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La prière
Abraham J. Heschel
La prière tient certainement une place importante dans le dialogue interreligieux: elle est appelée à soutenir, imprégner d'un certain climat chacune de nos initiatives; la prière personnelle d'abord, et la prière commune ensuite peut-être, lorsque nous serons parvenus à une certaine maturité dans le dialogue.
Comme le dit Abraham Heschel:
« La prière abat les murailles que nous avons élevées entre l'homme et l'homme, entre l'homme et Dieu ».
Ce qu'est la prière
Tout d'abord, mon sujet n'est pas la liturgie, le culte public, les rites publics, mais plutôt le culte privé, la prière en tant qu'entreprise de la personne individuelle, en tant qu'engagement personnel, acte intime, confidentiel.
Le culte public est un acte de très grande importance. Il tend cependant de nos jours à devenir un spectacle au cours duquel les fidèles demeurent passifs, spectateurs inertes. Mais la prière est une action: elle exige une totale mobilisation du coeur, de l'esprit et de l'âme. Quel sens a ma présence à un culte public si mon esprit et mon âme n'y participent pas? Un renouveau de la liturgie implique un renouveau de la prière.
Il existe en outre une maladie propre ou congénitale à la liturgie: Cette dernière, en tant qu'acte de prière, est un fruit, un épanchement de la vie intérieure. Même si son but est d'intensifier la vie qui l'engendre, ell a tendance à prendre une direction et un rythme qui lui sont propres, indépendants et détachés des forces vives qui ont suscité la prière. Au début, la liturgie est intimement liée à la vie qui la suscite; mais, dans son déroulement, elle tend obstinément à s'en séparer, et même à s'y opposer. Elle ne peut échapper à la rigidité, à l'isolement et à une certaine étanchéité. Elle tend à être éternelle, « transpersonnelle », une liturgie pour la liturgie. La présence personnelle est remplacée par une large assistance: au lieu d'instaurer un sanctuaire du temps dans le royaume de l'âme, la liturgie attire les masses populaires vers un sanctuaire dans le royaume de l'espace.
Je ne veux pas établir une dichotomie entre prière et liturgie; ce serait contraire à l'esprit de prière. Je préfère concentrer ma réflexion sur la prière en tant qu'affaire personnelle, acte d'extrême importance. Je soutiens la primauté de la prière dans notre vie intérieure. On peut juger de l'authenticité d'une théologie par la mesure dans laquelle celle-ci reflète et intensifie la puissance de la prière, la manière dont le culte est rendu à Dieu. Dans l'Antiquité et aussi au Moyen Age, quand manquaient les parchemins, on écrivait souvent de nouveaux textes sur des parchemins utilisés précédemment. On appelle ces parchemins des palimpsestes. Métaphoriquement, je suggère qu'une théologie authentique est un palimpseste: une pensée érudite, disciplinée, greffée sur la prière.
La prière est ou extrêmement urgente, extrêmement actuelle, ou alors absurde et inutile. Notre première tâche est d'essayer de comprendre pourquoi prier est une nécessité ontologique. Dieu se cache et l'homme le défie. A chaque instant Dieu crée et se cache. Prier, c'est le découvrir ou, du moins, empêcher qu'il ne se dissimule irréversiblement. Dieu se blottit dans le mystère, caché dans les profondeurs: « Des profondeurs, j'ai crié vers toi, Seigneur! » (Ps 130,1).
Dans ce monde désolé où règne l'opportunisme, nous ne sommes plus sensibles à la vérité, à la pureté du coeur; et c'est cette perte de sensibilité qui, par contrecoup, nous fait souffrir d'angoisse, une angoisse qui, convertie en prière pour la vérité, peut provoquer l'avènement de Dieu. L'angoisse extrême que nous éprouvons quand Dieu se cache est participation à l'angoisse rédemptrice de Dieu quand l'humanité se cache.
La prière, si elle n'est qu'épisodique, qu'un simple incident de parcours, ne permettra pas d'établir une demeure sur la terre de l'oubli. Elle doit imprégner la vie comme une atmosphère, et toutes les actions que nous accomplissons sont appelées à être comme des variations sur le thème de la prière: un acte de charité, un service rendu, la participation à une cérémonie, tout est prière sous forme d'actions. Une telle prière n'exige que peu, et même aucune extériorité, mais elle exige énormément d'intériorité ...
Briser le silence
La vie est un drame, et la religion est devenue une routine. L'âme aspire à s'élever, et la religion propose de répéter. L'honnêteté, la véracité, ne viennent pas d'elles-mêmes. La fraîcheur, la profondeur, sont à acquérir: il faut s'y appliquer continuellement. Etre modéré face à Dieu serait une profanation. Le but n'est pas de s'accommoder, mais de se transformer. Répondre par la médiocrité à l'immensité, à l'éternité, est une offense.
La tragédie de notre temps, c'est que nous avons perdu la dimension du sacré, que nous avons abandonné cette intimité dans laquelle la relation à Dieu peut être patiemment, honnêtement, continuellement entretenue. La vie intérieure personnelle est délaissée; et pourtant, l'âme ne reste jamais vide: elle est soit un vaisseau de la grâce, soit occupée par les démons.
Les êtres humains ont d'abord cherché à se comprendre en prenant conseil les uns des autres mais, de nos jours, on se comprend de moins en moins: un fossé s'est creusé entre les générations; il s'approfondira bientôt et deviendra un abîme. La seule passerelle, c'est de prier ensemble pour consulter Dieu avant de nous demander conseil mutuellement. La prière abat les murailles que nous avons élevées entre l'homme et l'homme, entre l'homme et Dieu.
Pendant des siècles, Jérusalem est demeurée en ruines: de l'antique gloire des rois David et Salomon il ne restait qu'un mur, un mur encore debout tandis que le Temple avait été détruit par les Romains. Pendant des siècles, les juifs se sont rendus en pèlerinage à Jérusalem pour épancher leur coeur devant le Mur des Pleurs.
Un mur se dresse entre l'homme et Dieu, et c'est devant lui qu'il nous faut prier, chercher une fissure, une crevasse par laquelle nos paroles puissent pénétrer et atteindre Dieu derrière le mur. En priant, nous aurons souvent à nous cogner la tête contre ce mur de pierre; mais le silence de Dieu ne dure pas à jamais. Alors que les humains s'emploient à dresser des écrans, à épaissir le mur, la prière peut réussir à les percer. Le tragique, c'est que beaucoup parmi nous ne savent même pas trouver le chemin qui conduit au mur. Notre génération présente un cas grave d'appesantissement, de manque de vision. Cela vient-il du fait que nous nous sommes intoxiqués nous-mêmes ou de ce que Dieu nous cache intentionnellement les lumières visibles?
La mémoire spirituelle de bien des gens est vide, le sens des mots est dilué, les stimulants ont perdu de leur force, l'inspiration est tarie. Est-ce à Dieu qu'il nous faut reprocher tout cela? Ne sont-ce pas les humains qui l'ont chassé de leur coeur et de leur esprit? Nos méthodes d'éducation religieuse ne représentent-elles pas un fiasco total?
Le « blackout » spirituel s'intensifie chaque jour. L'opportunisme prévaut, l'insensibilité gagne, le sens du sacré disparaît. Nous ne savons plus comment résister à la trivialité, comment dire « Non » en considération d'un « Oui » plus élevé. Nos racines se dégradent. Nous avons perdu le sens du sacré. C'est l'époque du "blackout" spirituel, de la fermeture à Dieu. Nous sommes entrés dans la nuit obscure non seulement de l'âme, mais aussi de la société. Il nous faut trouver les moyens de préserver la vérité solide et profonde de la théologie d'un Dieu vivant, au sein même de ce blackout. Car l'obscurité n'est ni finale ni complète. Notre force est d'abord de savoir attendre que l'obscurité finisse, que le mal soit vaincu, et notre force est aussi de pouvoir découvrir quelques étincelles et rayons de lumière épars, quelques instants pénétrés de la grâce et du rayonnement divins.
Nous sommes appelés à recueillir les étincelles, à préserver les quelques instants de rayonnement et à les conserver vivants dans nos existences, à braver l'absurdité et le désespoir, et à attendre que Dieu ordonne de nouveau: « Que la lumière soit! ».
Et la lumière sera.
Prier ensemble: un Midrash
Dans son beau livre: Racconti chassidici dei nostri tempi (éd. Carucci, Assise-Rome 1987), Aldo Sonnino raconte ce que voici (p. 81-82):
Un jour, dans une petite ville, aux temps où sévissait la violence la plus aveugle, les Nazis massacrèrent en un même lieu, à la même heure, cent juifs, cent catholiques et cent musulmans.
Chaque année à cette date, des représentants des trois religions se retrouvaient suries lieux du massacre pour commémorer l'événement. Le maire de la ville faisait un discours, et trois représentants religieux, aux trois extrémités du champ, priaient en suffrage pour les âmes des victimes. Le prêtre catholique priait selon son rite, puis le prêtre juif priait selon son rite, et enfin le prêtre musulman priait selon son rite.
Le sage et saint Rabbi Meir, qui sait tout ce qui se passe au ciel, raconte qu'un jour les 300 âmes des 300 victimes demandèrent à se présenter devant le Trône céleste. Leur prière ayant été entendue, ils s'adressèrent au Saint des saints en ces termes:
« Roi du monde, nous avons été victimes ensemble d'un même massacre, nous avons été victimes ensemble d'une unique violence et maintenant, ici, l'âme de chacun de nous se trouve étroitement unie à celle des autres. Si les humains veulent commémorer ce qui s'est passé en ce jour douloureux, nous désirons que soit dite pour nous une unique prière. Les divisions et les différents qui existent encore sur terre nous offensent et nous attristent.
* Abraham Joshua Heschel (1907-1972), rabbin juif conservateur, a été professeurde théologie morale et mystique au Jewish Theological Seminary of America. il a été sans doute l'un des plus grands philosophes et théologiens du judaïsme contemporain, et l'un des maîtres de la pensée spirituelle de notre temps.
Nous donnons ici la traduction du ler et du dernier paragraphe d'un article, paru dans Conservative Judaism Vol. XXV n. I, p. 1-2 et il, et intitulé: « On Prayer ».