas seulement un autre maître; il est le Fils de l'Homme de l'Apocalypse. Il interprète la Torah comme celui qui est destiné à être au centre de l'événement apocalyptique (21).
Ce recours au personnage de l'Apocalypse pour légitimer l'interprétation de Jésus apparaît à nouveau en 12, 1-8. Dans une péricope empruntée à Marc (Mc 2, 23-28) nous voyons Jésus, provoqué par les Pharisiens, justifier ses disciples qui arrachent des épis le jour du shabbat. Matthieu retient et reproduit la conclusion de Marc: « Car le Fils de l'Homme est maître du shabbat » (Mt 12,8) (22). Dans la version de Marc, Jésus se sert de l'exemple de David pour légitimer son apparente violation du shabbat (23). Matthieu retient cet élément, mais y ajoute une référence à un passage de la Torah (Nb 28, 9-10) et une autre à un passage des Prophètes (Osée 6,6) (24). Ainsi, la rédaction de Matthieu souligne que c'est par une réinterprétation de la Torah que Jésus justifie son comportement, tout en gardant la référence à Marc identifiant Jésus au Fils de l'Homme.
La péricope qui suit immédiatement (12, 9-14//Mc 3, 1-6) présente une autre controverse sur le shabbat. Là, Matthieu fait de la discussion une controverse typiquement halakhique. Il retouche le discours indirect de Marc (« Ils observaient Jésus pour savoir s'il le guérirait le jour du shabbat », Mc 3,2) et pose directement la question: « Est-il permis de faire une guérison le jour du shabbat? » (12,10). Puis il ajoute un argument a fortiori (gal wa borner) fondé sur le fait que l'on sauve bien une brebis le jour du shabbat (12, 11-12) (25).
Dans ces deux péricopes, Matthieu présente donc Jésus comme un interprète de la Torah, face à des maîtres d'un avis opposé, les Pharisiens (26). Jésus défend sa pratique et celle de ses disciples, non seulement en tant que Fils de l'Homme, mais aussi par une interprétation habile.
Jésus, un maître de Sagesse
Mt 12, 1-8 et 9-14 nous mène encore un peu plus loin dans notre enquête sur la manière dont l'évangéliste comprend la relation de Jésus à la Torah. En effet, dans le passage précédent (11, 25-30), nous lisons la prière d'action de grâce de Jésus, puis son exhortation. Jésus remercie Dieu d'avoir caché « ces choses » aux « sages et aux intelligents » et de les avoir révélées aux « tout petits » (11, 25). Suit une remarque sur la révélation (v. 27), puis l'invitation à venir vers Jésus et à prendre sur soi son joug (vv. 28-30).
Comme je l'ai montré ailleurs, « ces choses » renvoient chez Matthieu au Père et à l'identité de Jésus en tant que Fils du Père et « Fils de l'Homme » selon l'Apocalypse, ainsi qu'à la nature de son enseignement et de ses actes (27). Et, dans le contexte du Second Temple et celui du judaïsme tannaitïque, l'invitation, accompagnée de la référence au joug et de la promesse de repos, fait apparaître Jésus non seulement comme un maître, mais comme la Sagesse incarnée. De même, le « joug » renvoie à la fois à la Sagesse et à la Torah, qui sont identifiées l'une à l'autre dans les source juives de cette période (28).
Mt 11, 25-30 sous-entend donc que c'est précisément lorsqu'on devient disciple de Jésus, Sagesse incarnée, que sont révélées « ces choses », â savoir les mystères apocalyptiques (cf. 13,11). Or, être disciple signifie accepter le joug de Jésus, son interprétation de la Torah, un enseignement qui procure un soulagement à ceux qui portent une lourde charge. En cela Jésus s'oppose à ses adversaires, les Pharisiens de 12, 1-8 et 9-14 ou les scribes et les Pharisiens du chapitre 23.
Le chapitre 23 fait évidemment apparaître le contraste entre Jésus maître de la Torah et les autres maîtres, c'est-à-dire les scribes et les Pharisiens. Là, toutefois, Jésus ne donne pas une interprétation de la Torah qui soit différente de la leur. Au contraire, Matthieu montre Jésus reconnaissant à ses adversaires une autorité en matière d'enseignement et disant et aux foules et à ses disciples « Faites donc et observez tout ce qu'ils peuvent vous dire, mais ne vous réglez pas sur leurs actes » (23,3). Les scribes et les Pharisiens n'apparaissent pas comme solidaires de leurs communautés — ils leur imposent des fardeaux qu'eux-mêmes ne sont pas prêts à porter (v. 4).
Le Jésus de Matthieu porte un certain nombre d'accusations contre les scribes et les Pharisiens: discordance entre enseignement et pratique (y. 3), manque de solidarité envers leurs communautés (v. 4), attitude ostentatoire (vv. 5-7). En ce qui concerne leur enseignement lui-même, le Jésus de Matthieu reproche aux scribes et aux Pharisiens de ne pas se soucier du sens profond des choses. En d'autres termes, ce sont des hypocrites (29). Les vrais fidèles doivent honorer tous les serments (vv. 16-22). Ils doivent se préoccuper des affaires plus importantes que sont la justice, la miséricorde et la fidélité (v.23) et observer la pureté rituelle en purifiant d'abord le dedans de la « coupe » (vv. 25-26).
Matthieu décrit donc Jésus non comme abrogeant l'enseignement des scribes et des Pharisiens, mais comme les poussant à aller encore plus loin, et dans l'interprétation et dans la pratique. En outre, comme dans les chapitres 11 et 12, il légitime l'autorité des déclarations provocatrices de Jésus en le présentant comme la Sagesse incarnée. Au verset 24, l'évangéliste modifie le logion emprunté à la Source des Logia (« C'est pourquoi la Sagesse de Dieu elle-même a dit: je leur enverrai des prophètes et des apôtres », Lc 11,49). La version de Matthieu porte: « C'est pourquoi voici que moi j'envoie vers vous des prophètes, des sages et des scribes... » (30).
Cette affirmation, nous le verrons, est importante pour saisir la manière dont Matthieu comprend les rapports entre Jésus, le fait d'être disciple et la Torah. Pour le moment, cependant, contentons-nous de noter que c'est Jésus, maître de la Torah et Sagesse incarnée, qui se distingue des scribes et des Pharisiens.
Jésus, révélateur des mystères apocalyptiques
Pour bien saisir comment Matthieu comprend Jésus, la Torah et l'appartenance au groupe des disciples, il est indispensable d'examiner plus attentivement la nature apocalyptique du rôle de Jésus en tant que maître de la Torah — comprise ici au sens large du terme. Il est surprenant de constater que, à la différence d'autres textes contemporains décrivant des maîtres de renom, l'évangile de Matthieu ne présente pas Jésus comme un voyant apocalyptique. Pourtant, il montre Jésus enseignant les mystères ou secrets apocalyptiques (13,11). Le verset 13,11, où Jésus explique à ses disciples son enseignement en paraboles, est explicite à cet égard: « A vous il est donné de connaître les mystères du Royaume des cieux... ». Le passif théologique et le contexte de la section (vv. 10-17) indiquent que c'est par Dieu qu'est donnée cette connaissance. Et 13, 34-35 suggère que les paraboles de Jésus à la fois révèlent et cachent les mystères apocalyptiques.
Dans le contexte plus large de l'Evangile, la profession de foi de Pierre et la réaction de Jésus montrent que la reconnaissance de l'identité de Jésus est le fruit d'une apocalypsis et le fondement de l'autorité dans la communauté (16, 16-19). Bien plus, tout le discours en paraboles du chapitre 13indique la nature apocalyptique de l'enseignement de Jésus. On peut en dire autant du discours de 24, I à 25, 48. Ces deux discours font partie de plus larges unités littéraires dans lesquelles Jésus est présenté comme Sagesse incarnée et maître de la Torah. L'étude de l'Evangile révèle pourquoi Jésus n'est pas décrit comme un voyant: c'est parce qu'il est lui-même au centre de la révélation apocalyptique. Son identité de Messie et de Fils est révélée aux disciples (11, 25-27; 16, 16-17). Matthieu met en relief l'aspect apocalyptique du récit de la Transfiguration dans sa rédaction qui suit la version de Marc. Ainsi ajoute-t-il la description des vêtements de Jésus: « et ses vêtements devinrent blancs comme la lumière » (17, 2b). De cette manière, Matthieu met en parallèle les deux propositions, ce qui renforce l'effet apocalyptique.
C'est encore une notation apocalyptique que Matthieu insère dans son récit de la mort de Jésus en décrivant le tremblement de terre, l'ouverture des tombeaux et la résurrection des corps de nombreux saints (27, 51-52). Et il poursuit le thème apocalyptique dans le récit de la Résurrection. Là aussi laterre tremble, et le jeune homme vêtu de blanc de Marc est transformé en un ange ayant « l'aspect de l'éclair » et un vêtement « blanc comme neige » (28,3), et prononçant des paroles de salutation qui sont fort courantes dans les textes apocalyptiques: «Soyez sans crainte» (28,5) (32). Enfin, comme nous l'avons montré ailleurs, les parallèles entre Dn 7, 14 et 28, 186-19a suggèrent que c'est en tant que Fils de l'Homme de l'Apocalypse que Jésus ressuscité envoie ses disciples faire des disciples, baptiser et enseigner.
Cette insistance de Matthieu sur le thème apocalyptique montre bien qu'il est convaincu que, si l'accomplissement du siècle est encore à venir, le temps apocalyptique a commencé avec Jésus. Jésus, ce maître qui révèle les secrets du Royaume de Dieu, est lui-même au centre des mystères apocalyptiques. En tant que tel, il est aussi Sagesse incarnée et Maître de la Torah, objet et accomplissement de la révélation prophétique.
Jésus, la Torah et la qualité de disciple
Mais quel est le rapport entre tout cela et la condition de disciple? Il y a deux manières de parler des relations entre Jésus, la Torah et l'appartenance au groupe des disciples. La première est celle de l'appartenance à une communauté en général, et c'est là le sens le plus fréquent de l'usage par Matthieu du terme « disciple ». La seconde est liée à la notion de chef de communauté. Une fois de plus, nous allons commencer par la fin de l'Evangile de Matthieu. Les disciples de Jésus, qui représentent là à la fois les maîtres de la communauté de Matthieu et les proches du Jésus terrestre, reçoivent l'instruction de faire des disciples de toutes les nations, de les baptiser et de leur apprendre « à garder tout ce que je vous ai prescrit » (28, 18b-19a). L'invitation à enseigner une manière de vivre va de pair avec l'appartenance au groupe des disciples et avec le baptême; comme elle vient à la fin de l'Evangile, elle renvoie à l'enseignement de Jésus qui y est consigné, enseignement que Matthieu considère comme une interprétation de la Torah faisant autorité.
Le disciple, simple membre de la communauté
Matthieu associe donc la qualité de disciple à un ensemble d'enseignements, à une révélation, une tradition venant de Jésus. On en a une illustration évidente dans le Sermon sur la montagne. Là Jésus, décrit en des termes rappelant la figure de Moïse, instruit ses disciples sur une montagne (33). Le contenu de cet enseignement et le fait que Matthieu mette ses disciples à l'écart des foules et non pas des scribes et/ou des Pharisiens (5,1) suggèrent que les disciples représentent ici la communauté de Matthieu et non tel ou tel groupe de dirigeants du peuple (34).
En Mt 11, 25-30, la révélation de « ces choses » est faite aux « tout-petits », littéralement aux « enfants à la mamelle » (nepioi). L'invitation à prendre le joug de Jésus et la promesse de repos qui y est jointe sont adressées à ceux qui « peinent sous le poids du fardeau » (11, 28-30). Jésus est celui qui est doux et humble de coeur. Mt II, 25-30 est caractérisé donc par le langage des anawim, si fréquent dans la littérature du Second Temple, où il permet de distinguer tel groupe particulier de l'ensemble de la communauté. Les manuscrits de la mer Morte (35) en offrent un exemple particulièrement clair.
Le langage des anawim était également l'une des caractéristiques des premières écoles rabbiniques. Le mot « tinoqot », équivalent hébreu de nepioi, s'appliquait, semble-t-il, aux étudiants de la Mishna (Sifré Dt 3:7) ainsi qu'à l'ensemble du peuple d' Israël (Si fré Dt 3:21) dans leur relation aux dibrei Torah. Dans le dernier cas, le langage employé pour les étudiants et les disciples est étendu à tout Israël (36). La description de Jésus comme « doux » (praus) et « humble » (tapeinos) évoque l'idéal du sage (37). Jésus et ses disciples sont donc décrits dans un langage d'école, un langage de « dépossession » déjà employé dans la Source des Logia (38).
On trouve en 11, 25-30 un autre exemple du recours aux catégories des écoles pour décrire Jésus et ses disciples, actuels ou éventuels. C'est la « chaîne de la tradition », mode de transmission d'un enseignement qui établissait la légitimité, l'authenticité de cet enseignement (39).
D'après le texte de Matthieu (et de la Source des Logia), la chaîne de la tradition trouve son origine non pas au Sinaï ou dans un maître humain, mais en Dieu: le Père a remis (paradidomi) toutes choses au Fils, qui devient à son tour source de révélation pour la communauté (vv. 25-27). Selon les paroles de Mt (11: 28-30), ceux qui peinent viennent à Jésus et prennent le joug de son interprétation ou paradosis. Cette chaîne de la tradition est maintenue dans la communauté de Matthieu au fur et à mesure que les maîtres font des disciples et transmettent l'enseignement de Jésus (cf. 28, 18-20), à la fois secrets apocalyptiques et interprétation de la Torah. Comme nous l'avons vu plus haut, Matthieu présente à nouveau les disciples (au chapitre 13) comme recevant une révélation. Les disciples représentent la communauté de Matthieu — par opposition aux « foules nombreuses » (13,2). C'est à eux qu'il est donné de connaître les « secrets » ou « mystères » du Royaume de Dieu (13,11). A la différence de la foule, ils entendent, voient, comprennent (vv. 13-15). Ils sont capables de percevoir (40).
Le disciple en tant que sage et maître
Il semble, toutefois, que les « disciples » représentent (au chapitre 13) non seulement la communauté de Matthieu en général, mais aussi un groupe plus particulier. En 13,51, Jésus demande aux disciples « Avez-vous compris tout cela? ». Devant leur réponse affirmative, il leur raconte — à eux et non pas à la foule — la brève parabole que voici: « Ainsi donc, tout scribe instruit du Royaume des cieux est comparable à un maître de maison qui tire de son trésor du neuf et du vieux » (13,52). Les disciples de Matthieu représentent ici les « scribes instruits du Royaume des cieux ». Nous parlerons dans la suite plus longuement du rôle des scribes. Cependant, il importe de noter ici que la révélation des secrets apocalyptiques, leur compréhension et la perception des mystères caractérisent non seulement l'ensemble de la communauté de Matthieu, mais aussi les scribes, c'est-à-dire ceux qui sont spécifiquement chargés de retenir, d'interpréter et de transmettre l'enseignement de Jésus (41).
Les foules et les disciples sont à nouveau présents au chapitre 23: Jésus s'adresse là aux uns et aux autres pour les exhorter à l'humilité et à l'intériorisation de l'observance halakhique. On relève toutefois quelques allusions précises aux maures de la communauté de Matthieu. Le fait que soient critiqués le manque de solidarité des scribes et des Pharisiens avec leur communauté et leur attitude ostentatoire sous-entend que les maîtres de la communauté de Matthieu doivent, eux, faire au contraire corps avec leur communauté, même lorsqu'ils interprètent la Torah. Leur comportement doit être celui des sages exemplaires, qui se caractérise par l'humilité. Ils doivent aussi renoncer aux titres honorifiques (23, 4-12) (42). Comme nous l'avons indiqué plus haut les malédictions sont précédées chez Matthieu de remarques sur les vrais maîtres et suivies du dire concernant les messagers de la Sagesse — ceux que l'évangéliste appelle « prophètes, sages et scribes ». Il convient de nous arrêter ici sur le rôle de ces derniers, car ni les paroles de la Sagesse, ni la parabole du scribe instruit du Royaume des cieux ne nous éclairent sur ce point.
Le mot « sage » (hakham) était un synonyme tannaïtique de « maître », et « scribe » (sofer), un terme tannaïtique désignant les maîtres prétannaïtiques. En outre, les scribes du Second Temple et du judaïsme tannaïtique étaient non seulement des copistes, mais aussi des savants et parfois des voyants apocalyptiques qui transmettaient la tradition (43). Bien plus, la littérature décrit souvent les érudits comme doués de qualités prophétiques — s'opposant parfois à l'institution — prédisant l'avenir et interprétant la Torah sous l'inspiration de l'Esprit Saint (44). Et c'est bien de cette manière que Matthieu présente, au chapitre 23, ces maîtres qui sont les envoyés de la Sagesse, comme prophètes, sages et scribes (23, 34), et dont l'autorité est légitimée par le fait qu'ils sont vraiment envoyés par la Sagesse incarnée. Les chapitres 24 et 25 montrent les disciples recevant un enseignement sur des événements apocalyptiques — le moment du cataclysme final qui inaugurera l'accomplissement plénier du Royaume des cieux. Les maîtres de la communauté de Matthieu reçoivent — comme l'ensemble de la communauté —une révélation qui leur permet de percevoir, de comprendre les mystères.
Il faut cependant aller plus loin quand nous décrivons la nature ésotérique des sages de Matthieu. Ils comprennent comme en fait l'ensemble de la communauté, mais également en cette qualité de scribes « instruits du Royaume des cieux » qui les autorise à tirer du neuf et du vieux (13,52) (45). Cela est vrai à deux niveaux. La compréhension des scribes de Matthieu leur permet d'interpréter et de transmettre, â un premier niveau, l'Ecriture et la tradition juives (46). A un second niveau, ils interprètent et transmettent la tradition originale de Jésus (47). La rédaction matthéenne du récit de la Transfiguration suggère que Matthieu considère les chefs des disciples — Pierre, Jacques et Jean — comme des voyants apocalyptiques. Leur crainte et leur accablement au moment où Jésus leur apparaît, les paroles d'apaisement de celui-ci: « Soyez sans crainte! » et son injonction: « Relevez-vous! » font écho à certaines descriptions de voyants apocalyptiques dans la littérature du Second Temple (48).
Le rapport entre la fonction d'enseignement et l'expérience apocalyptique apparaît clairement dans le récit de la désignation de Pierre (16, 17-19). Jésus y donne à Pierre un titre, ainsi que « les clefs du Royaume des cieux », avec le pouvoir de lier et de délier. Mt 23,13 suggère que les « clefs du Royaume des cieux » désignent précisément la capacité d'enseigner (49). Le pouvoir de lier et de délier a quelque rapport avec l'enseignement et l'interprétation de la Torah. Mt 5,19 parle de la transgression d'« un seul de ces plus petits commandements » et, en Mt 18, / 8, le fait de lier et de délier est mis en relation avec un décret d'excommunication (50). Josèphe réfère cette notion de lier et de délier â l'application d'un décret d'excommunication, et il nous signale que, sous la reine Salomé Alexandra, le pouvoir de lier et de délier appartenait aux Pharisiens (La Guerre des Juifs 1,3). Bien plus, la littérature tannai& que emploie les termes hébreux et araméens correspondants pour signifier « permettre » et « interdire », notamment en ce qui concerne les décisions halakhiques (51).
Nous pouvons donc dire que, en Mt 16,19, Jésus confère à Pierre la tâche d'un sage, responsable de la halakhah (52), et il le fait précisément en tenant compte du fait que Pierre est l'un de ceux qui ont accès aux secrets apocalyptiques. Or, comme Pierre appartient toujours au cercle des disciples, on peut dire qu'il reçoit son mandat de sage en vue de la fonction d'enseignement qu'il est appelé à exercer au sein de la communauté (53).
Conclusion
Pour Matthieu, donc, la Torah en tant que prophétie trouve son objet et sa fin en Jésus. La Torah, qu'il s'agise du Pentateuque seul, mais aussi dans son acception plus vaste de révélation de Dieu dans la tradition continue, trouve en Jésusson accomplissement, croit Matthieu. Cela s'est réalisé grâce à l'enseignement du Jésus historique qui a révélé le véritable sens de la Torah, qu'il s'agisse des observances halakhiques, des prophètes ou des secrets apocalyptiques. Et cela se poursuit à travers les maîtres au milieu desquels Jésus est présent jusqu'à la consommation des siècles (28, 20).
Tous — les maîtres comme les membres de la communauté — sont les « tout-petits », les « doux » et les « humbles », comme il sied à une communauté de vrais croyants. Tous sont liés à la Torah. Tous partagent la connaissance apocalyptique des secrets du Royaume des cieux. Et cette expérience apocalyptique légitime l'autorité des maîtres et l'adhésion à la communauté alors qu'elle se détache de la communauté-mère.
Pour Matthieu, donc, l'expérience qu'il a faite du Christ n'a pas supplanté la Torah. Dans son esprit, la Torah continue à être essentielle à la vie de la communauté. Toutefois, on assiste à une mutation herméneutique, car la Torah est désormais elle-même interprétée à la lumière de l'expérience faite de la présence et de l'enseignement ininterrompus de Jésus.
Notes
* Cella Deutsch, ND.S., est professeur d'Ancien Testament au Barnard Coilege, Columbia University, New York. Ce lexie est traduit de Panglaiy.
(1) J'étudie plus longuement ces sujets dans: Hidden Wisdom and the Easy Yoke; Wisdom, Torah and Discipleship in MI 11:25-30 (JSNTSS 18, Sheffield, 1987), pp. 13-20.
Voir aussi J.A. Overman: Matthew's Gospel and Formative Judaism. The Social World of the Matthean (Minneapolis, MN, 1990). Si je suis d'accord avec Overman pour reconnaître que la communauté de Matthieu était avant tout juive, je crois qu'il faut être très attentif à la signification de textes tels que 28, 18-20 (cf. Overman p. 157).
(2) L'expression est empruntée à la Source des Logia en 11, 13 (cf. Lc 16, 16). Elle est rédactionnelle en 7, 13; 22, 40 et sans doute en 5, 17. (La « Source des Logia » est une source hypothétique qu'auraient utilisée Matthieu et Luc).
(3) Cf. Lc 16, 17 et 16.
(4) Cf. 24,34 où l'expression « que toutes ces choses n'arrivent » (ponta fauta genets) figure dans un logion concernant la seconde venue du Fils de l'Homme.
(5) Mt 27, 51-53; 28, 2-4.
(6) Contre R.G. Hamerton-Kelly:« Attitudes to the Law in Matthew's Gospel: a Discussion of Matthew 5, 18 », BR 17 (1972), p. 30; J. Meier: Law and History in Madhew's Gospel (an Bib 71, Rome, 1976), p. 65.
(7) Mt 1, 22-23; 2, 5b-6; 2, 15b; 2, 17-18; 2, 23b; 3, 3; 4,14-16; 8, 17; 12, 17-21; 13,14-15; 13,35; 21, 4-5; 26, 56; 27, 9-10. 11 n'est pas absolument sûr que 2, 5b; 3, 3; 13, 14-15 et 26, 56 puissent être considérées comme des citations de l'accomplissement car il leur manque la formule habituelle d'accomplissement. Cf. R.E. Brown: The Birth of the Messiah (Garden City, N.Y., 1979), pp. 96-99; Stendahl au contraire considère 2,6 comme une citation de l'accomplissement; cf. School of St. Matthew and its Use of the Old Testament (Philadelphia, 1968).
(8) Mt 13, 35 cite en fait Ps 78, 2, mais en l'attribuant par erreur à Isaïe.
(9) Sur la forme de l'Evangile, voir D.E. Aune: The New Testament in its Lilerary Environment (Philadelphia, 1987), pp. 46-74; H. Koester: Andent Christian Gospels; Their History and Developments (London, 1990), pp. 26-29.
(10) Cf. (3. Barth: « Matthew's undestanding of the Law », in Tradition and Interpreiation in Matthew, de G. Bornkamm, G. Barth and H.J. Held, traduit par P. Scott (Londres, 1963) p. 67
(11) Mt 7, 23; 13, 41; 23, 28; 24, 12. La NRSV traduit anomia par « fauteur de mal » (evildoing) en 7, 23 et 13, 41; et par « sans loi »(lawlessness)en 23, 28 et 24, 12. Davidson pense que anomie ne signifie pas l'absence de loi, mais plutôt une sorte de méchanceté (wickedness) dans un sens plus général, cf. « A nomia and the Question of an Antinomian Polemic in Matthew », JBL 104 (1985), pp. 617-35. Overman pense que 5, 17 peut représenter une accusation venue de l'extérieur de la communauté matthéenne, cf. Overman: op. cit., pp. 16-19. 16-19 et 158: Davidson ne rend pas compte du fait que le contexte de 23, 28 (et très probablement de 24, 12) suggère que anomia signifie là « sans loi ». Overman n'explique pas clairement pourquoi l'accusation d'être« sans loi », en 5, /7, vient de l'extérueur de la communauté matthéenne.
(12) Cf. Le 16, 18; 6, 29-30; 6, 27-28. 32-36.
(13) Cf. Meier: Law and HiStOrP, pp. 126-128. Il existe différentes versions de l'antithèse: « Vous avez entendu qu'il a été dit » (vv. 27, 38, 43); « Vous avez entendu qu'il a été dit aux hommes de jadis » (vv. 21, 33); et « en vérité il a été dit » (y. 31).
(14) Vv. 22, 28, 32, 34, 39, 44.
(15) G. Bornkamm: « End-Expectation and Church in Matthew », in Tradition and interpretation, p. 25; Meier: Law and History, pp. 140-161.
(16) Cf. D. Daube: The New Testament and Rabbinic Judaism (Londres, 1956), p. 56 et suiv.
(17) T. Bek 6: 15; Bik 1:2; Mik 3: 4. Cf. M. Smith: Tan-naine Parallels to the Gospels (SBLMS 6, Philadelphie, 1968), pp. 27-30.
(18) Cf. N.J. Mc Eleney: « The Principles of the Sermon on the Mount », CBQ 41 (1979), p. 559.
(19) Matthieu retient en général ce mot de sa source (7, 29; 8, 9; 9, 6; 21, 23. 24. 27).11 n'en fait un usage rédactionnel qu'en 9, 8 et 28, 18.
(20) Orion fait le parallèle entre Jésus, désigné comme celui à qui « toute autorité a été donnée dans le ciel et sur la terre » et les scribes apocalyptiques (par ex. Enoch, le «maître du ciel et de la terre », TAhr 113). Mais il ne tient pas compte des étonnantes similitudes verbales entre Mt 28, 18 et Dn 7, 14 (LXX). Cf. D.E. Orlon: The Underslanding Scribe; Matthew and the Apocalyptic Ideal (JSNTSS 25, Sheffield, 1989).
(21) Mt réinterprète le verset de Mc (13, 4): « Quel sera le signe que tout cela va s'accomplir? » en écrivant: « Quel sera le signe de ton avènement et de la fin du monde? » (Mt 24, 3). Même si Otton a raison de noter que les paroles concernant le Fils de l'Homme sont en général adressées solennellement aux disciples seuls, sa manière d'interpréter la phrase comme si l'expression signifiait a n'importe qui » (anyone), en 12, 8, ne tient pas compte du « car » explicatif (gar) qui manifeste, derrière la conduite et l'enseignement de Jésus des versets 1-7, une autorité. Cf. Otton: op. cit., p. 186, note 66.
(22) En Mc 2, 29, on lit: « de sorte que le Fils de l'Homme est maître même du shabbat ».
(23) Cf. I Sam 21, 1-6. Voir R. Gundry: Matthew, a Commentary on his Literary and Theological Art (Grand Rapids, MI, 1982) p. 223.
(24) Cf. Mt 9, 13. Voir D. Hill: « On the Use and Meaning of Hosea 6,6 in Matthew's Gospel ». NTS 24-1977, pp. 107-19.
(25) Ci, T.W. Manson: The Sayings of Axas (Londres, 1949), p. 188 et suiv.
(26) Cf. Overman: op. cil., pp. 78-80. Ici, les Pharisiens sont déjà présents dans la version marcéenne de ces récits.
(27) Cf. Hidden Wisdom, pp. 27-30. Voir aussi mon article: « Wisdom in Matthew: Transformation of a Symbol NovT 32 (1990), pp. 37 et suiv.
(28) Par exemple: Sir 24; Bar 3,9 à 4,4; 2 Apoc Bar 47, 3 s.; 77, 16; Sifré Dt 37, 48, 309, 317. Cf. Hidden Wisdom, pp. 134, 126-128.
(29) Mt 23, 13.14.15; Hypokrisis 23, 28. Tous ces cas sont rédactionnels.
(30) Ce logion apparaissait sans doute dans la Source des Logia sous la forme: « Et c'est bien pourquoi la Sagesse de Dieu a dit: Je leur enverrai des prophètes et des apôtres... » (Le II, 49). Voir J. Kloppenborg: The Formation of 0; Trajeclories in Ancien( Wisdom Collections (Philadelphia, 1987), p. 143.
(32) Comparer à Mc 16, 1-8.
(33) Cf. W.D. Davies:Selling ofthe Sermon on the Mount (Cambridge, 1966), p. 85.
(34) Toutefois, Mt 6, 1-4.5-6 semble être dirigé contre les scribes et/ou les Pharisiens. Ailleurs, dans Matthieu, le mot « hypocrites » renvoie à l'un de ces deux groupes.
(35) Par exemple CD 6, 16.21; 1 QM 14, 7; I Q Sb 5,22; 1 QH 5, 16.18.
(36) Cf. Hidden Wisdom, p. 99.
(37) Cf. t. Sot 133, 4; m. Sot 9: 15; rn. Aboth 4:10; ARNe 25, 26, 38; Sifré Dt 95.
(38) Par exemple Le 6, 206-23; 10, 21-22.
(39) Cf. m. Ed 8:7; Yad 4:3; Peah 2:6; t. Hal 1:6; Joséphe, Les Antiquités, 13.297, 403; Philon, Spec. 4:149-150; Mc 7, 13 // Mt 15, 6. Cf. E. Bickerman, « La chaîne de la tradition pharisienne », RB 59 (1952), pp. 524-532.
(40) Matthieu fait un emploi rédactionnel du mot « comprendre (suniemb en 13, 13.14.15.19.23.51; 16, 12; 17, 13.
(41) Sur le rôle des scribes dans la communauté de Matthieu, voir L. Cope: Mallhew, a Scribe trained for the King-dom of Heaven (CBQMS 5, Washington, D.C., 1976); D. Orton: op. cit., pp. 137-163; Overman: op. cit., pp. 115-117.
(42) Cf. Overman: op. cit., pp. 115-117.
(43) Il faut noter que divers textes sont attribués à des voyants qui sont également appelés « scribes »; entre autres: I Henoch, 2 Apoc. Bar., Baruch, 4 Esdras, etc... Sur le Scribe, à la période du Second Temple et des Tannaim, voir Or-ton: op. ait., pp. 50-133.
(44) Par exemple t. Sot 13:3; m. Sot 9:15; t. Pes 1:27; cf. aussi y. Sot 9:13; b. Sot 48b; b. Erub 64 b; Lev R. 21:8; y. Shev 9:1; y. Sot 1:4; y. Shev 9:1. Voir E. Urbach: The Sages, Their concepts and Belles, trad. par. I. Abraham (Jérusalem (1975), I: 573-579; M. Hengel: Judaism and Hellenism; Sludies in their Encounter in Palestine during the Hellenistic Period, trad. par J. Bowden (Philadelphie, 1974), I: 135 et suiv.
(45) Cf. J. Zumstein: La condition du croyant dans l'Evangile selon Matthieu (OrBibOr) 16, Fribourg, 1977), p. 161 et suiv.
(46) Cf. W. Michaelis: Das Evangelium nach Matthaus (Zürich, 1949), I: 257; B. Viviano: Study as Worship; Aboth and the New Testament (SJLA 26, Leiden, 1978).
(47) W. Trilling: « Amt un Amtverstandnis bei Matthaus », in Mélanges bibliques en hommage au R.P. Béda Rigaux, éd. par A. Descamps et R.D.A. de Halleux (Gembloux, 1970), p. 34.
(48) Mt 17,1-8 // Mc 9, 1-7. Dans le récit de Marc, les vêtements de Jésus deviennent d'un blanc éblouissant (stil-hanta leuka 9, 3), tandis que chez Matthieu ils sont « blancs comme la lumière » (leuka hos to phos, 17, 2). Cf. Dn 8, 17-18; 10, 9-12; I Enoch 14,14 à 15,1; 4 Esd 7, 1; Et aussi Ez I, 28; Ap I, 17.
Cf. J. Gnilka: Das Matthausevangelium (Freiburg, 1988), 2, 97. Contra: R.H. Hiers: « Binding and loosing: The Matthean Authorizations », .1131. 104 (1985), 223-50. R.1-1. Hiers pense que ce verset se réfère au pouvoir d'exorcisme des disciples. Le contexte matthéen, qui est une mise en garde contre « l'enseignement des Pharisiens et des Sadducéens (16, 12), indique probablement que l'évangéliste met l'autorité de l'enseignement de Pierre en contraste avec le leur.
(49) E. Schweitzer: Das Evangelium nach Matthaus (NTD 2, Gottingen, 1973), p. 223; Gniika: op. cit., p. 65; Orton: op. cit., p. 237.
(50) M. Wilcox: « Peter and the Rock: a Fresh Look at Matthew 16: 17-19 », NTS 22 (1975-1976), p. 82. Josèphe décrit les Pharisiens comme ayant le pouvoir civil et légal d'alourdir ou de supprimer la punition d'un crime; cf. Orton: Op. cit.. p. 106.
(51) Par exemple m. Pes 4:5; 6:2; Er 5 4; r. Yeb 1:11; 4:6.
(52) C. Kahler: « Zur Form und Traditionsgeschichte von Mt XVI, 17-19 », NTS 23 (1976), p. 40.
(53) J.D. Kingsbury: « The composition and Christology of Matt. 28:16-20 », JBL 93 (1974), p. 80.
DISCUSSION APRES LA CONFERENCE DE CELIA DEUTSCH1. Au cours de la discussion, on chercha d'abord à clarifier le sens de l'expression: « Il enseignait avec autorité et non comme leurs scribes » (Mc 1,22). D'après le livre de E. Urbach: The Sages, il s'agit là d'une discussion technique: « Comme leurs scribes » signifie « en s'insérant dans la chaîne de la tradition transmise de maître en maître »; et cela remonte jusqu'à Esdras, et de Esdras d Moïse sur le Sinaï (cf. Pirkei Avot 1,1).
En matière de Halakha, les maîtres ne parlaient pas en leur nom, mais par contre, ils le faisaient en matière de Haggada.
« Parler avec autorité » est une expression rabbinique qui « parler par la bouche de Dieu », c'est-à-dire sans dépendre de la chaîne de la tradition, mais directement sous la motion de Dieu, comme Moïse et les prophètes. D'ailleurs les scribes et les sages ont reçu l'Esprit; ils sont présentés comme des prophètes dans la littérature apocalyptique, par les Amoraiin quand ils parlent des Tannaïm et par les savants juifs des siècles suivants. La finale de l'Evangile de Matthieu n'a rien d'extraordinaire: l'auteur reprend simplement une affirmation qui remonte à une tradition plus ancienne.
2. D'autres questions furent posées pour essayer de mieux comprendre quelles avaient été les relations de la communauté de Matthieu avec la communauté juive.
3. Une remarque intéressante fut faite concernant le but et la fonction de cet Evangile dans la communauté:
— Il débute par une référence à la Genèse (cf. Mt 1,1, le « livre des générations... »I aux toledot de la Genèse.
— Il se termine sur une montagne en Galilée, de même que le Deutéronome se termine sur une montagne de Moab (Dt 34). De plus, le texte de Mt 28,18 rappelle les dernières paroles du Tanakh en 2 Chroniques 36,23:
Dieu a donné tout
pouvoir à Cyrus
Tout pouvoir donné à Jésus qu'il monte (à Jérusalem) Allez dans toutes les
nations Dieu soit avec lui Je suis avec vous
Peut-on penser que cet Evangile ait été conçu comme un complément, un accomplissement de la Torah? Il ne s'agit pas de répéter les Torah, Neviim et Ketubim, mais ce livre est présenté comme une conclusion du Tanakh écrite pour la communauté de l'auteur (une clé d'interprétation).
4. Dans une discussion sur le sens du mot « accomplissement » on a expliqué que, en ce qui concerne la Torah, cela signifie:
— approfondir son sens par l'étude, la méditation, la discussion;
— observer ce qu'elle prescrit;
— Dieu jouant aussi son rôle.
« Accomplir la Torah » n'est donc pas seulement une affaire de Halakha. Pour Matthieu et pour d'autres auteurs d'Apocalypses, la notion de Torah comporte bien plus qe la Halakha (cf. Qumran, 4 Esdras 14), mais pour Matthieu 71e « faire » est sûrement ce qu'il y a de plus important.
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