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La croix: signe de l'amour de Dieu qui embrasse tout
Audrey Doetzel, NDS
Cet essai donne un bref aperçu des efforts et des développements faits pour la présentation chrétienne de la Passion et de la mort de Jésus depuis le concile Vatican II en Amérique du Nord. SIDIC exprime sa reconnaissance aux liturgistes et aux théologiens des Etats-Unis et du Canada qui ont aidé par leurs conseils à la préparation de cet article.
Chaque année durant le temps du Carême la puissance du symbole religieux se déploie aux yeux des chrétiens et des juifs. Un liturgiste juif américain réputé définit les symboles religieux comme «des mots, des gestes ou des objets qui désignent quelque chose au-delà d’eux-mêmes de telle sorte que les gens qui reconnaissent les symboles sont souvent, de façon irrationnelle, attirés ou repoussés par eux» (1)1. La croix, qui pour les chrétiens tient une place centrale, spécialement pendant la Semaine Sainte, a ce pouvoir depuis toujours.
«Notre histoire, reconnaît un théologien catholique, abonde en expressions de ce pouvoir sur nous: dans la peinture, la poésie, dans les processions et les Jeux de la Passion, dans des cantates et des hymnes, dans l’architecture et dans des études scientifiques, dans des liturgies et des dévotions. La croix ne nous parle pas seulement de Jésus, mais aussi de la manière de mener notre vie chrétienne. C’est un langage primaire par lequel nous manifestons notre attachement au Christ; mais malheureusement, nous en avons usé aussi pour parler avec haine ou justifier la violence» (2)2.Un rabbin très connu, voyant la croix sur une église voisine, se demande: «Pourquoi me dérange-t-elle? La sainteté du jour est troublée par cette image rappelant des souvenirs du passé... Je porte le poids de tout cela, même si je me sens religieusement en solidarité et si je suis continuellement en dialogue avec des chrétiens. La croix est là, elle est un défi pour ma paix intérieure!» (3)3
En 1965, le Concile Vatican II, en quelques mots clairs et brefs, a exhorté les catholiques romains à une prise de conscience et une compréhension nouvelles: «Ce qui a été commis durant Sa Passion (du Christ) ne peut pas être imputé indistinctement à tous les juifs vivant alors, ni aux juifs de notre temps (...). Le Christ dans son immense amour s’est soumis à sa Passion et à sa mort pour que tous les hommes obtiennent le salut. Le devoir de l’Eglise dans sa prédication est donc d’annoncer la croix du Christ comme le signe de l’amour universel de Dieu...» (Nostra Aetate, 4 ).
Depuis plus de trente ans, les chrétiens d’Amérique du Nord ont pris cette recommandation très au sérieux. John T. Pawlikowski, un théologien engagé depuis longtemps dans le dialogue est aujourd’hui convaincu qu’en dépit de ce que le Vendredi Saint représente dans l’histoire de la relation entre juifs et chrétiens, le message de sa liturgie peut devenir un message qui réconcilie et qui unit. Sa vision est pleine d’espoir, mais aussi réaliste. «Même si les pires excès antisémites liés à la Semaine Sainte sont maintenant dépassés, nous devons encore nous assurer qu’au Lundi de Pâques suivant, la théologie du lien entre juifs et chrétiens, affirmée à Vatican II, est non seulement entièrement sauvegardée, mais a été fortifiée. Notre peuple, après la célébration de la Semaine Sainte, a-t-il acquis un sens nouveau de notre relation au judaïsme et au peuple juif, ou bien les attitudes classiques ont-elles été confirmées une fois de plus?». Pawlikowski nous avertit que la réalisation de ce but exige un effort concerté qui va plus loin que quelques changements dans la terminologie ou dans quelques prières positives pour le peuple juif (4) 4.
Les défis dans la Liturgie
Des liturgistes catholiques romains d’Amérique du Nord, en lien avec la Commission internationale pour l’anglais dans la liturgie (ICEL), ont aidé à la préparation des éditions révisées du Sacramentaire et du Lectionnaire. Ces révisions en sont à l’étape finale avant l’approbation. Suivant les directives données par les Conférences nationales de leurs évêques, ces liturgistes ont prêté une grande attention dans leur travail aux soucis exprimés par la Conférence des évêques canadiens dans Les Récits de la Passion (CECC, 1987): «Dans la lecture ou dans la méditation du récit de la Passion, nous pouvons, sans le savoir et sans le vouloir, transmettre certaines impressions antisémites. Il est demandé à tous ceux qui prêchent la Parole de Dieu, ou qui la transmettent par écrit ou par oral, de veiller à ne pas transmettre des préjugés ou de fausses interprétations de l’Ecriture... Pour éviter tout ce qui pourrait engendrer des attitudes négatives envers les autres, il est recommandé que les récits de la Passion soient proclamés tels qu’ils figurent dans le Lectionnaire sans autre mise en scène. Ce qui concerne en particulier la foule ne doit par être dit par l’assistance; il ne doit pas y avoir de gestes, de drapeaux agités ou d’autres effets pendant la lecture du texte. On doit toujours éviter que la proclamation de l’Evangile ne devienne un jeu historique ou un Jeu de la Passion» (5)5.
Quelques liturgistes qui ont revu le travail de révision sont conscients qu’il faut s’attendre à peu de changements dans la liturgie de la Semaine Sainte, malgré la possibilité donnée d’un choix de textes ou d’avoir enlevé les Impropères. Ils continuent cependant à exprimer leur souci à propos de la prière pour le juifs dans la grande Prière d’intercession qui conclut la liturgie de la Parole du Vendredi Saint. Bien que beaucoup améliorée par le changement radical demandé par Jean XXIII, l’actuelle intention de prière pour le peuple juif, afin qu’il «croisse dans la fidélité à l’alliance» et qu’il «puisse arriver à la plénitude de la Rédemption» continue de faire problème. L’ancienne théologie y a été écartée, mais comme ses restes imprègnent encore la mentalité de la majorité des fidèles, cette prière est encore trop facilement interprétée d’une manière antijuive.
Le texte canadien Récits de la Passion traite aussi de l’usage des Impropères: «Dans ce chant du Moyen Age, le Christ s’adresse à l’assemblée des chrétiens avec des mots des Ecritures hébraïques de telle sorte, qu’en se méprenant, on pourrait croire qu’ils sont dirigés contre le peuple juif. Beaucoup de communautés choisissent d’omettre ce texte à option dans le culte, pour sauvegarder de meilleures relations dans le présent comme dans le futur» (6)6. Reprenant l’usage d’une formule ancienne de ‘rupture de procès d’alliance’ les Impropères sont un dialogue où Dieu par la parole des prophètes se plaint de l’ingratitude de son peuple. Il y montre le contraste entre les grands événements et thèmes liés à l’Exode et le traitement infligé par le peuple à son Sauveur et Dieu. En 1977 déjà, le Père Frizzell avait demandé avec urgence que les Impropères, s’ils étaient utilisés, soient présentés avec grand soin. Il écrivait: «Comme l’Eglise a perdu la conscience de ses racines sémites, la tradition biblique des fautes d’Israël est exploitée pour souligner la différence entre la communauté juive et l’Eglise. Le message de Jésus (Jn 12, 47-50) qui demande à chaque personne de répondre pour elle-même à la Parole de Dieu est quelquefois oublié. En entendant le déroulement de l’histoire sainte (comme dans le psaume 106), chaque personne doit se reconnaître elle-même dans le rappel typologique du passé (cf. 1 Cor. 10, 1-12). Le refrain en rend évidentes les applications: ‘Dieu Saint, Dieu Fort, Dieu Immortel, prends pitié de nous.’ Les Impropères ne sont pas une partie centrale de la liturgie du Vendredi Saint et peuvent être remplacés par d’autres chants. Un autre moyen serait de les introduire en soulignant que nous associons nos fautes et celles de notre génération aux fautes des générations passées, à la fois celles de l’Eglise et celles de l’ancien Israël» (7)7.
Les liturgistes, conscients de la complexité et des problèmes inhérents aux textes bibliques du Carême, s’inspirent de plus en plus des études des savants, qui soulignent le respect dû à la nature des écrits sacrés, et qui émettent des réserves au sujet du remplacement des passages offensants. Raymond E. Brown dit: «Enlever des passages offensants est un procédé dangereux qui autorise ceux qui écoutent des versions expurgées d’accepter n’importe quoi dans la Bible, sans réfléchir. Des récits ‘améliorés’ par des coupures continuent d’entretenir l’erreur que ce que l’on entend dans la Bible doit toujours être imité puisque ‘révélé’ par Dieu, et que tout point de vue d’un auteur sacré est infaillible... (Une) solution plus vraie est de continuer à lire les récits de la Passion durant la Semaine Sainte sans y apporter les coupures que nous trouverions sages de faire, mais les ayant lus, prêcher avec vigueur qu’une telle hostilité entre chrétiens et juifs est contraire à notre compréhension fondamentale du christianisme et ne peut plus être acceptée. Tôt ou tard, les fidèles devront s’affronter aux limites imposées aux Ecritures par les circonstances dans lesquelles elles ont été écrites. Il faudra les amener à voir que certaines attitudes trouvées dans l’Ecriture, explicables par les époques d’où elles proviennent, peuvent être fausses si elles sont reproduites aujourd’hui. Il faut qu’ils se confrontent au fait que la Révélation de Dieu s’inscrit dans un langage humain. Les assemblées qui écoutent la proclamation de la Passion durant le Semaine Sainte, ne le reconnaîtront que lorsque cela leur sera montré clairement. Inclure les passages qui ont un impact antijuif sans les commenter est une proclamation irresponsable qui empêchera de comprendre la mort de notre Seigneur avec une foi adulte» (8)8.
Des ressources en nombre croissant sont accessibles à des prédicateurs consciencieux et à des liturgistes qui veulent se documenter sur les sujets complexes rencontrés dans les lectures du Carême. Ceux qui demandent une attention spéciale sont: a) le premier siècle de notre ère dans le monde palestinien gouverné par la loi romaine; b) la relation entre l’Eglise primitive et la Synagogue; c) les thèmes apologétiques qui colorent les Evangiles; d) la lutte de l’Eglise primitive pour avoir un statut social, économique et politique. Les extraits suivants du livre de Philip A. Cunningham, Proclaiming Shalom: Lectionnary Introductions to Foster Catholic and Jewish Relationship (Proclamant le shalom: Introductions au Lectionnaire en vue de promouvoir les relations entre catholiques et juifs) (9)9 montrent comment certains points problématiques peuvent être traités brièvement mais avec efficacité:
Luc 22, 14 -23, 56 - «En écoutant ce récit, il faut nous rappeler que l’une des intentions de Luc en écrivant son Evangile était d’assurer aux Romains que les chrétiens étaient des gens paisibles, obéissant à la loi et qui méritent une reconnaissance légale. Que le fondateur du christianisme ait été crucifié par un préfet romain embarrasse Luc. C’est pourquoi il souligne l’innocence de Jésus, en le répétant, et il tend à déplacer la responsabilité de la mort de Jésus sur des personnalités juives» (10)10.
Matthieu 26, 14 - 27, 66 -« A cause des disputes avec les synagogues de son temps, Matthieu rend coupable une foule juive du sang versé dans la mort de Jésus. Nous devons être prudents pour ne pas laisser la polémique de Matthieu nous tenter par de fausses conclusions concernant les causes de la crucifixion. Jésus est mort à cause des fautes de toute l’humanité... Pour apprécier plus pleinement le récit, nous devons comparer la fidélité de Jésus envers Dieu avec notre manque de fidélité. Notre manque à promouvoir le règne de Dieu de manière adéquate signifie que Jésus est encore crucifié dans la chair des peuples victimes de l’oppression en ce vingtième siècle» (11)11.
John T. Townsend, épiscopalien, professeur de Nouveau Testament et membre du groupe chrétien d’études sur le judaïsme et le peuple juif, est d’accord avec Brown que l’Ecriture ne doit être ni expurgée ni révisée. Il reconnaît aussi que la lecture de certains passages du Nouveau Testament à une assemblée qui accepte l’Ecriture sans esprit critique perpétue souvent des vues tordues sur les juifs et le judaïsme. Pour aider à résoudre ce dilemme, il a écrit une interprétation liturgique de la Passion sous une forme de récit en général fidèle à l’Ecriture, mais qui ne reproduit pas la version d’un évangile particulier. Il utilise les récits de Matthieu et de Marc comme base, retenant les qualités rhétoriques de Matthieu, et omettant certains passages qui paraissent se contredire ou qui sont regardés communément comme problématiques à cause de la nature de la rédaction d’un évangéliste. Dans son œuvre, Townsend renoue avec la pratique d’un précédent historique: «(Il) est de tradition de réciter l’histoire de la dernière Cène, dans une version qui ne suit aucun récit biblique. (Les) histoires de la Passion et de l’Exode apparaissent dans l’Exultet... mais la formulation n’est pas biblique... Une telle lecture liturgique ne doit être en aucune façon une reconstruction factuelle, historique... (Une) reconstruction historique de ce qui est arrivé est impossible» (12)12. L’essai liturgique de Townsend a été utilisé comme une alternative au récit de la Passion, soit pour être lu en entier, soit en partie, ou pour servir de base à un commentaire homilétique. Le récit liturgique interprété est présenté avec des introductions documentées et des notes qui en font une riche ressource pour l’enseignement durant le Carême. Pour permettre une lecture en choeurs, Gabe Huck des Liturgical Training Publications a composé pour ce Récit un arrangement dramatique avec une partition musicale simple.
Les problèmes rencontrés dans les lectures de la Semaine Sainte se retrouvent dans le temps pascal à travers les premiers chapitres des Actes des Apôtres lus depuis le matin du dimanche de Pâques jusqu’à la Pentecôte. Si certains passages ne sont pas accompagnés d’une prédication et d’une catéchèse efficaces, ils peuvent être trop facilement entendus comme l’affirmation d’une culpabilité collective du peuple juif. De brèves explications comme celles fournies par Philip Cunningham peuvent à nouveau aider à conjurer le danger. Ainsi:
Actes 10, 34, 37, 43 - « Pierre proclame à ses frères juifs que Dieu a ressuscité Jésus d’entre les morts. Bien qu’exécuté par les Romains, Jésus apportera justice et pardon». Actes 3, 13-15, 17-19 - « Pierre, le disciple qui a renié Jésus par trois fois, supplie le peuple de Jérusalem de se repentir de quelque part qu’il ait joué dans la mort innocente de Jésus. Il déclare que les souffrances du Messie libèrent le pouvoir salvifique et sans limites de Dieu pour le pardon des péchés du peuple. Actes 4, 8-12 - « Pierre déclare qu’en prononçant le nom de Jésus, on invoque le pouvoir de guérison et de salut de Dieu. Tous ceux qui ont rejeté Jésus, à commencer par Pierre lui-même, doivent être guéris dans le Christ pour pouvoir guérir d’autres» (13)13.
En 1987, à Baltimore MD, une association de laïcs et de clercs a fondé l’Institut d’Etudes chrétiennes et juives (ICJS). Cet Institut offre des programmes d’études sur les différences et les incompréhensions entre les traditions juives et chrétiennes. En 1994, des prêtres de la région de Baltimore ont demandé à l’Institut une aide pour les passages bibliques qu’ils trouvaient difficiles à prêcher. En réponse, l’ICJS a organisé un colloque pour la prédication afin d’aider à préparer les paroisses chrétiennes au Carême et à la Semaine Sainte. Des prêtres, des ministres, des assistants pastoraux, des éducateurs religieux, ensemble avec des rabbins locaux, ont discuté sur les lectures du Lectionnaire; ils ont reçu un enseignement documenté d’un point de vue juif et d’un point de vue chrétien, et ils ont composé des modèles de méditations. L’ICJS propose maintenant des colloques pour la prédication deux fois par an, avant le temps du Carême et de Pâques, et avant le temps de l’Avent.
Le besoin d’une vraie formation
Le succès des colloques pour la prédication de l’ICJS montre le besoin d’une plus grande formation à la liturgie et à la prédication de la Semaine Sainte dans les séminaires. Conscient de cela, le Dr Eugene Fisher a inclu dans son livre: Seminary Education and Christian-Jewish Relations: A Curriculum and Ressource Handbook (Formation dans les séminaires et relations judéo-chrétiennes, manuel pour un programme d’études et de ressources) (14)14 deux parties intitulées Responsabilité de la mort de Jésus et Semaine Sainte. Il indique qu’un simple enseignement de quelques faits et détails ne saurait assurer leur intégration dans les célébrations liturgiques et les homélies. En traitant de façon approfondie les sujets suivants - Perspectives de base, Enseignement de l’Eglise aujourd’hui, Attitudes et compréhensions, Formation spirituelle, Formation pastorale, Présentation des juifs dans la formation théologique - Fisher montre que cette connaissance et cette compréhension doivent imprégner toute la formation académique et personnelle des responsables de la prédication et de la liturgie.
Une approche semblable à celle de Fisher est nécessaire pour former les éducateurs religieux et les catéchètes. La majorité des études de manuels religieux catholiques américains, en ce qui regarde le portrait des juifs et du judaïsme, datent d’avant Vatican II et Nostra Aetate. Déjà en 1961, l’étude de Sr Rose Thering a mis en lumière la catégorie des «juifs responsables de la mort de Jésus» comme l’un des trois points majeurs qui font souci. La recherche du Dr Eugene Fisher en 1976 a montré que les documents religieux éducatifs catholiques américains étaient nettement plus positifs envers les juifs et le judaïsme qu’avant Vatican II, mais que des points négatifs se trouvaient encore dans les textes de l’enseignement primaire pour la période du Nouveau Testament et spécialement pour le thème de la crucifixion. Les textes de l’enseignement secondaire se sont révélés positifs, mais négatifs dans ces mêmes catégories. Devant ces résultats, le Dr Fisher a exprimé quatre mises en garde si l’on veut éviter absolument de perpétuer l’hostilité envers les juifs et le judaïsme. «Ne pas traiter de façon juste les polémiques du Nouveau Testament perpétue l’accusation de déicide» fut sa deuxième mise en garde (15)15.
Dans l’étude la plus récente des manuels achevée en 1992, Philip A. Cunningham a utilisé les critères suivants pour déterminer comment la Passion est traitée dans les collections des livres catholiques du primaire et du secondaire: 1. Est-il clairement dit que: ‘ce qui a été commis durant sa Passion ne peut être imputé ni indistinctement à tous les juifs vivant alors, ni aux juifs de notre temps’ (Nostra Aetate, 4)? ou bien y a-t-il des traces explicites ou implicites qui blâment «les juifs» pour la mort de Jésus? 2. Les complexités historiques et exégétiques des récits de la Passion sont-elles évidentes, spécialement dans les livres du maître? ou bien les textes bibliques sont-ils employés d’une manière facile, non critique de sorte que la polémique se continue? 3. Le rôle des Romains dans la crucifixion est-il clarifié en mentionnant que la crucifixion était un usage romain? que le Grand Prêtre était nommé par Pilate? que Pilate est connu comme un homme indécis? ou bien tout cela est-il minimisé parce que cela n’est pas dit? ou que Pilate est montré déterminé à sauver Jésus? 4. Voit-on que dans le Nouveau Testament les Pharisiens ne sont pas impliqués dans l’arrestation, le procès, ou la mort de Jésus? ou bien est-il dit ou sous-entendu qu’ils le furent? 5. La culpabilité de la crucifixion est-elle attribuée à qui elle doit l’être théologiquement: à toute l’humanité, ou bien les «chefs des juifs» sont-ils en réalité rendus responsables dans les descriptions concrètes de la Passion? (16)16
L’étude des collections du primaire révèle que le traitement de la Passion est encore négatif, bien que depuis 1976 on constate des améliorations dans chaque période et dans chaque catégorie. L’étude des collections du secondaire révèle que, s’il y a relativement peu de changements depuis celle de 1976, la catégorie de la crucifixion est en nette aggravation. Cela est dû principalement au fait que les caricatures et/ou les polémiques du Nouveau Testament sont répétées sans aucune réflexion.
Les deux collections ensemble, celle du primaire et celle du secondaire, atteignent dans la catégorie de la période du Nouveau Testament un niveau très bas, plus bas encore que celui constaté en 1976. Cunningham identifie un des défauts qui recouvre tout: «La pratique habituelle de citer ou de reproduire les passages polémiques du Nouveau Testament sans une explication suffisante sinon aucune de ces versets». Actes 2, 23, où Pierre accuse à la manière des prophètes les Israélites d’avoir tué Jésus par l’intermédiaire des Romains, est l’exemple d’un des passages les plus utilisés ainsi. Alors que les deux collections ont cité Nostra Aetate qui dénie toute responsabilité aux juifs, ils ne travaillent pas sérieusement pour l’éviter (17)17.
Cunningham a inclus le Catéchisme de l’Eglise catholique à la fin de son livre. Bien qu’il contienne des affirmations telles que: «les juifs en tant que peuple ne peuvent pas être tenus pour responsables de la mort de Jésus», le Catéchisme accepte des significations négatives dans son emploi du Nouveau Testament et de son traitement de la crucifixion. S’appuyant sur les théologies basées sur la pensée patristique il encourage les références négatives aux Hébreux/juifs. Bien qu’il affirme que les Evangiles se sont développés en trois étapes, il ne distingue pas les disputes durant le ministère de Jésus de celles qui ont eu lieu entre l’Eglise primitive et les synagogues des dizaines d’années plus tard - différence qui est soulignée dans les Notes du Vatican de 1985 (18)18.
En conclusion de son étude, Cunningham insiste sur la nécessité pour les enseignants d’avoir des connaissances bibliques critiques pour pouvoir les appliquer à des sujets aussi sensibles, et historiquement complexes, que les événements qui ont conduit à l’exécution de Jésus. Il souligne l’importance de former à la fois les enseignants et les étudiants pour les rendre capables de dominer les passages polémiques du Nouveau Testament qu’ils vont rencontrer dans les lectures liturgiques: « Sans une formation appropriée au contexte social des livres du Nouveau Testament, l’antijudaïsme va continuer à être véhiculé dans la liturgie chrétienne, aussi excellents que les manuels puissent être par ailleurs. Il note que le cadre patristique antijuif a disparu des manuels. Ce qui reste à faire, c’est ce qui concerne l’origine de la polémique dans le Nouveau Testament (19)19.
Les oeuvres d’art
Alors que les manuels religieux peuvent être revus et révisés, les oeuvres d’art populaires doivent être traitées de façon différente. Christopher M. Leighton, commentant cela, a écrit en 1991: «Des critiques d’art ont dit que même les plus grands chefs-d’œuvre d’art doivent être censurés ou limités dans leur usage s’ils donnent lieu à des incompréhensions.» Il s’exprimait dans le contexte d’un symposium de l’ICJS, organisé avec la Société d’art choral de Baltimore pour étudier la relation entre l’art et l’intolérance. Pour cerner le sujet, le symposium avait pris pour exemple le Passion selon saint Matthieu de Bach. « Chaque création humaine peut seulement être comprise et appréciée si elle est replacée dans son contexte historique, théologique et esthétique. L’exécution du chef-d’œuvre de Bach permet à notre communauté de réfléchir à des questions sérieuses par une variétés d’approches différentes. Quel critère allons-nous appliquer pour juger nos plus saintes traditions, pour évaluer nos créations les plus précieuses? Pouvons-nous nous former nous-mêmes pour être immunisés contre ces distortions qui nous infectent , qui sont toujours vivaces et qui réagissent au pouvoir de l’œuvre? Comment pouvons nous respecter les droits de la religion et ceux de l’art, quand la balance est en équilibre instable?» (20)20.
En lien avec ce projet, Eugene J. Fisher a écrit un Commentaire sur le texte pour le programme distribué lors de la représentation de la Passion selon saint Matthieu de Bach en 1991, à Baltimore. L’introduction au commentaire donne des informations sur: les récits de la Passion, leur composition, et leur interprétation, la tradition de la mise en scène de la Passion, la nature des ‘pointes polémiques’ utilisées par les évangélistes. Le commentaire lui-même consiste en quelques courtes remarques expliquant l’exécution de chacun des dix-sept «scénarios» (21)21. Cette approche dont l’initiative revient à l’ICJS, est en train de devenir un modèle pour d’autres centres dans le pays.
Des films et des vidéos sur la vie du Christ, visionnés fréquemment dans les classes et dans les familles, sont l’objet d’un soin particulier. Un projet actuellement en cours de réalisation à New-York a pour but de transformer ces échanges entre élèves et enseignants, qui ne sont pas sans problèmes, en des occasions d’apprendre constructives. Un groupe de dialogue judéo-chrétien étudie des films et des vidéos populaires sur la vie de Jésus, y compris le film à succès de Zeffirelli, Jésus de Nazareth. On y fait spécialement attention à la Passion et à la mort de Jésus, pour composer un guide pour l’étude que les enseignants pourront utiliser avant de montrer ces films et ces vidéos en classe.
Les Jeux de la Passion en Amérique
Ces représentations dramatiques de la mort du Christ dans le genre des Jeux de la Passion qui ont vu le jour au 13e s. dans l’Europe médiévale, continuent à exercer leur influence chaque année sur les communautés américaines. Alors que le Passionsspiel d’Oberammergau l’exerce en y attirant un large public d’Amérique du Nord, il a aussi imprimé sa marque sur les Jeux de la Passion représentés à travers les Etats-Unis - quelques-uns sont joués par des communautés croyantes locales, d’autres sont des productions purement commerciales. Les plus connus de ces Jeux sont: le Jeu de la Passion du Park City Theatre à Union City, dans le New Jersey; le Jeu de la Passion à Black Hill dans le Dakota du Sud, et en Floride; le Jeu de la Passion à Val Balfour en Virginie; le Grand Jeu de la Passion dans l’Arkansas; le Jeu de la Passion à Word of Life dans l’Etat de New-York; le Jeu de la Passion à Fall City dans l’Etat de Washington.
Ces «liturgies dramatiques» sont capables de mettre en scène d’une manière unique la lutte entre le mal et le bien dans la vie humaine. Le public, qui y fait une expérience spirituelle et religieuse par procuration, y apporte une vénération qui le rend vulnérable à des préjugés subconscients. A cause de cela, des chrétiens et des juifs ont été très attentifs à ces représentations durant les trente dernières années.
La critique et la révision des Jeux de la Passion est sans doute l’un des fruits les plus tangibles du dialogue efficace et soutenu entre juifs et chrétiens en Amérique du Nord. En février 1968, le Bureau du Secrétariat pour les relations judéo-chrétiennes de la Conférence nationale des évêques catholiques, voulant mettre en accord l’enseignement de l’Eglise et les développements dans les sciences contemporaines, a publié une déclaration à propos des Jeux de la Passion. Elle a été mise à jour et complétée en 1974 et en 1984. Dans sa forme la plus récente elle date de 1988, sous le titre: Critères pour évaluer les mises en scènes de la Passion (22)22.
Dès le début des années 70, la communauté juive américaine, surtout grâce aux efforts des rabbins Marc H. Tanenbaum et James Rudin de l’American Jewish Committee (AJC) et du rabbin Leon Klenicki de l’Anti-Defamation League du B’nai Brith (ADL), a surveillé et critiqué largement le Jeu d’Oberammergau, faisant pression pour une révision continue. Pour préparer les spectateurs à la représentation d’Oberammergau en 1990, le Dr Leonard Swidler de Temple University, assisté du Dr Elliot Wright du Conseil national des chrétiens et des juifs, et ayant consulté l’ADL et l’AJC, a préparé une série de directives: Pas de place à la haine; un guide du spectateur chrétien pour Oberammergau ou autres Jeux de la Passion. L’introduction y exprime l’espoir que Oberammergau ayant beaucoup influencé les autres Jeux de la Passion, ce village de Bavière aidera aussi d’autres Jeux à envisager un avenir meilleur (23)23.
Le conseil judéo-catholique de Rockaway NY, fondé par le Père John Kelly SM, a envoyé des représentants de son groupe de dialogue pour faire une critique de plusieurs Jeux de la Passion, y compris les productions de Park Theatre et de Black Hill. Dans les discussions qui ont suivi la représentation de Park Theatre, le Père Kevin Ashe, producteur actuel et directeur exécutif de ce Jeu, a réalisé que les juifs et les catholiques de ce groupe avaient vu deux Jeux très différents. Il a pu se rendre compte à quel point le spectacle était marqué par des stéréotypes religieux et de mauvaises compréhensions historiques. Conscient que l’art est un moyen efficace pour transmettre le spirituel, et un instrument puissant pour une formation positive, il a commencé à repenser fondamentalement un Jeu qui a fait la fierté de la paroisse catholique de la Sainte Famille depuis 1915. Connu comme l’Oberammergau de l’Amérique, c’est le plus ancien Jeu de la Passion en Amérique du Nord.
Pour accorder le Jeu de Park Theatre avec l’enseignement de Vatican II, le Père Ashe a soumis son texte à la révision critique de divers savants et experts. Il s’agit de savants qui ont étudié les Jeux de la Passion et qui ont publié leurs études (e. g., Dr Eugene Fisher, Prof. Leonard Swidler, et le Père John Kelly) aussi bien que de consultants juifs de l’ADL et du AJC. L’auteur de la version actuelle du Jeu de la Passion, le directeur et les membres de la troupe, ont été engagés directement dans le processus de consultation. La révision- qui dure toujours- concerne le texte, la mise en scène, les costumes, la chorégraphie, la musique, les lumières, les symboles, les intonations de voix, tout ce qui a un impact plus fort que n’importe quel message transmis par des mots.
Le Père Ashe a dit qu’il espérait que les groupes de dialogue judéo-chrétien verraient le Jeu de la Passion comme une forme d’éducation des adultes qui puisse aider à comprendre le Carême comme un temps de salut: «Repenser et re-écrire ce drame a été pour tous ceux qui y ont été impliqués un voyage de formation, et j’espère qu’il en aura été de même pour nos publics. Nous ne devons pas être liés par les fautes du passé. Nous pouvons être vrais avec l’histoire et en même temps porter attention au combat terrible et toujours présent entre le bien et le mal» (24)24.
Le Père John Pawlikowski exprime un espoir similaire quand il déclare que les chrétiens, en acquérant une compréhension plus juste de CE QUI a crucifié Jésus, réaliseront que sa mort ne peut jamais être comprise seulement comme une affirmation théologique du salut. Quand les circonstances concrètes, exploitées politiquement, qui ont mené Jésus au Calvaire sont comprises, sa mort devient le symbole des souffrances non seulement de toute l’humanité, mais en particulier des souffrances que les juifs, ses frères et sœurs qui ont partagé avec lui la solidarité dans la dignité humaine, ont enduré dans la Palestine occupée (cf. John Pawlikowski, op.cit.: 103-104).
De ce bref passage en revue de récents développements en Amérique du Nord, il ressort que la
croix, le symbole qui dans le passé a été la cause la plus profonde de division entre juifs et chrétiens, sert maintenant à les rassembler dans une recherche commune de vérité. Cette responsabilité partagée pour l’intégrité et la dignité humaine est en effet un signe de l’amour de Dieu qui embrasse tout.
Notes* Audrey Doetzel, NDS travaille dans les relations juifs-
chrétiens par l’intermédiaire de ‘Relation and Encounter’ à Brooklyn, New York. Elle est responsable de l’édition anglaise de SIDIC. (Ce texte est traduit de l’anglais).
1. Lawrence A. Hoffman, Religious Symbols: Stumbling
Blocks or Stepping Stones to Dialogue? dans Mary Christine Athans, éd., Proceedings of the Center for Jewish-Christian Learning 1993 Lecture Series (St Paul: University of St. Thomas, 1993): 11.
2. Mary C. Boys, SNJM, Jesus through the Ages: Perspec-
tives from the Cross dans Mary Athans, éd., Proceedings of the Center for Jewish-Christian Learning 1995 Lecture Series (St. Paul: University of St. Thomas, 1995, ) 13.
3. Leon Klenicki, A propos du christianisme: vers un pro-
cessus de guérison spirituelle et historique dans SIDIC vol XXIV, nos 2-3, 1991): 26.
4. John T. Pawlikowski, Christian Jewish Bonding and the Liturgy of the Holy Week dans New Theology Review, vol. 10, No 1, Fév. 1997: 100-101.
5. Passion Narratives, Conférence canadienne des évêques catholiques, 1987, Nos 1, 2.
6. ibid., 3.
7. Lawrence Frizzell, The Reproaches on Good Friday,
Manuscrit non publié, 1977; 1-4.
8. Raymond E. Brown, A crucified Christ in Holy Week:
Essays on the Four Gospel Passion Narratives (Collegeville, Minnesota: The Liturgical Press, 1986):15-16. Aussi par Brown: «The death of Jesus and Anti-Semitism: Seeking Interfaith Understanding» dans Catholic Update, St. Anthony Messagers Press, Mars, 1997.
9. Philip A. Cunningham, Proclaimings Shalom: Lection-
nary Introductions to Foster Catholic and Jewish Relationship (Collegeville, Minnesota: The Liturgical Press, 1995).
10. bid., 47.
11. ibid., 47.
12. John T. Townsend, A Liturgical Interpretation in Nar-
rative Form of the Passion of Jesus Christ (With a Dramatic Arrangement for Congregational Use) New York: The National Conference of Christians and Jews, Inc., 1985: Introduction à la première édition.
13. Cunningham, op. cit.: 53, 56, 58.
14. Eugene J. Fisher, Seminary Education and Christian-
Jewish Relations: A Curriculum and Ressource Handbook, Washington, DC: The National Catholic Educational Association, Seminary Department, en coopération avec The Secretariat for Catholic-Jewish Relations, CECC, et The American Jewish Committee, 1983, 1988.
15. Eugene J. Fisher, Research on Christian Teaching Con-
cerning Jews and Judaism: Past Research and Present Needs dans Journal of Ecumenical Studies 21/3, Eté, 1984; 425-430.
16. Philip A. Cunningham, Education for Shalom: Religion
Textbooks and the Enhancement of Catholic and Jewish Relationship (Collegeville, Minnesota: The Liturgical Press, 1991): 90-91.
17. ibid., 106-116.
18. ibid., 138-148.
19. ibid., 122.
20. Christopher M. Leighton, Religious Intolerance and the
Arts: Bach Under the Microscope- Bach’s Passion of St. Matthew (http/www.icjs.org, 1997).
21. Une copie de ce Commentary on the Text (Copyright,
1991) peut s’obtenir chez: Dr. Eugene Fisher, Secretariat for Ecumenical and Interreligious Affairs, National Conference of Catholic Bishops, 3211 4th St., N.E., Washington, DC 20017-1194.
22. La déclaration de 1988, Critères d’évaluation des mises en scène de la Passion est publiée dans ce numéro de SIDIC.
23. Leonard Swidler, No Place For Hate: A Christian Viewer’s Guide to Oberammergau and Other Passion Plays. Distribué par NCCJ, 71 Fifth Avenue, New York, New York 10003.
24. Ces détails au sujet des révisions du Jeu de la Passion sont basés sur 1) deux entretiens à la radio du Père Kevin Ashe avec le Père Lawrence Frizzell sur le programme WSOU, The Kinship of Catholics and Jews, sponsorisé par l’Institute of Judeo-Christian Studies, Seton Hall University; 2) une présentation à New York City par le Père Kevin Ashe, le 21 mai 1997, à la conférence interreligieuse Passion Plays: Problems and Possibilities co-sponsorisée par l’American Jewish Committee et le Park Performing Arts Center à Union City.